Jean-Paul Mari présente :
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Livre. Premier chapitre. « Le pain perdu », Edith Bruck.

Livres publié le 26/05/2022 | par grands-reporters

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En moins de deux cents pages vibrantes de vie, de lucidité implacable et d’amour, Edith Bruck revient sur son destin : de son enfance hongroise à son crépuscule. Tout commence dans un petit village où la communauté juive à laquelle sa famille nombreuse appartient est persécutée avant d’être fauchée par la déportation nazie. L’auteur raconte sa miraculeuse survie dans plusieurs camps de concentration et son difficile retour à la vie en Hongrie, en Tchécoslovaquie, puis en Israël.

Elle n’a que seize ans quand elle retrouve le monde des vivants. Elle commence une existence aventureuse, traversée d’espoirs, de désillusions, d’éclairs sentimentaux, de débuts artistiques dans des cabarets à travers l’Europe et l’Orient, et enfin, à vingt-trois ans, trouve refuge en Italie, se sentant chargée du devoir de mémoire, à l’image de son ami Primo Levi.

« Pitié, oui, envers n’importe qui, haine jamais, c’est pour ça que je suis saine et sauve, orpheline, libre. »

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Le pain perdu

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En demi-prisonniers, avec l’aide de l’oncle
Berti, ils poussèrent jour après jour jusqu’à la
Pâque, la fête de la libération des chaînes de
l’Égypte. Grâce à Moïse sauvé des eaux, fils de
l’eau, racontait maman, ce qui aux oreilles de
Ditke sonnait comme un des contes les plus
fantastiques :
— Moïse était fils d’Amram et de Yokébed
et aurait dû être tué sur l’ordre du pharaon
Ramsès II. En fait, miraculeusement, il a été
sauvé par la fille du souverain et élevé à la
cour, grandissant comme fils de la princesse.
Mais une fois adulte, il a quitté le palais pour
voir ses frères esclaves, il a préféré rester avec
eux, même s’il était maltraité par le peuple
de Dieu. Un jour, il a tué le cruel inspecteur
égyptien qui surveillait les travaux et il a dû
prendre la fuite. Il s’est marié, il a eu un fils
qui s’appelait Gershom et, dans le désert de
Madian, l’Éternel lui est apparu… et…, continuait
Ditke, s’est révélé à Moïse sous son
nom glorieux : “Je suis celui qui est, Yahvé,
en hébreu ‘celui qui est’, j’ai vu l’affliction
de mon peuple qui est en Égypte et je suis
venu le libérer.”
Un petit sourire coquin échappait à Ditke,
mais sa mère, d’un regard sévère, lui cloua
le bec.
Le ciel se rouvrit pour le treizième printemps
de Ditke qui, en se libérant de ses souliers usés,

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après une longue respiration, courut à nouveau
les pieds nus dans la poussière tiède. Mais cette
fois-ci, elle était suivie par Juja, la folle qui lui
crachait dans le dos, l’insultant avec des gros
mots.
Elle n’en souffla mot à la maison, mais durant
la semaine de la Pâque juive, elle ne bougea
plus. Aussi bien que son père, elle suivait le
rituel de fête avec un sérieux et une spiritualité
inhabituels, mais privés de joie et de chants.
Les enfants supportaient mieux eux aussi que
leur estomac soit presque vide, en l’absence de
pain, sinon le peu d’azyme qui devait durer huit
jours.
Cependant leur brave voisine, Lidi, leur avait
aussitôt fait cadeau de farine pour le pain, à la
fin de la fête, qui tombait presque toujours en
avril, et les mains aimées de la mère travaillaient
sur le pétrin, avec des coups de poing et
des gifles sur la pâte. Dans les grandes écuelles
de bois, durant la nuit, la pâte monterait pour
être mise au four à l’aube.
La mère était déjà à demi réveillée pour préparer
le feu quand on frappa fort à la frêle porte,
et tout le monde se réveilla d’un coup.
Avant même qu’ils n’aient pu demander “Qui
est-ce ?”, sous les coups suivants, de plus en
plus violents, la porte céda. Dans l’ouverture
apparurent deux gendarmes qui leur hurlaient
l’ordre de sortir dans les cinq minutes, avec
du linge de rechange pour une seule fois, en

