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Shimon Navon, l’homme sans visage

publié le 12/09/2006 | par Jean-Paul Mari

«Deux bouteilles d’essence explosent sur le toit de toile de la Jeep, et le liquide enflammé coule dans l’habitacle: « Mes cheveux, mes vêtements, ma peau, tout était en flammes. J’allais mourir ».» Dernier témoignage, dernier portrait de l’un de ces hommes – ou de ces femmes – dont le drame du Proche-Orient a bouleversé la vie.


Par Jean-Paul Mari

Il n’a pas changé. Je ne l’avais pas revu depuis dix ans. A l’époque, son visage brûlé était une horreur; moins aujourd’hui, quoique toujours terrible à voir. Mais l’important n’est pas là. L’important, ce sont ses yeux, noirs, brillants, intacts. Un regard intelligent et chaleureux, des yeux qui sourient, s’allument et vous transpercent. Shimon Navon a été brûlé à 65% et au troisième degré, à la tête, au cou, au ventre, au dos, aux cuisses et aux mains. Pourtant, Shimon, l’homme sans visage, est toujours le même. Ni le temps, ni les souffrances, ni la guerre n’y ont rien changé.
C’était son dernier jour de réserve militaire, la dernière patrouille de nuit, la dernière heure. Ce 13juin 1988 vers 11heures du soir à Beït Umar, près de Hébron, les soldats israéliens ont déjà dressé la table pour un dernier repas en l’honneur de leur capitaine. Shimon ne devrait pas être là. Il a déjà servi trois ans dans l’armée, puis trois ans de plus comme capitaine dans un commando d’infanterie des Golani, au Sud-Liban. Là-bas, il s’est longtemps battu dans les montagnes, a monté des embuscades de nuit, il a tiré et tué.
Six ans d’armée, c’est assez. Shimon décide de reprendre ses études et s’inscrit dans une école préparatoire à l’université. Quand la première Intifada éclate, quelques mois plus tard, l’armée rappelle ses meilleurs officiers. Shimon a le droit de refuser. Il accepte et se retrouve à courir après les lanceurs de pierres et de cocktails Molotov dans les villages de Cisjordanie. Six mois après, on le rappelle à nouveau, en pleine préparation de ses examens. Entre deux patrouilles, il fonce à Jérusalem récupérer des notes, un cours polycopié, un livre ou voir Miri, celle qu’il doit épouser. Au vingt-quatrième jour, sa mission est terminée. Shimon attend Shaï, le commandant qui doit le remplacer et assurer la protection des bus qui circulent de Jérusalem à Hébron. A peine arrivé, l’officier demande à effectuer une patrouille de reconnaissance.
Il est très tard, et l’itinéraire, difficile, passe en pleine montagne, au cœur de Beït Umar, village palestinien dur et hostile. Shimon hésite, mais l’officier insiste et la patrouille de sixhommes démarre. La Jeep, conduite par le commandant, avance lentement dans l’obscurité, entre les terrasses des maisons. Soudain, sur la place du village, des ombres courent sur un toit. C’est Shimon qui les voit le premier, il comprend et crie: «Attention! Cocktail Molotov… Quittez la Jeep.» Dans la précipitation, le commandant n’a pas bloqué le frein à main et la Jeep poursuit sa course contre un mur, près d’un pylône électrique. Cinq hommes bondissent hors du véhicule. Pas Shimon. L’ouverture de sa portière est bloquée par le pylône. Deux bouteilles d’essence explosent sur le toit de toile de la jeep et le liquide enflammé coule dans l’habitacle: «Mes cheveux, mes vêtements, ma peau, tout était en flammes, se rappelle Shimon. La fumée m’asphyxiait. J’allais mourir.» Transformé en torche vivante, il se traîne vers le siège arrière en hurlant: «Sortez-moi d’ici!» Ses camarades l’entendent, se jettent sur lui et l’arrachent de l’habitacle.
