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1961: « Les fantômes du 17 octobre »

publié le 08/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Le 5 octobre 1961, le Préfet de police, Maurice Papon, impose le couvre-feu à tous les Algériens de Paris et de sa région de 20 h 30 à 5 h 30 du matin. Nous sommes à quelques mois de l’indépendance de l’Algérie. Le soir du 17 octobre 1961, des milliers d’Algériens convergent vers la capitale. A l’appel du FLN, ils viennent en famille manifester pacifiquement contre cette mesure discriminatoire. Le cortège défile le long des Grands Boulevards. Les Algériens arrétés sont matraqués puis entassés dans les bus de la RATP, réquisitionnés pour l’occasion, avant d’étre internés dans les stades parisiens (Stade de Coubertin, Palais des Sports…) et les commissariats. Pourquoi le FLN a-t-il pris le risque d’organiser de telles manifestations ? Quelles furent les réactions de la population française face à un tel drame ? Quel bilan peut-on faire ? A partir des archives inédites de la Fédération de France du FLN, de la Préfecture de police de Paris et de la CIMADE, Linda Amiri enrichit la connaissance historique du 17 octobre 1961 et fait revivre  » de l’intérieur de la communauté algérienne « , cette sombre page de l’histoire de France.
Commentaire et entretien avec Benjamin Stora


– N-Obs: « « Dans quelle situation se trouve le FLN à la veille de la manifestation du 17octobre 1961 ?
– Benjamin Stora : L’important, pour la direction du FLN, était son implantation en Algérie. Or, les maquis viennent de prendre de plein fouet les offensives militaires françaises, les « Opérations Jumelles » du plan Challe. Lorsque les négociations s’ouvrent avec la France, les maquis de l’intérieur sont réduits à quelques milliers d’hommes. Par contre, le FLN tire sa force de son rayonnement politique international, sa présence à l’ONU et aussi son implantation sur le territoire français. En octobre 1961, on compte 135 000 cotisants au FLN sur une population algérienne en France de trois cent mille personnes. C’est considérable ! Pour le maquis, la Fédération de France du FLN est le nerf de la guerre, un capital financier indispensable, la « 7ème Willaya ». Cette Willaya, française, est elle-même divisée en six. Les deux premières étant Paris intra-muros, 36000 cotisants, et la région parisienne, 54 000, délimitées à la rue près. A l’époque, certains algériens vivent dans les bidonvilles comme Nanterre mais beaucoup sont dans des quartiers de banlieue dont le cœur est Asnières-Gennevilliers-Clichy ». Beaucoup seront d’ailleurs jetés du haut de ces ponts à proximité. La Fédération de France du FLN, en octobre 61, est au sommet de sa puissance financière et politique, avec des Algériens très largement encadrés par leurs syndicats et des responsables de cellules.
– B.Stora : Il y a même des « commandos de choc » qui viennent de gagner une guerre intérieure et sanglante contre leurs rivaux du MNA.
– B.Stora : Le MNA, parti du père du nationalisme et vieux leader historique Messali Hadj, a été crée contre le FLN. En 1955, le MNA représente 100% des immigrés algériens. Messali Hadj considère que le FLN est manipulé par Le Caire. De son côté, le FLN juge le MNA trop réformiste et embourbé dans des négociations sans fin avec le système colonial. En 1956, il décide de le liquider par une série d’assassinats ciblés auxquels les hommes du MNA ripostent par des mitraillages aveugles dans les cafés et des meurtres en série. Alors commence une guerre des frères qui va durer de janvier 56 à mars 62 et va faire 3957 morts et 7645 blessés. Les hommes des commandos de choc du FLN et issus eux-mêmes du FLN, ont l’avantage de bien connaître leurs cibles, ils sont très organisés. En septembre 1957, dans une sorte de Saint Valentin, la quasi-totalité de la direction syndicale du MNA est assassinée en quelques jours, dont Abdelali Filali, un militant d’une valeur irremplaçable. Sur le sol algérien, cette guerre fera 6000 morts et 14000 blessés. Trois ans de tueries. A partir de 1958, sous les coups de boutoir du FLN, le MNA commence à s’effondrer. Fin 60, début 61, le FLN a gagné, la bataille est terminée.
– N-Obs : On ne peut donc pas dire que les corps repêchés dans la Seine en octobre 61 sont dus à des règlements de compte entre Algériens ?
– B.Stora : Non. Le MNA ne conserve plus que deux fiefs, le Nord avec Lille-Roubaix-Tourcoing et l’Est.
