Le roman du juge Falcone
Le bien, le mal, la Sicile, caillou âpre, le combat et la mort d’un homme debout. Raconté par Roberto Saviano, le réel irréel donne le vertige…

Pourquoi donc Saviano, rendu célèbre par le glaçant Gomorra, a-t-il qualifié son dernier livre de roman?
A Corleone, en guise de prélude, une déflagration, qui initie la légende de Toto Riina le miraculé. Près de Palerme, cinquante plus tard, une autre déflagration qui conclut la vie d’une autre légende, celle du juge Falcone. Le mal, le bien, tous deux issus de l’ âpre, ingrate et tant aimée Sicile, terreau de cette histoire de sang, de mort, de courage, de lâchetés.
Le bien, le mal, la Sicile, des hommes debout, des hommes qui détournent les yeux, des femmes qui endurent et pleurent, des morts, encore des morts. Des moments de répit aussi, rares, des instants d’abandon sans illusion. Plus de 500 pages denses, dures, qui racontent une lutte qui défie la raison. D’un côté, la puissance et la cruauté du système mafieux, la complaisance des politiques, les compromissions des puissants, la soumission forcée des humbles. Face à cet équilibre vertigineux d’une société tout entière, une poignée d’hommes habités de la seule exigence de justice et de l’espoir fou que le combat peut être gagné contre la pieuvre.
« Si les Corléonais le veulent, ils peuvent poser une échelle sur la cathédrale de Monreale, monter jusqu’au paradis et arroser Dieu de balles ».
Giovanni Falcone incarne ce combat « Pas une seule fois, mais à répétition, sans trêve, il a suivi son éternelle et formidable obsession. La pensée d’un monde sans plus de mafia brûlait dans sa poitrine ». Il l’incarne, sans doute trop pour nombre de ses collègues juges, jaloux de son exposition, qui la lui font payer.
Icône et du coup cible, certes, mais surtout maillon, le plus en vue, d’une chaîne d’hommes qui méritent bien, eux, le beau nom d’hommes d’honneur. Combien on en voit assassinés avant lui, les Rocco Chinnici, dalla Chiesa, Montalto, et son ami Borsellino juste après lui: « Ils sont tous exposés. Plus personne ne peut se dire à l’abri. Si les Corléonais le veulent, ils peuvent poser une échelle sur la cathédrale de Monreale, monter jusqu’au paradis et arroser Dieu de balles ».
Roman donc, nous indique Saviano. Par la construction, faite d’épisodes nerveux, haletants souvent, de va-et-vient dans l’histoire. Par les personnages, héroïques, méprisables, haïssables, émouvants (merveilleuse figure de Francesca Morvillo, la seconde femme de Falcone, qui mourra avec lui). Et surtout juste dans leur complexité, leurs doutes, leurs faiblesses et leur part de folie.
Dans une note, Saviano commente la dernière page du livre: « Dans ce dernier acte, juste avant que le rideau retombe, j’ai voulu que Paolo Borsellino apparaisse seul avec son chagrin. Surtout, seul avec son courage ».
C’est bien cela. La solitude. Le courage.
Roman, soit. Mais Saviano y insiste: « Chaque personnage mentionné a véritablement existé, chaque fait s’est véritablement déroulé. Tout cela a eu lieu ».
Tout cela a eu lieu. Là est le vertige.
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