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publié le 21/02/2015 | par François-Xavier Tregan

Dans un minuscule hameau encaissé de la province d’Abyan, dans le sud du Yémen, où des buissons d’acacias et quelques pâturages façonnent un relief cabossé, sec et caillouteux, en impression de vie, au petit matin du jeudi 17 décembre 2009, «le sang des bêtes s’est mêlé à celui des hommes. Je ne pensais pas un jour voir ça.» Muqbil Mohammad Ali se tait.

Il y a bientôt trois ans, un missile de croisière américain s’abattait sur Al Maajala. Le Tomahawk BGM 109D, chargé de bombes à fragmentation, devait frapper un camp d’entraînement d’Al-Qaida. Il décima un campement de nomades, bergers et apiculteurs, 46 personnes au total, quasiment toutes issues de deux clans, les Haydara et les Anbour. Un seul membre de la franchise terroriste locale sera officiellement identifié parmi les victimes.

Pour mieux raconter l’histoire d’Al Maajala, Muqbil Mohammad Ali doit d’abord la montrer. Elle se cache dans une poche de sa veste intérieure, sous la forme d’une vidéo tournée à la va-vite sur un téléphone portable. Elle l’accompagne partout. On y voit des chèvres et des moutons convulser, les entrailles à l’air, recroquevillés en boule sur un sol noirci par le feu. On y voit surtout les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, des rigoles de sang freinées par la poussière. Muq bil a perdu 16 membres de sa famille.

Au nom de la lutte contre le terrorisme, le hameau d’Al Maajala avait été rayé de la carte. Officiellement, la frappe militaire était yéménite. Mais très rapidement, plusieurs journaux et organisations non gouvernementales soulevaient la responsabilité des Etats-Unis. Elle sera clairement établie à l’automne 2010, lorsque WikiLeaks divulguera plusieurs dizaines de milliers de câbles diplomatiques américains. Dans l’un d’eux, en date du 4 janvier 2010, Ali Abdallah Saleh, président désormais déchu du Yémen, regrettait que des «erreurs aient été commises avec la mort de civils à Abyan», avant de rassurer son interlocuteur américain: «Nous continuerons à dire que ce sont nos bombes, pas les vôtres.»

Depuis, ni le gouvernement de Sanaa ni les autorités américaines n’ont endossé la responsabilité du bombardement d’Al Maajala. Une commission d’enquête parlementaire yéménite a bien pointé l’erreur de frappe, mais sans en préciser les causes ni les responsables – les drones servent notamment à recueillir des renseignements et à photographier des sites ou des cibles potentiels.

Associé à HOOD, organisation yéménite de défense des droits de l’homme, le Centre pour les droits constitutionnels, basé à New York, s’est saisi du cas d’Al Maajala. En avril 2012, au nom de la loi pour la liberté d’information, il a engagé une procédure auprès de huit agences fédérales, afin de consulter les documents liés à l’affaire et en retracer le déroulé précis. Pour Pardiss Kebriaei, l’avocate en charge du dossier, «Al Maajala est l’un des exemples les plus clairs de la destruction causée par la politique américaine des assassinats prétendument «ciblés», et de l’absence totale de responsabilité du gouvernement dans sa conduite».

Cinq mois après le déclenchement de la procédure, aucune agence officielle n’a encore transmis le moindre document. «Nous ne nous attendons pas à ce que le gouvernement réponde à notre demande de sa propre initiative, anticipe l’avocate, mais notre espoir est qu’une cour de justice l’oblige à le faire.»

La justice, voici le seul moyen, avoue Muqbil Mohammad Ali, pour atténuer la «haine» qu’il porte en lui. La haine contre son gouvernement, suspecté, à l’époque des faits, d’avoir attisé la peur d’Al-Qaida pour mieux engranger les bénéfices lucratifs de sa coopération stratégique avec les Etats-Unis.

La haine contre les autorités américaines, automatiquement silencieuses, trois ans après les faits, à toute question qui lui est posée sur le sujet. «Ce crime devrait peiner tous ceux qui ont une conscience. Peu importent les indemnités qui nous seront versées, ma haine ne disparaîtra pas sans justice.» Mais le berger met en garde: «Al Maajala a donné un prétexte à certains pour rejoindre les rangs d’Al-Qaida et se venger.»