Dehors, intoxiqué, il étouffe. Un infirmier lui ouvre la gorge, la trachéotomie réussit et sa respiration reprend. Son visage brûlé se met à gonfler: «Mes yeux se sont fermés sur la vision de mes soldats qui éteignaient les flammes.» Ambulance, hélicoptère, hôpital Hadassa à Jérusalem… Shimon est inopérable. On appelle sa fiancée Miri: «Il peut mourir d’une minute à l’autre», prévient le médecin. Au petit matin, elle entre dans la chambre, voit ce visage démesuré, enfoui sous les bandages, le tube à oxygène, les perfusions et recule: «Non, c’est une erreur. Ce n’est pas Shimon…» Puis elle reconnaît les doigts de son pied gauche, les touche et s’effondre. Une semaine plus tard, on transfère le survivant dans une unité de grands brûlés. Il délire, privé de la protection de sa peau, tremblant de froid ou étouffant de chaleur. Quand il se réveille trois semaines plus tard, il est vivant mais écoute un médecin lui expliquer avec douceur qu’il va falloir lui couper tous les doigts des deux mains. Alors, pour la première fois de sa vie d’homme, il pleure. Miri aussi sanglote et Shimon se reprend: «J’ai décidé que je serai plus fort que ma blessure.» Commence alors ce qu’il appelle «sa guerre après la guerre». D’abord, il s’interdit de demander un miroir. Puis un jour, dans la glace au-dessus du lavabo des toilettes, il voit un être inconnu et des yeux noirs le regarder à travers ses pansements. Et il s’entend, à haute voix, dire: «Salut Shimon!» Il est le même homme, différent, mais vivant. Son nouveau calvaire peut commencer: cinq mois de chirurgie, 40opérations et six mois de rééducation.
Il a 25ans et n’a plus de nez, plus d’oreilles, plus de paupières, plus de lèvres. On doit lui entailler le bras qu’on plaque contre son visage pendant trois semaines pour greffer et redessiner une forme de nez, vieille technique inventée par un Romain au Moyen Age. Pendant un an, il lui faut marcher vêtu d’une tunique antiseptique, de gants stériles et d’un masque en plastique.
«Regarde»… Il extrait une photo d’un vieil album. Sur les pentes enneigées d’une montagne du Colorado, un jeune homme athlétique sourit. Quelqu’un que je n’ai jamais vu. Il a de grands yeux, le nez long et fin, une chevelure brune, abondante et un air de soldat en permission. «C’est moi. J’avais 23ans», dit Shimon et il referme l’album. A la sortie de l’hôpital, il décide de ne jamais cacher son visage: «Je n’ai pas à payer deux fois pour avoir servi mon pays.» Un présentateur de télévision l’invite à un direct, il accepte. Parmi les invités, il y a Lilian, une chanteuse, superbe. Au milieu de l’entretien, il enlève son masque, face à la caméra. Le lendemain, impressionné par son courage, un éditorialiste écrit: «Lilian est belle, mais Shimon est plus beau encore!»
Quand, quinze mois après son attentat, Miri lui demande de l’épouser, Shimon hésite: «Je lui ai demandé si elle ne faisait pas ça… par pitié.» Miri le regarde droit dans les yeux, lui dit qu’elle l’aime et qu’elle veut vivre sa vie avec lui. Ils se marient le 25septembre 1989. Un an après naît Rehout, leur fille, et quatre ans plus tard, le garçon, Jonathan. Miri est professeur d’anglais et Shimon passe une licence en éducation en psychologie enfantine. Les enfants… Quand il en rencontre, les mômes posent des questions simples: «T’as un masque sur le visage? Qu’est-ce que t’as aux doigts? Pourquoi tu as l’air d’un monstre?» Shimon sourit, explique, les laisse s’approcher, le toucher et, très vite, les enfants s’amusent avec leur nouveau copain. Shimon ne manque jamais une réunion de parents d’élèves et il tient à déposer chaque matin ses gosses dans la cour de l’école en leur interdisant de baisser la tête devant la cruauté des autres élèves. Très vite, les gamins ont appris à parler de leur père comme d’un héros de guerre et à imposer un silence admiratif dans leur classe. Les relations avec les adultes sont parfois plus difficiles. Miri supporte mal qu’on dise «Bonjour madame!» à son amoureux chevelu, mais imberbe, ou que chaque rencontre provoque un sursaut, l’horreur ou la panique dans le regard des autres.