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laissant derrière eux leurs objets de valeur et
leur argent.
— Le pain ! Le pain ! criait la mère.
— Vite ! Vite ! répétaient-ils.
Le père en caleçon leur montrait ses médailles
de guerre.
— Elles ne valent rien, ni elles, ni toi davantage.
Et ils le jetèrent à terre.
— Papa, papa, réagis, fais quelque chose, toi
qui sais tirer, tire donc ! Rebelle-toi ! hurlait
la petite Ditke, qu’une gifle sonna.
Tout ce qui se produisit durant ces quelques
minutes ne pouvait être une chose réelle pour
personne.
La mère parlait des miches à enfourner pendant
qu’elle jetait en vrac des vêtements dans
l’unique valise et dans des sacs. Ditke cherchait
sa poupée qui, dans la confusion, on ne
sait comment, s’était retrouvée écrasée sous
un des moules pleins de pâte à lever. Judit suivait
chaque pas de sa mère comme une ombre
bienveillante. Jonas se cachait derrière son
père qui s’agitait dans la pièce en quête de
rien, et qui était encore en caleçon. Les deux
gendarmes parurent à Ditke de plus en plus
grands, énormes, ils avaient des rires gras, ils
obstruaient l’ouverture de la porte, alors que
nous, nous rapetissions.
— Allons, allons, on se dépêche ! aboyaient-ils.
Et ils juraient.

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La mère répétait “le pain, le pain !” comme
si elle avait voulu dire au revoir aux miches et
les défendre, et même en contrôler la levée.
Ditke fut la première à être poussée dehors et,
hébétée, elle regarda dans la cour la famille des
Reisman, avec leurs enfants les plus jeunes, y
compris Eva. En plus du pain, la mère appelait
ses autres enfants, qui vivaient au loin,
Sara, Mirjam et David, comme s’ils avaient
pu se trouver derrière la porte démantelée par
laquelle tous étaient jetés dehors, pendant que
le père s’escrimait à vouloir la fermer.
La raison même paraissait les abandonner et
les jeunes gendarmes s’amusaient de ce spectacle.
Avec les Reisman, pour la première fois aussi
proches, j’avais échangé un salut muet. L’enfant le
plus petit, dans les bras de la mère d’Eva, pleurait,
désespéré, et ces pleurs contenaient une douleur
pure, universelle. Une douleur et un cri pareils à
ceux des cochons de Noël sous les longs coutelas.
Les bourreaux qui parlaient dans leur langue les
blessaient avec chacune de leurs paroles, en les
dirigeant comme si c’étaient des moutons, vers
la petite synagogue, où se trouvaient déjà tous les
Juifs du village. Ils demandaient silencieux, avec
leurs yeux de bêtes épouvantées, “Qu’arrive-t-il,
qu’arrive-t-il ?” comme si ces mots, ces questions
n’avaient plus ni sens ni valeur. Les seules voix
qui comptaient étaient celles des gendarmes
qui exigeaient des sous, des objets précieux, des

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alliances, des montres-bracelets, que bien peu
avaient. Ils fouillaient les femmes comme les
hommes, ils contrôlaient les ourlets des vêtements,
les épaulettes des vestes, avec des exclamations
de plus en plus agressives :
— Va-nu-pieds, fripiers, grippe-sous, nezcrochus
qui vous pissez dans la gueule,
immondes et sales Juifs, du balai, foutez le
camp !
— Mais pour aller où, où ? demanda une
voix.
— Le train, le train ! Celui qu’a pris Endre !
m’échappa-t-il.
Je devins soudain adulte, quand notre triste
caravane de chariots tirés par des chevaux
arriva à la gare, après avoir traversé le village
où, à notre passage, quelques larmes étaient
versées et des signes de croix esquissés derrière
les fenêtres fermées.
— Dieu, Dieu, le pain, le pain ! invoquait
encore maman, poussée dans le train, au
milieu du chaos le plus total, par les gendarmes
et par des jeunes aux croix fléchées 01.
Les familles essayaient de rester réunies, et
à peine à l’intérieur du compartiment, tout le
monde s’écroulait sur les longues banquettes de
bois, écrasé par une fatigue millénaire.

01 — Symbole du mouvement fasciste hungariste fondé par
Ferenc Szálasi. Voir note 02 page 21.

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Dans un silence religieux, on n’entendait que
le bruit saccadé des roues du train qui semblait
aller vers l’infini.
Le ta tam, ta tam exaspérait les nerfs, augmentait
les battements de coeur et les pleurs du
bébé dans les bras de la mère d’Eva, qui finalement,
surmontant sa pudeur et se cachant avec
une écharpe, lui avait fermé la bouche en lui
donnant le sein.
Personne n’aurait pu dire si le voyage durait
longtemps ou peu de temps : le temps réel,
comme mon enfance, avait disparu et chacun
vivait en fonction de sa sensibilité le temps
intérieur.
Je voulais retourner dans le ventre de maman
et ne plus devoir naître. Judit se montrait forte,
Jonas était pâle comme un linge, papa bouillait
de colère, sans pouvoir exploser. Maman
continuait à invoquer ses enfants éloignés et
elle pensait aux cinq miches qui avaient dû trop
gonfler et retomber sur elles-mêmes. Les plus
religieux murmuraient des prières agaçantes
alors qu’un panneau indiquait le chef-lieu local.
Le train commença à ralentir et peu à peu il
atteignit la gare où nous sommes descendus,
avec tous les Juifs de la région.
Avec des hurlements et des gestes brutaux
les fascistes armés nous ont emmenés à pied
dans un quartier muré de la ville, que beaucoup
d’entre nous voyaient pour la première fois.
— Le ghetto ! Le ghetto !

