Faux-médicaments: A la poursuite des pilules de la mort.
Un spécialiste de la sécurité traquait les faux anticancéreux qui inondent le Proche-Orient.
Il a réussi à démanteler l’un de ces réseaux qui assassinent des milliers de malades. Retour sur une traque.
Adel le Palestinien ne comprend pas. Sa soeur est morte et il ne sait pas pourquoi. Son cancer du sein avait été détecté très tôt. Les médecins étaient rassurants. Avec un médicament approprié, elle vivrait. A 2 000 dollars la boîte, le traitement à base d’Imanitib est certes horriblement cher, mais il est sûr. Pour trouver l’argent nécessaire, Adel s’est ruiné, il a sillonné la Cisjordanie, négocié ses passages à chaque checkpoint israélien, ameuté la famille, les amis.
A force d’énergie, Adel a réussi à faire admettre sa soeur dans un hôpital israélien. La réponse aux injections était positive, la tumeur stabilisée. Puis il l’a fait transférer dans le département oncologique d’une clinique moderne à Ramallah, Al-Arabia, tenue par un médecin palestinien, le docteur Baker – un bienfaiteur de son peuple ! -, qui procurait le même médicament à moitié prix. Six mois plus tard, elle meurt dans d’atroces souffrances.
Le médicament, référence «S00 50 A», contenait de l’eau, un peu de sucre, quelques traces d’aspirine, un colorant…, c’est-à-dire rien. Zéro principe actif. Prix de revient, 2 dollars la boîte. Le Dr Baker est un assassin. Et Adel ne le savait pas.
A 3 000 kilomètres de là, dans les bureaux gris acier, le nouveau responsable de la sécurité d’une compagnie pharmaceutique suisse à Bâle, Lucien, ne décolère pas. Des messages d’alerte aux médicaments contrefaits arrivent sur son bureau comme autant de lampes rouges clignotant à travers tout le Moyen-Orient. Lucien est un ancien soldat, fatigué des champs de bataille, qui se fiche bien des médicaments de confort sur internet où 100% du Viagra proposé est faux. Mais là, il s’agit d’anticancéreux ou d’anticoagulants, de vie ou de mort.
Alors Lucien entre à nouveau en guerre contre une armée d’assassins inconnus. Lucien déteste la publicité et s’irrite dès qu’on parle de lui. Il ne cesse de répéter : « Un homme seul ne peut rien. Pour affronter une affaire de cette dimension, il faut le travail de toute une équipe. » Pour lui, pour eux, c’est une quête, une croisade, vitale, fiévreuse, obsédante. Une tragédie en cinq actes.
Acte I : la révélation
1er juillet 2007, Amman, Jordanie. Lucien, en tournée chez les distributeurs de sa compagnie, apprend qu’un homme a proposé ses services. Un certain Raëd dit tout savoir sur les faux médicaments. Pour preuve de sa bonne foi, il apporte une boîte d’Imanitib que seul, en Jordanie, le ministère de la Santé jordanien peut délivrer. Lucien examine la boîte : pilules orange, emballage, date de manufacture et d’expiration, tout est parfait. Il la fait analyser : aucun principe actif. Un faux. Numéro du lot : «S00 50A».
Rendez-vous discret avec Raëd. L’homme, la trentaine, porte jean et chemise, le cheveu gominé, une belle montre, 3 téléphones portables. Il est propre, branché, sûr de lui, l’allure d’un jeune homme d’affaires du Moyen-Orient qui a réussi. Il propose de devenir un informateur rémunéré de la compagnie. Mieux, d’infiltrer le réseau de contrefaçon. Il connaît le nom de son chef : Wajee Abu Odeh, un Jordanien installé en Chine, anonyme perdu dans la fourmilière commerciale de Shenzhen.
Au premier contact, Lucien a pris sa décision : «Ce n’était plus un simple travail d’enquêteur-policier, il fallait le «traiter» comme un agent.»
Lucien a fait Saint-Cyr, la Légion, servi au Liban, au Tchad, en Bosnie, en Afghanistan et en Centrafrique. En 1985, après l’échec de l’affaire Greenpeace, quand le nouveau patron de la DGSE décide de recréer le 11e Choc, le jeune lieutenant de 26 ans est sélectionné pour rejoindre la grande maison.