– N-Obs : Où en est le FLN dans sa bataille contre la France ?
– B.Stora : En août 58, il a décidé d’ouvrir un second front et de porter la guerre en France en incendiant des raffineries à Marseille. Des français sont tués. C’est une erreur politique, le FLN s’en aperçoit très vite.
– N-Obs : Il porte le feu à la banque !
– B.Stora : Exactement. D’autant que la répression est très efficace et que les « porteurs de valises » français font savoir leur désaccord. Fin 58, c’est fini.
– N-Obs : Pourtant, les commandos de choc passent à l’action..
– B.Stora : Parce que la base du FLN grogne et se radicalise. Elle ne supporte plus la répression policière, les irruptions dans les bidonvilles, les humiliations et les pratiques racistes. Les commandos de choc s’attaquent alors aux policiers.
– N-Obs : Qui sont-ils ?
– B.Stora : Ce sont des volontaires de l’action armée, qui prêtent serment sur le Coran, s’abstiennent de toute activité publique, échappent à la cotisation, n’agissent pas dans leur région et se consacrent aux attentats, aux sabotages et aux exécutions. Ils sont plusieurs centaines d’hommes, membre de l’O.S, l’Organisation Spéciale. Une cellule comprend un chef, un adjoint opérationnel et un autre chargé du renseignement. Le groupe de choc, qui agit, comprend trois hommes. Seul le chef de cellule sait où sont cachées les armes et les hommes d’une cellule ne connaissent pas les autres groupes. Le chef de groupe reçoit ses cibles du responsable régional qu’il rencontre dans un bar ou un lieu public. Et les hommes du commando ne connaissent pas le nom de leurs victimes. L’attentat contre Messali Hadj a échoué parce qu’un des tueurs a reconnu cet homme charismatique qui le regardait droit dans les yeux. Et il n’a pas osé tirer.
– N-Obs : Les commandos de choc tuent aussi des policiers français…
– B.Stora : Oui. En 199O, j’ai eu accès aux archives de la police et aux rapports des RG sur la Fédération de France. Entre 1957 et 1961, 53 policiers ont été tués et 279 blessés. A cette époque, tout le monde a peur de tout le monde. Le gouvernement français fait arrêter et interner sans jugement 8940 algériens dans des camps à Vadenay (Marne), à Saint Maurice l’Ardoise (Gard), à Thol (Ain), et au Larzac(Aveyron). Pour la seule année 1960, mille algériens sont expulsés, transférés vers l’Algérie. La police française est sous influence des militaires qui préconisent d’utiliser les mêmes méthodes qu’en Algérie pour démanteler l’O.P.A, l’Organisation Politico-militaire du FLN. On fait venir d’Algérie des supplétifs, des Harkis pour les installer dans « l’habitat musulman ». Fin 1959, Debré décide de mettre en place à Paris, sous l’autorité du préfet Maurice Papon, une force de police auxiliaire de musulmans d’Algérie encadrée par des officiers de l’armée française et équipée comme des CRS, les « Calots bleus ». En 1960-1961, ils sont 350 hommes, trois compagnies, actifs dans le 12ème, le 13ème arrondissement et le quartier de la Goutte d’Or.
– N-Obs : C’est la « Bataille d’Alger » à Paris !
– B.Stora : Exactement. Les « Calots bleus » surveillent les cafés, enlèvent les militants et les torturent dans les caves… trois cent cinquante hommes qui agissent en toute impunité, arrêtent 1180 militants FLN et en tuent 31. Riposte du FLN : 24 calots bleus tués et 76 blessés.
– N-Obs : Quand le préfet Maurice Papon ordonne un couvre feu à vingt heures pour les Algériens, Ali Haroun, responsable de la Fédération de France s’écrie : « ils veulent nous asphyxier ! »
– B.Stora : C’est un coup très dur. Le recueil des cotisations, le déplacement des militants, les réunions politiques et le déplacement des commandos de choc… tout se faisait la nuit. De Gaulle veut affaiblir le FLN en France comme en Algérie avant les négociations d’Evian. En Algérie, le FLN a réagi par de grandes manifestations politiques, il veut faire de même à Paris. D’autant que la communauté, résolument indépendantiste, est exaspérée par la répression policière, la situation dans les bidonvilles, les pièges à loups disposés autour des baraquements, les pompiers retardés par la population qui crie : « laissez les brûler ! », bref, un climat de haine. Le couvre feu est la goutte de trop. Tout le monde se rend à la manifestation. D’autant que le FLN veille et ceux qui hésitent risquent de se faire tabasser ou, pire, d’être exclus de la communauté. Alors, les banlieusards, les « barbares » s’endimanchent et montent sur Paris. Il ne s’agit pas pour le FLN de mener une foule au massacre. Mais il reste persuadé qu’on ne peut rien obtenir des français sans l’arracher, sans transgresser, sans briser le statut colonial. Et il ne recherche même pas l’alliance de la gauche française ! Pourtant, l’UNEF a pris position, le PSU existe, la nouvelle gauche a changé la donne depuis 1958. Le FLN ne le comprend pas, il monte seul au front.