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D’une bouche à l’autre, ce mot nouveau courait.
L’entrée barricadée fut ouverte et en un
clin d’oeil les familles, agrippées les unes aux
autres, comme des troupeaux, furent amassées
dans les maisons déjà à demi occupées par des
citoyens de toutes provenances.
Et là, au-delà d’un mur élevé, apparut aussitôt,
comme suspendu dans l’air nébuleux d’un
avril qui n’avait jamais été aussi froid, un gigantesque
étranger à la grosse voix qui hurlait en
allemand. Une espèce de Moloch qui ne portait
pas la croix gammée que les autres arboraient.
— Le svastika, murmura mon père, effrayé.
Cet aboiement était facile à interpréter pour
nous, parce qu’il ressemblait au yiddish que mes
parents parlaient entre eux.
— Geld ! Gold ! Wertigkeit ! Schmutzige,
verdamte Hunden 01 !
Ses insultes, je ne les percevais pas autant que
celles qui, dans ma langue natale, me blessaient
comme des coups de couteau.
D’en haut, il ordonnait à deux fascistes hongrois,
qui sortirent de nulle part, de fouiller ces
porcs et, avant même qu’ils ne commencent,
certains remirent quelque chose de leur propre
chef. Surtout les messieurs d’allure bourgeoise,
bien habillés, sans barbe ni kippa. Des instituteurs,
peut-être, des professeurs, des médecins ?
01 — Argent ! Or ! Objets précieux ! Maudits chiens puants !
(Note de l’auteur)

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Leur vie avait-elle le même prix que celle des
autres ? Est-ce que nous devenions égaux ? Il
naquit entre nous un peu de solidarité : il y en
avait qui donnaient aux plus pauvres une paire
de bonnes chaussures, d’autres un manteau,
d’autres un chandail plus chaud, et c’était beau.
L’ennemi commun, le destin commun nous
avaient-ils unis ?
Les femmes commencèrent à se disputer
l’unique cuisine.
La nourriture, fournie par on ne sait qui, était
maigre, comme l’espace réduit au minimum.
Les nerfs commencèrent à céder et les questions
à fuser : jusqu’à quand allaient-ils nous
garder ici, quand retournerions-nous chez nous,
qu’allaient-ils faire de nous ?
Soudain nous apparut David qui nous raconta
son voyage clandestin dans un train de marchandises.
Notre joie était grande. Maman à présent
pleurait pour ses deux filles aînées, demandant au
ciel où elles se trouvaient, ce qui leur était arrivé,
et où pouvaient se trouver son frère Berti et ses
soeurs, et quel avait été le sort des locataires
des maisons à demi vides, avec les marques des
cadres arrachés aux murs. Où, où ont-ils fini ?
Vendredi soir, au début de la fête du shabbat,
maman découpa une bougie en trois morceaux,
les alluma et nous nous sommes réunis à table
pour un maigre dîner.
Dans les bruits qui couraient d’une maison
à l’autre, il n’y avait qu’une certitude. Dans le

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ghetto, existait un beau temple ouvert, et le
lendemain, sous un soleil inhabituel, haut et
d’une chaleur consolatrice, tout le monde est
allé prier. La synagogue dominait le toit des
autres maisons, comme l’église protestante
de notre village. Entre deux prières, tout le
monde cherchait des parents, sans les trouver.
Où avaient-ils disparu ? Quelqu’un répandit
la rumeur de l’existence d’un long train aux
wagons de bestiaux qui était parti de ce même
ghetto. Il tenait cette information d’un fasciste
qui habitait près de chez lui. Le train avait
quitté la Hongrie. La nouvelle parut invraisemblable
même à mon père, pour une fois
optimiste.
— Nous sommes en 1944, les Russes et les
Américains sont à nos portes, le nazisme et
le fascisme sont à l’agonie.
Les mots de papa étaient de l’or, un baume
sur le coeur pour un petit groupe de personnes
qui l’écoutaient comme s’il avait été un expert
en matière de guerre. Et ils l’interrogeaient, lui
demandaient comment il savait ces choses, de
qui il les tenait. Personne ne possédait de radio
et nous n’avions même plus le petit bonhomme
au tambour, ni même un journal. Personne ne
pouvait sortir du ghetto.
Les Allemands venaient régulièrement nous
insulter et demander des objets précieux, et
chaque fois en retiraient quelque chose.