D’abord dix ans d’opérations commandos, puis le passage au civil, toujours pour la DGSE. Le «Renseignement afin d’action», la clandestinité, les faux passeports, les pseudos, le cloisonnement des cellules, le traitement d’un agent, l’exécution… il connaît. Lucien propose à Raëd, nom de code «Roméo», d’aller en Chine passer une commande d’anticoagulants.
Dès le début du conflit irakien, au printemps 2003, Wajee et quelques autres ont compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer du manque cruel de médicaments dans un pays saigné par la guerre. Aujourd’hui, Wajee est riche, très riche. Il a fondé Skypark & Co. Ltd, une société-écran installée dans plusieurs centaines de mètres carrés au sommet d’une tour de béton et de verre. Raison sociale : «Appareils électriques & Consultance économique.» Des bureaux magnifiques, mais déserts, avec une ligne de téléphone où sa deuxième épouse chinoise répond aux très rares appels : une coquille vide. Ses activités réelles se trouvent ailleurs, entre une manufacture chinoise en province et les colis de faux médicaments expédiés au Moyen-Orient.
En août, «Roméo» débarque à Shenzhen, surveillé par une équipe de 6 personnes. Lucien se méfie. Il a réactivé ses anciens réseaux : «On lui avait mis du monde derrière.» Filatures, écoutes et entretiens filmés… Il constate très vite que son informateur a menti et cherche à l’escroquer.
«Roméo» a proposé un marché juteux à Wajee : «Je tiens des Européens naïfs et riches. Je passe commande en leur nom. On les tond. Et on partage !» Wajee accepte. Pour Lucien, peu importe le double jeu de «Roméo». Le gros poisson a mordu à l’hameçon.
A la fin de l’été, les policiers jordaniens saisissent une grosse quantité d’un médicament contre l’hypertension et arrêtent 14 personnes, dont un certain Mohammed… le petit frère de «Roméo». Le noyau du groupe, établi dans deux villes de chaque côté de la frontière syro-jordanienne, à Dara et à Ramsa, est une alliance de type mafieux entre clans familiaux, contrebandiers de pères en fils. Lucien enrage. Il a tiré un fil et flaire le réseau criminel international, puissant, dangereux, hermétique. Pour le reste, il ne sait rien. Il lui manque les clés !
Acte II : agiter le bocal
Le jour, la nuit, les week-ends, Lucien ne lâche plus le dossier. Il organise un atelier de réflexion à Amman et à Damas, invite 200 personnes, des douaniers, des médecins, des policiers – réticents – de l’anticorruption et même les patrons de la JFDA, l’agence pharmaceutique jordanienne.
Lucien rappelle que 10% des médicaments qui circulent dans le monde sont des faux ! Silence prudent. Il prononce le nom de Wajee et certains dans la salle pâlissent. L’homme est connu ! En Syrie, le trafic de drogue est puni par la peine de mort, en Jordanie, par la prison à vie.
Et celui des médicaments ? Rien. Ou si peu. Quelques milliers de dollars d’amende et les inculpés sortent de prison deux mois plus tard. Comme les 14 hommes récemment arrêtés. Parmi eux, Jamal, un parrain local issu de Ramsa, comme Wajee. Tout aussi dangereux. A peine libéré des prisons jordaniennes, il file installer un hub, une plate-forme de distribution, en Syrie.
Et un certain Sheriff, qui a échappé à la rafle, part au Caire, en Egypte, pour y installer sa propre base internationale. Wajee, Jamal, Sheriff… Le carnet de Lucien commence à se remplir de noms, comme autant de pistes.
Acte III : opération «Monaco»
«Tu sais pourquoi tu es tombé ?» Mohammed, le frère de Raëd- «Roméo», l’informateur véreux, vient de sortir de prison. Lucien a décidé de le recruter. «Non ? Je vais te le dire. C’est ton frère qui t’a balancé aux flics. Pour se couvrir.» Tassé sur sa chaise, Mohammed blêmit. «Tu as une belle femme, tu es jeune, très amoureux. Dommage ! Parce qu’en Jordanie tu es grillé, foutu.» Au cinquième entretien, désespéré, Mohammed craque. Il sera «Mario», le deuxième indic de Lucien, qui lui paie son installation à Héliopolis, au Caire.
