« Lettre à un guerrier disparu. » A Patrick Barberis
par Jean-Paul MariPatrick Barberis, né le 5 avril 1951 à Boulogne-Billancourt est un auteur-réalisateur et documentariste français.
Il est mort d’un cancer à Paris, ce 29 novembre 2018.
Le vieux guerrier s’en est allé. Il est tombé comme il a vécu, les armes à la main. Il s’est battu jusqu’à la fin. Couché sur son lit d’hôpital, alors que la fin approchait, il continuait à combattre. Respirant fort, arrachant chaque bouffée d’oxygène que ses poumons malades lui refusaient. Luttant, grognant, râlant, se débattant, cerné par l’obscurité, assailli par les forces de la nuit, ses munitions épuisées, mais sa volonté intacte. Et il a fini par rendre l’âme, pas les armes.
Ah ! s’il avait pu assommer la Chose qui l’emportait, si elle avait eu un visage, une mâchoire, il lui aurait volontiers envoyé son poing qu’il avait massif pour lui faire comprendre ce qu’est la douleur de quitter ceux qu’on aime, la douleur des faibles et des mortels, de la perte de la lumière et de la poésie de l’amour, la douleur de n’être plus pour les autres, la douleur infinie de ne plus pouvoir aimer, sa femme, ses enfants, ses amis, comme on s’aime entre les êtres faits de chair et de sang. Parce qu’il savait que les pauvres survivants, eux aussi, ont de grandes douleurs. Avec lui, quelle énorme baffe elle aurait pris la Camarde !
Oui, il en faisait trop, toujours, depuis toujours, sa passion pour l’excès, les livres ou les chaussures, l’alcool ou le tabac. Que n’aurait-il pas donné pour une dernière cigarette ! Celle qui pourtant le tuait. Mais jamais un mot de reproche. Avec sa générosité, il continuait à aimer à la folie cette maîtresse assassine. Oui, il était trop. Cela nous nous change de ceux qui ne sont pas assez. Et qui consument leur vie à petites bouffées en essayant de s’économiser le plus longtemps possible.
Lui, sur le chemin d’une agonie qu’on lui conseillait raisonnable, il emmène sa famille à Cuba, repart avec sa fille au Liban, le pays de son enfance, prétend sillonner Beyrouth, la Bekaa, Baalbek, réussit à voir Byblos et s’effondre à l’hôtel mythique du Cavalier où il lui suffit d’ouvrir la fenêtre pour humer, extatique, l’odeur des kebabs de la rue. Folie ? Bien sûr. Celle des sages. Qui savent que la vie, c’est maintenant. Pas demain. Pas après-demain. Maintenant.
Patrick était un Achéen, un guerrier grec, capable de soulever un lourd bouclier de bronze et de brandir sa lance jusqu’au ciel de l’Olympe. Un héros grec qui préfère la vie brève dans la lumière à la longue vie dans la pénombre. D’ailleurs, c’est à la lumière qu’il avait consacré sa vie. Celle du cinéma et des idées qu’on sculpte sur les écrans. Son premier film est consacré à un peintre, le second à un artiste, le troisième encore à un peintre. La lumière, la couleur, la puissance de l’image. Toute cette brillance dont il fait son combat contre l’obscurité, et la pire de toutes, contre les ténèbres de l’intelligence, de l’injustice, de l’inhumanité.
L’histoire, la politique, Roman Karmen, le Vietnam et l'Afghanistan, le bagne ou le terrorisme, les puissants et les autres, il sabre au clair, enchaine les films documentaires, remet toujours tout, dont lui-même, en question. Lui, le fils de communiste, qui signe ses messages « Vive la Sociale ! », mais sait aussi entendre les tourments des soldats perdus.
C’est Héphaïstos, l’intelligence en fusion perpétuelle, qui forge et reforge les mains dans le feu, malaxe le monde et ses maux, regarde la « Guerre en face » comme il regarde la mort en face quand elle s’approche à petits pas avec son air chafouin.
Il vit, se bat, contre le crabe qui lui pince la poitrine, se moque de cet adversaire à la fois redoutable et minable qu’il a surnommé « Joseph », compte les points marqués après chaque chimio, mais reconnaît avec élégance les avancées du mal qui minent son corps de colosse. A la fin, sur son lit d’hôpital, il était battu peut-être, mais pas abattu. Lors de notre dernière encontre, il souffle : « je n’ai pas dit pas mes derniers mots ». Pas « mon » dernier mot, mais bien « mes » derniers mots. Le trop, mieux que le pas assez.
Comme voulez-vous que j’aie pu lui dire Adieu alors qu’il ne parlait que de l’Après ? Coincé entre les cordes, saoul de coups, au bord du coma, il promettait encore de se battre pour vivre. Et de faire d’autres films, sur l’Afrique, le Liban des Druzes et même – tiens ! - sur l'hôpital qui l’accueillait, ses hommes et femmes en blanc, leur éthique et leur quotidien. Et encore un autre sur la boxe –« Celui-là, nous le ferons ensemble ».
Oui, la vie d’abord. Parce que là était son secret. Il n’était pas un soudard qui répand la mort, mais un vrai guerrier dont le cœur, son arme essentielle, se tenait là, dans sa poitrine, entre ses deux poumons, à côté de « Joseph » qui s’entêtait à vouloir lui couper le souffle.
Il chérissait aussi fort qu’il détestait ce qui lui semblait lâche, faible, néfaste. Et il a aimé jusqu’ à la fin. Les siens, les autres, la vie dans la lumière. D’ailleurs, quand il est parti comme il a vécu, le front obstiné et les yeux grands ouverts, ce matin noir de novembre, le ciel de Paris s’est déchiré peu après et un grand soleil a inondé sa chambre. Et je l’ai vu comme il est, une fois débarrassé des oripeaux de la mort, avec son regard au laser, sa mâchoire de poids-lourd et son sourire de gamin.
Oh, j’en ai vu des morts ! Des vaincus, des affalés, des torturés, des déchiquetés, des crucifiés, des jeunes, des vieux, des femmes et même des enfants. J’en ai vu et senti sur ma joue exhaler leur dernier souffle. Et pourtant, ce matin, j’étais là, minable mortel désarmé, impuissant et sidéré. Et surtout furieux. Parce que je n’avais pas pu dire à mon frère d’armes ce que je retenais depuis si longtemps: j’ai eu beaucoup de chance de te rencontrer Patrick. Beaucoup.