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Un jour, un miracle s’est produit ! Derrière
le mur, apparut l’oncle Gyula, à la place de
l’Allemand, et dans des sacs il descendit vers
nous tous les trésors de Dieu : du pain, des
pommes de terre, des haricots, des confitures,
des légumes, de la farine, des petits pois, des
fruits au sirop. Incrédules, nous pleurions tous
de joie, papa lui-même avait du mal à retenir ses
larmes. J’ai tout de suite demandé des nouvelles
d’Endre et de Lenke, comment allait le village,
comment allait un malade.
— Et notre maison ?
Il secoua la tête, il se mit un doigt sur la bouche,
il craignait d’être découvert, à moins qu’il ne voulût
rien dire… Était-il arrivé ici avec la complicité
d’un fasciste du village ? Il était très pressé de
repartir. Quoi qu’il en soit, notre gratitude, notre
étonnement et notre espoir étaient irrépressibles.
— Rappelez-vous, nous dit maman, le bien
existe, les saints existent, Dieu existe et Il
nous a envoyé Gyula.
— C’est mon ami, précisa papa, et c’est un
homme.
Jamais nous n’avions eu une telle abondance
de nourriture, et nous l’avons partagée avec les
autres familles nombreuses, et il y avait même
un cadeau pour le médecin qui s’occupait du
ventre douloureux de Jonas.
Pour la première fois, mon anniversaire
(le treizième) a été fêté avec un gâteau, mais
maman soupirait encore pour le pain perdu.

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Il restait encore une semaine de mai, période
que j’aimais pour le parfum du lilas que je volais
aux arbres, et à la place de l’arrivée libératrice
des Russes que mon père avait annoncée, le
ghetto fut envahi par des bandes de corbeaux
noirs, armés, d’apparence humaine.
Au crépuscule, avec la rapidité de l’extinction
des feux, ils nous ont chassés des maisons
en hurlant, nous frappant et nous lançant des
insultes, dans un mélange de la belle langue
hongroise et de l’allemand, maudissant notre
race et tous nos ancêtres : prophètes pouilleux,
punaises, chancres, ils énuméraient constamment
les injures, en surveillant la foule qui
avançait sous les regards indifférents des rares
passants et de ceux qui restaient enfermés dans
leurs maisons.
Il n’y avait plus de temps ni pour pleurer, ni
pour parler, on ne pouvait plus que faire attention
où l’on marchait, veiller à ce que les tout
petits n’échappent pas aux mains tremblantes
de leurs parents, et soutenir les plus vieux qui
chancelaient comme ivres et aveugles. On
aurait dit l’exode d’Égypte, mais sans Moïse,
sans que l’Éternel apparaisse, et, à la place de la
mer Rouge, ce sont les wagons de bestiaux qui
se sont ouverts, dans un bruit déchirant, et le
troupeau humain y a été poussé avec violence.
— Bon voyage ! hurlait avec un rictus sarcastique
un soldat hongrois en nous jetant un
seau pour nos besoins et en levant son bras