Mission : approcher le fameux Sheriff, devenir son bras droit, l’espionner. Et rendre compte, au quotidien, par écrit, à son officier traitant local : «Je me méfiais de «Mario». Il fallait le mouiller. Et lui tenir les rênes très courtes.» Ca marche ! Rapidement, «Mario» reconstitue le schéma du hub de Sheriff et celui de Jamal en Syrie. Lucien note le détail de l’organisation, les commandes de dizaines de milliers de boîtes, l’organigramme du personnel… En tout, une quarantaine de noms. Et il écarquille les yeux devant l’ampleur du mal.
Sheriff fournit 50% des anticancéreux du pays ! Avec 80 millions d’habitants, un taux record d’analphabétisme, un pays où tout s’achète, l’Egypte est extrêmement vulnérable. Près de 2 500 pharmaciens se divisent en trois catégories. A : pharmacie moderne, médicaments sur ordonnance, en plein centre-ville; B : magasin en banlieue, médicaments courants; C : 7 000 échoppes, voire des épiceries, comme en Haute-Egypte. Sheriff le trafiquant fourgue ses contrefaçons aux petits magasins C à 30% du prix officiel; ceux-ci les revendent à des grossistes, peu regardants, à 50% du prix, qui eux-mêmes fournissent, à 60% du prix, les stocks des pharmacies A et des hôpitaux.
Au coeur du Caire, un hôpital ultramoderne «soigne» ses malades en danger de mort avec des médicaments contenant zéro produit actif ! «Roméo» a beau être le bras droit du caïd, Sheriff ne lui dit pas tout. Et il faut des preuves tangibles de ses crimes. Après l’infiltration, il est temps de passer à l’action.
C’est l’opération «Monaco», du nom de code d’un ancien collègue de Lucien. Un homme étonnant, à la fois sosie de Corto Maltese, véritable agent secret et latino spécialiste de l’Amérique du Sud. «Monaco» invente une société à Gibraltar, avec licence, historique de mails commerciaux, photos et fiches de paie. Lucien a monté l’opération au millimètre : «Je n’avais pas envie que mon agent se retrouve avec un couteau planté dans le dos.»
«Mario» parle à Sheriff d’un «client» très lié aux Farc de Colombie et capable d’ouvrir le grand marché de l’Amérique latine. Sheriff a de l’appétit, mais il se méfie et il faudra 5 rendez-vous pour que «Monaco» soit enfin reçu chez lui, le corps bardé de micros et d’une minicaméra.
«Femara, Plavix, Diovan, Lorazepam, Glivec, Synacthen… Je peux vous fournir tout ce que vous voulez ! N’importe quelle quantité !», pérore Sheriff. «Il y a quand même un peu de principe actif dans vos médicaments, non ?», demande «Monaco». «Ah non ! Ou alors c’est plus cher. – Alors vos médicaments ne soignent pas du tout ? – Mais, mon cher, ces médicaments ne sont pas faits pour soigner, mais pour gagner beaucoup d’argent !», dit Sheriff. Et l’assassin éclate de rire.
«Monaco» passe commande d’un millier de boîtes de Femara, un anticancéreux. Peu après, Lucien peut examiner le code-barres et le bordereau aérien de l’envoi par Emirates Airlines : fabriqué en Chine et expédié par Wajee, en transit par Dubaï vers le destinataire, Sheriff. Des preuves !
Comment frapper dans un pays gangrené par la corruption ? Ses photos sous le bras, Lucien obtient un rendez-vous au sommet avec Suzanne Moubarak, épouse du chef de l’Etat égyptien. Elle l’écoute longuement et l’envoie vers le général Amer, un militaire, sobre, nuque raide et moustache droite, drapeau égyptien et portrait de Moubarak au-dessus de son bureau… «J’ai lu le dossier. Beau travail ! Je m’en occupe», dit le général.
