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Inde, Jarkhand. Enfants dans les mines. L’or du mica

publié le 11/11/2022 | par Jean-Paul Mari

Dans les mines du Jarkhand en Inde, des gosses s’empoisonnent en ramassant pour un salaire de misère des paillettes de ce mica qui fournit nos téléphones portables et les rouges à lèvres de luxe des grandes marques. 

C’est l’histoire d’un rêve et d’un cauchemar. Le rêve, c’est l’or du mica, un minerai précieux qu’on trouve à fleur de sol, une roche feuilletée qui brille de tous les feux du ciel. Le cauchemar, c’est celui de Rangit, 14 ans, visage cuivré et regard tourmenté. Chaque nuit, il se voit ramper dans la mine, sa barre à mine à la main : « Je suis en train de creuser. Tout risque de s’effondrer, mais je n’ai pas le droit de m’arrêter. Alors je creuse, je creuse. Soudain… » Et Rangit se réveille, en sueur, oppressé, bouche ouverte, avec le poids de la mine sur sa poitrine.

Il travaillait dans un gisement comme celui-ci, dans la banlieue de Koderma, une ville du nord-est du Jarkhand, à une journée de voyage de Calcutta ou de Delhi, trou noir d’une Inde dite « émergente » où on croise encore au bord de la route des hommes réduits à l’état d’animal de trait.

Au centre de l’ocre des champs, une grande mare d’eau sombre a noyé la porte d’entrée de l’ancienne mine de mica. Le filon épuisé, l’exploitation a cessé. Ne restent que les hautes cheminées d’une usine qui crache une fumée noire de charbon, équipement vieux de vingt ans et qui paraît un siècle. On avance dans un décor de terre sale, de ferraille, de poussière grise et de brique crue, crassier industriel à l’air libre où ne subsistent que des palmiers rebelles et des banians étiques.

Soudain, derrière la colline, la terre étincelle, comme un grand miroir brisé éparpillé sur le sol. Mille petits feux, éclats d’une scorie diamantée, débris de mica qui collent aux chaussures et auréolent les semelles d’une poussière d’étoiles. Devant nous, la mine sauvage de Koderma. On s’agenouille pour toucher les feuilles disposées en couches, douces au toucher, qui laissent sur les doigts d’infinies particules entre or et argent.

Dans le gruyère de la colline transformée en termitière humaine, des femmes et des enfants travaillent, gamines à la tête enroulée dans un sari vert, rouge ou jaune éclatant, la peau déjà brûlée, un petit anneau doré dans la narine et des bracelets de plastique aux chevilles comme une coquetterie bon marché. À côté d’elles, leur nécessaire, un panier en osier pour ramasser la terre, une hachette pour briser les blocs, une bouteille d’eau pour la soif, c’est tout. Assises à même le sol, elles effritent la terre de leurs deux mains, séparant les déchets et les paillettes de mica.

Ici, les garçons commencent à manier la barre à mine dès quatre ans et les fillettes ont moins de douze ans. Elles sont là tous les jours, sauf le dimanche, de neuf heures du matin jusqu’à la tombée du jour. Trois cents jours par an, sous la pluie ou le feu du soleil, les gamines récoltent le minerai poussiéreux, creusent, souffrent, transpirent et  s’interpellent en plaisantant, petites souris de la terre qui ont l’air de jouer et tuent leur jeunesse en riant aux éclats.

Gulbi Devi est une grand-mère qui nourrit six petits-enfants et travaillait déjà à la mine avant même de connaître son mari, un maçon emporté cinq ans plus tôt par une mystérieuse maladie. La famille réussit à récolter 5 à 8 kg de paillettes de mica par jour que des « hommes venus de loin » lui achètent à deux trois roupies le kg, moins de dix centimes d’euros. Gulbi ne connaît pas son âge et vit dans une hutte de boue et de pierres, au toit recouvert d’une bâche en plastique, sans électricité et sans eau courante.

Au menu immuable de la famille, riz le matin, galette de blé le soir avec, une pincée de lentilles et de légumes, jamais de fruits. Un simple sari coûte 250 roupies, l’équivalent de cent kilos de paillettes de mica. Au village, les hommes ne sont pas très utiles, abrutis par un mauvais alcool de palme qui pue affreusement et les tue à petit feu. Ceux qui ont encore la force de creuser cherchent les filons les plus  profonds, riches mais dangereux. Deux d’entre eux ont disparu récemment, ensevelis par un éboulement à dix mètres sous terre.

Pas de quoi étonner Gulbi, la grand-mère. Voilà longtemps qu’elle sait que le mica tue les adultes et fait vieillir les enfants de Koderma. Et personne n’a le cœur à lui dire que ce qui a fané son visage est aussi un onguent magique pour embellir le teint des belles étrangères.

Au plan industriel, ce petit film de silicate d’aluminium doux et transparent qu’on lisse entre ses doigts est une merveille géologique, un produit miracle, une force de la nature. Une feuille d’à peine un millimètre d’épaisseur encaisse sans broncher une température de 1000° et se laisse traverser sans dommage par un courant de 1500 volts. Légèreté, résistance au feu, inertie chimique, capacité d’isolation acoustique…

Le mica n’est pas toxique et remplace l’amiante. Il sert dans les moteurs et les câbles électriques, dans les aéroports et les hôpitaux, mais aussi, dans les grille-pains domestiques et les fours à micro-ondes et jusque dans la semelle de nos fers à repasser. Mieux : réduit en poudre fine, il n’en finit pas de briller, ce qui n’a pas échappé aux grandes marques de cosmétiques qui l’ont incorporé dans leurs rouges à lèvres, crèmes et fards à paupières. Le mica est un trésor, revendu 500 euros la tonne, mille fois le prix payé aux enfants de Koderma.