-N-Obs : Seul ?
-N-Obs : On a découvert, grâce au travail d’une de mes étudiantes, Linda Amiri, (1) que quelques dizaines de militants français, des « porteurs de valises », ont été disposés sur les parcours des manifestations. Ils enverront des rapports à la Fédération de France. Mais, en défiance avec la société française, ils ne diront rien à l’opinion publique.
– N-Obs : Le FLN avait prévu une action en trois jours : un, manifestation pacifique ; deux, manifestation des femmes contre la répression ; trois, manifestations dans les villes de province. Mais, Omar Boudaoud, autre responsable de la Fédération, s’est dit effaré par la violence de la répression du 17 octobre..
– B.Stora : Il a dit qu’il n’avait « quand même pas prévu des pendaisons dans le bois de Vincennes et une Seine remplie de cadavres » !
– N-Obs : Combien de morts exactement ?
– B.Stora : Le gouvernement a dit trois morts, la Fédération de France avance le chiffre de quatre cents. En fait, beaucoup de militants, arrêtés cette nuit là, ont « disparu », c’est à dire transférés en Algérie. Et d’autres, jetés à la Seine, s’en sont sortis et sont restés cachés.
En réalité, il y a avant, pendant et après. Avant, il y a la violence des « Calots bleus » et la guerre police-commandos de choc FLN, une cinquantaine de morts algériens. La nuit même, nous avons trois chiffres : 38 morts selon le rapport commandé par Chevènement, 48 selon un autre rapport demandé par Guigou, 98 morts selon nos recherches. Nos chiffres ont été établis grâce à l’Institut Médico-Légal, la CIMADE, les archives de la police et du FLN. Après cette nuit là et les gigantesques rafles, Jean-Luc Einaudi décompte une centaine de morts algériens exécutés entre octobre et décembre. Donc, en tout, en trois mois, nous avons environ 300 morts. Et c’est considérable ! Un massacre à Paris.
– N-Obs : Pour quel résultat ?
– B.Stora : le même que la « Bataille d’Alger » : une défaite militaire mais la plus grande bataille politique de la Fédération de France. Même si elle le nie, la Fédération de France voulait aussi peser politiquement, à six mois de l’indépendance, au sein du FLN et du GPRA. Le fait est que tous les responsables de la Fédération, -Mohammed Boudiaf, Ali Haroun et Omar Boudaoud -, ont été écartés du pouvoir après l’indépendance. On se méfiait de ces Algériens de France trop européanisés et soupçonnés de laïcité. Pour l’Algérie officielle, en quête d’authenticité nationale, l’indépendance algérienne a été obtenue par les Algériens sur le sol national et pas ailleurs. C’est un mythe. On ne parlera en Algérie du 17 octobre 1961 qu’à partir des années 80, du printemps berbère, de la crise du FLN et de son discours unique. Aujourd’hui, c’est une date très importante que l’on commémore dans la presse et la TV officielle, un rappel de la mauvaise conscience française et la fierté du combat livré. En France, ce sont les beurs qui ont réveillé Octobre 61, eux qui ont milité pour obtenir une reconnaissance officielle.
-N-Obs : Que veut dire, aujourd’hui, Octobre 61, pour les Beurs de France ?
-B.Stora : C’est une date symbôle, capitale de l’immigration. Tous les étudiants m’en parlent sans cesse. C’est l’acte de naissance de l’immigration dans son double aspect, répression et participation. Une façon de rester fidèles aux pères de l’indépendance, à leurs pères. Comme des retrouvailles. Et de se sentir français. De combattre l’injustice. De rester fidèles là aussi aux idéaux de la république. » »
JPM/BStora
(1) « les fantômes du 17 octobre » Linda Amiri. Editions Mémoire Génériques.198 pages. 46 FF.


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