En mai 2008, Sheriff et ses hommes sont arrêtés, sa manufacture locale investie, 17 000 boîtes saisies, le hub égyptien est démantelé. Première victoire. Et Wajee ? Il a disparu dans l’obscurité des geôles chinoises, victime d’une opération «propreté» avant les jeux Olympiques. Un de moins ! Reste le réseau de Jamal à Damas, qui couvre la Syrie, la Jordanie, le Liban et l’Irak. Jamal ! Le plus dangereux d’entre tous. Lucien en est convaincu, c’est en Syrie que se trouve le foyer du mal.
Acte IV : la traque
A Damas, Lucien comprend très vite pourquoi «Roméo» et «Mario» crèvent de peur dès qu’on prononce le nom de Jamal. Lui et ses complices sont des tueurs, et des pros. Ils n’ont pas de domicile stable, pas de téléphone fixe, pas de voiture à leur nom, ils utilisent des pseudos, savent rompre une filature, changent de plaques d’immatriculation, séparent «zone vie», «zone travail», «zone contact», et jettent leur portable au bout de cinq jours ou après un appel important… Des fantômes ! «Des habitudes de terros à l’Al-Qaida !», s’étonne Lucien.
Mieux, ils n’ont pas besoin d’armes. Des criminels expérimentés, sûrs et tranquilles. En une nuit, leur machine peut encapsuler 10 000 boîtes de médicaments, 7 millions de dollars de bénéfice net ! L’équipe de Lucien a beau analyser cent fois les données, le réseau syrien leur glisse entre les doigts. Jusqu’à ce jour d’octobre 2008 où un pharmacien de Damas conduit Lucien vers un ami médecin, proche du… président Bachar al-Assad, lui-même ancien ophtalmologue.
Le chef de l’Etat tape du poing sur la table, appelle la Sûreté nationale : «Nettoyez-moi ça !» Lucien ouvre ses dossiers. Son interlocuteur à la Sûreté sera le commandant «Abdallah», front dégarni, ventre rond, allure débonnaire de médecin de famille, limier redoutable. Il débriefe «Roméo» en arabe avant de lui faire sillonner Damas pendant vingt-quatre heures dans une voiture banalisée aux vitres teintées. Blême de peur, «Roméo» retrouve vite ses souvenirs, indique une planque, un lieu de rendez-vous : «Là ! Ici. Et là aussi…»
Le commandant «Abdallah» note. Vingt de ses meilleurs hommes commencent immédiatement écoutes et filatures. Le hub couvre tout le pays, entre Damas, Alep et Dara. A la moindre alarme, tout le monde passera la frontière. Il faut faire tomber le réseau d’un coup, en une seule opération. Au bout d’un an de traque, la nasse se referme brutalement. De retour d’Irak, un homme de Jamal grille un feu rouge, le flic fait ouvrir son coffre et découvre des médicaments. Alerté, «Abdallah» intervient. Interrogé, l’homme livre une planque essentielle. Le premier suspect est arrêté vers 20 heures à Damas, le dernier au petit matin, à 500 kilomètres de là. Vertigineux.
Acte V : le dénouement
Un portrait de Bachar, 3 ordinateurs, 3 téléphones et 2 grenades quadrillées en décoration. Derrière son bureau, le haut responsable de la Sécurité nationale, yeux de chat et sourire d’enfant, écoute le commandant «Abdallah» faire son rapport. Sur le mur, un diagramme que le commandant pointe de sa baguette. Quand il est entré dans l’usine de Jamal, le limier a eu un temps d’hésitation : «Trop petit par rapport à la façade. Démolissez-moi ce mur au fond !»
Derrière, une machine capable d’encapsuler la production du Moyen-Orient, un engin de 6 tonnes qu’il a fallu enlever avec une grue. Le bilan ? Le commandant «Abdallah» sourit et étale les chiffres : 55 arrestations, quelques comparses en fuite mais paralysés, l’écrasement d’un réseau qui fournissait tout le Moyen-Orient. .. Du jamais-vu !
Lucien, lui, reste rêveur, son regard perdu glisse sur la carte, vers l’Irak, où le marché a explosé, où des médicaments assassins portent le tampon officiel du ministère de la Santé, où… «J’irais bien y faire un tour.»
Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur Publié le 25 avril 2010
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