Depuis ce matin de décembre 2009, les Etats-Unis ont officiellement reconnu leur participation directe sur le sol yéménite à la lutte contre le terrorisme. Les bombardements aériens, les tirs de missiles de croisière et les attaques par des drones se sont multipliés ces derniers mois. Selon le Bureau du journalisme d’enquête, établi à Londres et qui en tient la comptabilité, les attaques américaines, au nombre de 14 en 2011, s’établissent entre 23 et 54 en 2012. Pour cette seule année, elles auraient fait 168 victimes, dont près de 40 civils.

«Les drones aident Al-Qaida», assène Ibrahim Mothana. Agé de 23 ans, cet activiste politique yéménite reprend le titre de sa tribune publiée le 14 juin dernier par le New York Times. «Les frappes américaines ne sont dans l’intérêt de personne, ni du Yémen, ni des Etats-Unis. Les drones tuent souvent des civils, et cela nourrit un sentiment anti-américain dans une population qui n’a pourtant rien contre eux.

Beaucoup de ceux qui combattent aux côtés d’Al-Qaida n’ont pas de lien idéologique avec ses militants. Nous devons nous concentrer sur le développement et sur l’économie. Aujourd’hui, on observe les conséquences négatives de ces frappes. D’après les statistiques officielles, le nombre de membres d’Al-Qaida a augmenté ces dernières années, ces derniers ont même étendu leurs fiefs par rapport à 2009. Oui, les drones aident Al-Qaida», conclut le jeune activiste.

Ahmad Dahman a réalisé le même constat sur le terrain même d’Al Maajala, quelques jours seulement après son bombardement. Cet avocat de HOOD, parti enquêter à la source, a découvert que «plusieurs membres des familles des victimes avaient rejoint Al-Qaida pour se venger». A Mahfad, un district voisin, près de 150 personnes auraient fait le même choix selon lui.

Mais aujourd’hui, au Yémen, sur les lieux où se joue cette lutte contre le terrorisme, les sentiments paraissent plus partagés.
Libérée par l’armée yéménite en juin dernier, la ville de Zinjibar se redresse lentement de longs mois d’intenses combats. Le chef-lieu de la province d’Abyan avait été conquis par Ansar al-Charia, prête-nom d’Al-Qaida dans le sud du pays, au printemps 2011.

Ses habitants, alors jetés sur les routes de l’exode, reviennent par petits groupes dans leur ville. Devant un magasin, au milieu des traces d’une guerre qui n’aura rien épargné, un groupe d’hommes débat vivement. «Moi j’ai déjà oublié ce que j’ai mangé à midi, alors Al Maajala, tu crois qu’on s’en souvient», lance à la bravade un premier homme. «Si c’est dans l’intérêt du Yémen, alors on continuera à faire la guerre, même avec des victimes civiles.» «Oui, c’est grâce aux drones que les terroristes ont été chassés.

Et s’il y a des victimes civiles, c’est à cause d’Ali Abdallah Saleh. C’est lui qui a laissé la porte ouverte à Al-Qaida. Il est le responsable», renchérit un vieil homme. «Mais les civils n’ont rien à voir avec tout ça», tente prudemment un jeune avant d’être coupé par un définitif «la victoire pour la patrie nécessite tous les sacrifices».

A l’évocation d’Al Maajala, citoyens, politiciens, combattants et officiers plissent les yeux et baissent la voix, ils soufflent, peinés et gênés à la fois. Si Al Maajala était nettoyé – des bombes à fragmentation sont toujours éparpillées sur le site et ont fait quelques morts parmi ceux qui s’y aventurent parfois –, Muqbil Mohammad Ali et ses amis, qui vivent toujours dans le voisinage, y creuseraient bien un puits qui irriguerait les alentours. «Ce serait le projet des martyrs d’Al Maajala. Mais aujourd’hui, les nomades redoutent qu’une attaque similaire se reproduise.» Alors les nomades ont peur, et les enfants, lorsqu’ils entendent sans les voir des drones fureter, au «bruit similaire à un hélicoptère bizarre, ils partent se cacher».

Au fin fond du Yémen, des bergers de fortune, poussiéreux, le visage bruni et les mains calleuses, attendent que soit rompu un silence, pour enfin savoir pourquoi, un petit matin de décembre 2009, «qui n’était ni froid ni chaud, le sang des bêtes s’est mêlé à celui des hommes».


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