Dans une rue du centre-ville, surnommée « Mica Street », trois vieillards aux cheveux blancs et en habit rayé tiennent une échoppe aux volets bleus où l’on enjambe des montagnes de mica. L’un soupèse et évalue le matériau, sépare le mica taché et ombré, 12 roupies le kg, du mica rouge et très pur que les importateurs s’arrachent à 7000 roupies le kg. L’autre nettoie les plaques pour n’en garder que les feuilles transparentes. Le troisième taille les aspérités avec de grands ciseaux d’artisan.

Tous disent qu’il faut une vie entière pour maitriser l’art du mica. Et regrettent le temps où les 3000 mines de la région étaient légales et le marché libre. Depuis, le gouvernement a réservé les gros filons aux riches industriels. Aujourd’hui, les derniers artisans ont vieilli, les jeunes cherchent fortune ailleurs et « Mica Street » dépérit. Le profit est ailleurs.

Chez « Moodi père et fils » par exemple, grand propriétaire d’une mine qui exporte vers l’Allemagne, le Japon et surtout la Chine. L’héritier de la famille a la bouche molle et le sourire faux, se plaint de la dureté des temps en agitant ses bagues en or et répète à l‘envi que la fermeture des mines, au nom de la protection de l’environnement, n’a servi qu’à augmenter le nombre et le prix des fonctionnaires corrompus. Quant au produit sauvage du travail des enfants de Koderma… tout le mica prend le chemin du port de Calcutta.

Là, il suffit d’un pot de vin adapté à l’appétit des fonctionnaires, de quelques signatures et d’un joli coup de tampon pour que le mica sauvage soit exporté en toute légalité vers les usines étrangères. « Ah ! La police plus les douaniers…cela coûte vraiment très cher » soupire l’héritier en vous tendant sa poigne d’escargot. On fuit.

Dehors, il y a Koderma, l’infernal vacarme de la rue, les bus qui crachent une fumée noire, l’air empoisonné par la poussière lourde des usines de concassage de gravier de la région, les gosses de quatre ans, pieds nus, qui fouillent les poubelles et des adultes, maigres et les yeux fiévreux, qui ahanent sous des charges dont un mulet ne voudrait pas. A deux pas du centre, dans le hangar fermé, sans aération, de l’usine de broyage du mica, les machines libèrent un nuage doré et empoisonné.

Sans masque et sans lunettes, couverts d’une poussière fine et brillante, les porteurs asphyxiés toussent et se frottent les yeux en chargeant les sacs de mica. Ils sont payés au poids : 100 roupies la tonne (1,34 euro), 5 tonnes par jour à soulever.

Chez le pédiatre de Koderma, la foule fait la queue. Le docteur Narish reçoit jusqu’à cent gosses par jour : bronchites, bronchiolites, allergies, eczéma, inflammations des yeux et, chez les ouvriers, une fibrose des poumons, l’équivalent de la silicose des mineurs. Le mica ne fait pas qu’abîmer les enfants. Il leur interdit tout avenir. Quand on demande à Gulbi la grand-mère quel est son rêve, elle répond qu’elle aimerait pouvoir envoyer ses gosses à l’école.

Depuis 2009, une association indienne (BBA), lutte contre l’esclavage et le travail des enfants. Ils ont réussi à structurer une soixantaine de villages de la région et à envoyer 18 000 enfants sur les bancs de l’école. Ce soir, ils sont quatre, filles et garçons assis sur les bancs d’un local de l’association. Il y a Beijun, 15 ans, qui a commencé à travailler le mica à l’âge de trois ans et demi et dit ne plus se souvenir de rien.

Et Arun, treize ans, qui vient tout juste de rejoindre l’école, soigne ses mains coupées par le mica et dit que, le soir, il était tellement épuisé qu’il avait du mal à manger. Et Barku, 15 ans, qui a perdu son meilleur ami dans l’effondrement de sa mine et aimerait tout oublier. Et Rangit, le gamin poursuivi par ses cauchemars.

Si Rangit creuse chaque nuit dans ses rêves, c’est aussi parce qu’il a été lui aussi enseveli en travaillant le mica. Il avait 14 ans et travaillait à la mine depuis l’âge de dix ans. Un jour, son père, conducteur de pelle mécanique sur un lointain chantier, n’est pas revenu. Et Rangit a pris le chemin du mica. Quand il rentrait le soir, sa mère explosait, le battait, lui reprochant son travail de forçat, mais prenait son argent.

Après son accident, Rangit est resté à la maison pour soigner ses bras et ses jambes blessés par les pierres. Et sa mère a pris à son tour le chemin de la mine. Rangit dit que le travail est dur, qu’elle manquait d’expérience et que la mine l’a ensevelie dès le premier jour : bassin broyé, jambes fracturées, bas du corps paralysé. La famille a dépensé un million de roupies pour payer l’hôpital qui n’a pas pu la sauver.

La faute à ce trou mal étayé, la faute à la mine, la faute à cette saleté de mica ! Depuis, Ranjit se sent mal, perdu, coupable. Et chaque nuit, il sait qu’il retrouvera sa mine des ténèbres, étincelante de mica. Et qu’il recommencera à creuser.

 

 

Reportage réalisé en mars 2017. Depuis rien ‘a changé…


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