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libre pour exécuter le salut fasciste, il ferma la
porte coulissante et le bruit de la barre métallique
extérieure était assourdissant.
Entassés à l’intérieur, où nous avions à peine
la place de mettre nos pieds, nous entendions
résonner les noms des groupes familiaux. Nous
étions, nous, tous ensemble.
— Quelle chance, grâce au Ciel ! répétait
maman et je lui serrais la main, et je ne l’aurais
pas lâchée même si on me l’avait coupée.
À travers les barreaux de la fenêtre, on tentait
de comprendre dans quelle direction roulait le
train qui s’était mis en marche, par soubresauts
sur les rails grinçants.
À la vue du seau, tout besoin physique se bloqua,
durant ce voyage vers l’inconnu.
Une seule question hantait notre esprit : “Où
nous conduisent-ils ? Où nous conduisent-ils ?”
Les rumeurs, muettes comme dans une danse
macabre, flottaient dans l’air embué par nos
souffles.
Dans une semaine, le doux mois de mai se
terminerait, sa lumière caressante s’était transmuée
en un bain turc aux parois sombres.
Maman commençait à étouffer et, pour la
distraire, David, mon frère chanteur adoré, lui
demanda de quoi manger.
Elle s’était ressaisie aussitôt et sortit tout
ce qui restait des vivres apportés par l’oncle
Gyula. Mais notre village nous semblait déjà
loin, dans un ailleurs, avec la porte que mon
La petite fille aux pieds nus
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père avait tenté de fermer. Ce monde-là qui
avait été le nôtre était terminé, un endroit digne
d’un conte, dans le bien et le mal.
Papa et maman ont vieilli d’un coup, à
quarante-huit ans. Et nous, leurs enfants, nous
étions du même coup devenus les parents de
nos parents.
Je m’agrippais au corps de maman, comme
une sangsue à son cou, quand j’avais trop mal
à la tête.
Le voyage – qu’on ne pouvait pas vraiment
qualifier de tel, mais plutôt de transport de marchandises
– ne semblait pas bref, comme cela
avait été le cas entre la maison et le ghetto, mais
infini, et nous étions agglutinés jour et nuit les
uns sur les autres, entre les pleurs, les prières,
la peur et la honte de devoir faire nos besoins
impossibles à retenir, derrière un manteau
tendu.
Soudain, nous avons senti un terrible coup de
frein, les portes des wagons se sont ouvertes, et
les soldats allemands, le long de la voie ferrée,
hurlaient de vider les seaux de merde, et nous
avons presque envié celui qui s’en est emparé
en premier et qui a marché dehors derrière un
soldat armé. Dans l’attente de son retour, nous
nous sommes bousculés avec nos coudes pour
un peu de lumière, un peu d’air. Quelques-uns
ont hasardé la question :
— Où nous conduisent-ils ? Sommes-nous
encore en Hongrie ?

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— Nichts fragen ! Nichts antworten 01 ! disait
avec une voix presque humaine un jeune
soldat.
L’homme qui avait vidé le seau était revenu
et nous ne faisions que lui demander :
— Qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que
tu as appris ? Où sommes-nous ? Qu’as-tu
découvert ? comme s’il revenait d’on ne
sait où.
Sous ces rafales de questions, il secouait
la tête et derrière lui, la porte du wagon se
referma en même temps que celles des autres,
à l’unisson.
De dehors, nous parvinrent des ordres, des
pas militaires et à la fin une chanson au rythme
de marche martiale, que nous avons comprise
pendant que le train s’en éloignait.
In meiner Heimat dort blühen die Rosen
in meiner Heimat dort blühet das Glück
Du Mädchen weine nicht, weine nicht
wenn man von Scheide spricht
gib mir deinen letzten Kuss
als Abschied Kuss 02…
Maman, comme s’ils avaient arraché la nourriture
de la bouche de ses propres enfants,
01 — Pas de question ! Pas de réponse ! (Note de l’auteur)
02 — Dans mon pays natal fleurissent les roses/ Dans mon pays
natal fleurit la chance/ Jeune fille, ne pleure pas, ne pleure pas/
donne-moi ton dernier baiser/ en baiser d’adieu. (Note de l’auteur)
La petite fille aux pieds nus
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donna à la mère d’Eva et à son bébé un petit
pot d’abricots au sirop et trois minces tranches
de pain.
Ce qui restait intact, c’étaient les saucisses
de porc auxquelles personne ne touchait, il
n’y avait guère que papa et moi qui en aurions
volontiers mangé, mais maman nous surveillait
d’un oeil suspicieux et mieux valait souffrir de
faim que de lui procurer du chagrin.
Dans le wagon, c’était la première fois
qu’elle me peignait, qu’elle me faisait des
tresses avec l’unique ruban rouge – que Juja
la folle ne m’avait pas arraché –, en séparant
mes cheveux en deux parties égales. Et personne
ne pouvait être plus heureux que moi,
quand je sentais ses mains tranquilles sur ma
tête comme si elles y avaient trouvé un doux
repos.
Le lendemain, j’ai été coiffée par Judit, et
ensuite par David, qui m’enseignait de nouvelles
chansons qu’il avait lui-même apprises
en ville, mon beau grand frère aux yeux de
velours comme papa. Mais des yeux bleuviolet,
personne dans la famille n’en avait
comme maman, c’étaient les yeux les plus
beaux que j’aie jamais vus et papa en avait
été victime, bien que sa famille ait été opposée
à leur mariage. Et par conséquent, nos
grands-parents paternels ne nous aimaient
pas davantage, nous les enfants de leur bru.
Pauvres grands-parents, et tantes, et oncles,

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où auront-ils fini, tous ? Et les frères et sœurs
de maman ?
Jonas n’eut pas le temps de me peigner, car
au quatrième jour, le train freina brusquement.

……………..

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