En 1994, Shimon décide d’adoucir son visage, de le rendre plus acceptable, et le couple part pour quelques mois, à Boston, voir un célèbre spécialiste du Mount Harbon Hospital. Le chirurgien lui refait la joue gauche en greffant la peau de son épaule, il injecte ensuite du silicone pour donner du volume à son dos, prélève les cartilages de ses côtes pour lui dessiner deux oreilles, coupe, incise, greffe, suture et refait un menton, le contour des lèvres, des paupières… En tout, une bonne dizaine d’interventions délicates, un an et demi de séjour à Boston, en chambre stérile ou dans les allées des parcs, à se promener avec Miri pour oublier sa douleur. Quand le chirurgien propose de s’attaquer aux moignons de ses mains, Shimon n’en peut plus. Le couple décide de regagner Israël, son deuxième enfant naît une semaine après et Shimon apprend que le ministère lui a octroyé la gestion d’une station-service sur les hauteurs de Jérusalem: «Un garçon, un travail, une entreprise… mon jour de chance!» En quelques années, il a transformé une pompe à essence de quartier en une grande station-service qui emploie 8personnes dont 3Arabes israéliens, reçoit 900véhicules par jour et délivre 600000litres de carburant par mois: «Pour un brûlé à l’essence, c’est pas mal, non?» Il en rit, manie le téléphone ou le stylo dans la paume de sa main, gère son équipe ou descend sur la piste de services, prêt à se pencher sur chaque pare-brise, à affronter chaque fois le regard interdit de l’automobiliste de passage.
Entre deux journées de travail, il descend jusqu’à Tel-Aviv s’occuper de la Maison du Soldat dont il est devenu un des responsables. De Jérusalem, la route dévale en virages serrés entre implantations juives et villages palestiniens, touche aux premiers buildings de verre et de métal de Tel-Aviv, se transforme en une autoroute à six voies qui traverse la métropole et s’arrête à «KKL junction», sur un ensemble de villas près de la mer et le centre de Beït Halohem, la Maison du Soldat. On avance dans un grand parc, dans l’odeur acidulée d’un gazon fraîchement tondu, entre les eucalyptus et les plantes exotiques, vers un immense bâtiment, un des trois clubs qui accueillent les cinquante mille blessés de guerre israéliens. Depuis le début de la dernière Intifada, le «club» compte mille adhérents de plus. Marcher ici, grimper les étages, passer du bar à la salle de musculation, du court de badminton à l’immense piscine olympique, c’est remonter le temps, suivre les cicatrices de plusieurs générations, recenser les blessures de toutes les guerres d’Israël.
Il y a Avneri Amnon, 72ans, en sueur, raquette à la main, blessé en juin 1948, dans les rangs du Palmah, l’unité de choc de la Haganah. Cet été-là, le 3e bataillon voulait ouvrir un nouveau kibboutz et Avneri faisait le coup de feu contre les Syriens du côté de Tibérias. Jusqu’au moment où il a sauté sur une mine qui a mis fin à sa guerre. Il y a Joseph Nativ, 53ans, qui soulève des haltères au bout du crochet en fer qui lui fait office de bras gauche. En septembre 1968, il est parti en embuscade sur la frontière jordanienne, a quitté son bunker et tendu un bras qu’un tir direct d’obus a coupé net, au-dessous du coude. Et Moshe Matalon, président de l’organisation, qui dirige Beït Halohem sur une chaise roulante depuis que la chute d’une caisse de munitions lui a cassé les reins, en 1973, dans le Golan.
Et puis il y a Dan Layani, «Dani», le meilleur ami de Shimon Navon. Sa montre s’est arrêtée le 4 août 1982 à 18h04, dans un trou d’homme près du camp de Bourj el-Barajneh, à deux pas de l’aéroport de Beyrouth. Dani faisait partie de l’infanterie des Golani depuis deux ans. La veille, une longue marche de nuit sous le tir des mortiers avait laissé présager une journée de bombardements.
Quand le premier obus syrien de 130mm est tombé à côté du char israélien, Dani a voulu se jeter dans le trou qu’il avait lui-même creusé, mais un autre soldat l’occupait déjà. Alors, il a creusé à toute allure, avec ses mains, sa bêche, et s’est enfoui dans ce début d’abri. Puis il a senti sur lui la masse du corps de l’infirmier et celui du conducteur du tank, blessé au visage. A la deuxième explosion, il n’a plus rien entendu. Autour de lui, tout était très silencieux, tellement paisible. Il a pensé: «Ainsi, la mort c’est cela? Ce n’est pas si terrible, finalement…» Ecrasé par les cadavres de ses deux amis, il a vu nettement la scène de ses propres funérailles avec sa mère et ses amis qui pleuraient. Puis une violente douleur s’est éveillée au niveau des yeux, là où l’éclat d’obus l’avait touché. Dani a réalisé qu’il était toujours vivant. Il s’est senti profondément soulagé à l’idée de quitter l’enfer du Liban puis a réalisé qu’il était aveugle. Aujourd’hui, il revient de Hadera, au nord du pays, où il a fêté avec des amis rescapés le vingtième anniversaire de sa blessure. Ils ont parlé des 11copains morts ce jour-là et de la dernière image que Dani garde du monde extérieur, celle du jeune appelé conducteur de tank, son casque à la main, le visage en sang et si pâle, tellement pâle.
Ensuite, il lui a fallu réapprendre à marcher seul, à se repérer dans son appartement qu’il croyait connaître, à sortir dans la rue sans se cogner aux murs, en écoutant le bruit des voitures pour deviner le sens de la circulation. Il a rencontré Sonia, une étudiante juive de Marseille de passage en Israël, l’a épousée, ils ont fait quatre enfants et son histoire aurait pu s’arrêter là. Sauf que Dani est un personnage peu commun, doté d’un sourire permanent et d’une curiosité avide. Il a commencé par apprendre l’arabe, étudié l’islam, la vie du prophète Mohamed et le Coran dans le texte. Il est allé à l’université fouiller la géographie et l’histoire du Moyen-Orient, le conflit israélo-arabe, ses origines. Avec son professeur, Emmanuel Siwan, il a épluché la genèse des mouvements fondamentalistes, juifs, catholiques ou musulmans, en Egypte, au Soudan et en Arabie Saoudite, et l’histoire du Hamas, du Djihad, du wahhabisme… Et quand l’université n’a pas pu lui répondre, il a traversé Jérusalem pour aller à l’Orient House, fouiller la documentation palestinienne. De ses recherches faites du bout des doigts, en braille, et consignées sur une vieille et sonore machine à écrire, Dani tire des rapports dont le dernier s’intitule: «Comment le problème des réfugiés a contribué à réveiller le nationalisme palestinien». Dani dit qu’il a appris à différencier ceux d’en face, qu’il est urgent que les enfants israéliens apprennent l’arabe à l’école, qu’il faut en finir avec le manichéisme et que la quête de la paix peut prendre vingt ans de plus. Parfois, il reçoit un appel de l’hôpital, pour se rendre avec Shimon au chevet d’un grand blessé. Difficile, pour un soldat déprimé, de résister à l’humour de ces deux hommes, Shimon l’affreux et Dani l’aveugle, qui se poussent du coude en riant de leur état.
Shimon n’a jamais eu de rancœur: «Pardonner? Mais il n’y a rien à pardonner… Ceux qui m’ont attaqué se battaient par idéologie. C’était un combat entre militaires. Je ne leur en veux pas.» A Beït Umar, les quatre jeunes gens arrêtés ont reconnu les faits et ont été condamnés à dix ans de prison. Le jour du procès, Shimon est allé les voir au tribunal: «Ils ont écarquillé les yeux en me voyant. Et je suis parti. C’est tout.» De la terrasse de sa maison, on voit le soleil couchant poudrer de rose les pierres blanches de Jérusalem. Il fait encore chaud, une nappe épaisse, palpable, solide, une chaleur devenue matière. On respire l’odeur des collines environnantes, des notes de poivre, de thym, de pin, de pétales de rose et de bougainvillée. Une poussière fine dans l’air talque le ciel, léger et lumineux, comme une aurore boréale permanente. Le doigt de Dieu est sur la ville.
Venus du fond du jardin, Rehout et Jonathan se précipitent pour embrasser leur père: «Regarde, j’ai de belles personnes tout autour de moi. Aussi belles à l’intérieur qu’à l’extérieur, dit Shimon. Je sais que je suis affreux à voir. C’est un combat permanent avec le regard des autres. Si cette blessure fait partie de moi, elle n’est pas la chose la plus importante en moi.» Au-dessous de nous, la nuit tombe sur la vallée décrite dans l’Ancien Testament, comme «la Vallée de l’Ombre de la Mort» (Verset 4, psaume 23). A l’opposé, Shimon le rescapé préfère regarder les remparts encore lumineux de la Vieille Ville. Dans ce pays en fusion perpétuelle, Shimon est un des rares humains qui soit un homme en paix.

JEAN-PAUL MARI


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