A la recherche du palais perdu.
Dans les sous-sols de sa maison, quartier Saint Léonard à Montréal, Denis Brodeur veille sur une curieuse caverne d’Ali Baba : un amoncellement de souvenirs et de trophées divers, des boîtes et des livres empilés en strates infinies, mais aussi une chambre noire où, longtemps, il développa des kilomètres de pellicules enchantées. Aux murs, Wayne Gretzky, Bobby Orr, Gordie Howe, stars du hockey d’hier, côtoient d’autres champions incomparables : Jack Nicklaus, Hank Aaron ou Sugar Ray Leonard.
A proximité de l’agrandisseur, sur un cliché daté de 1986, deux gardiens, le dos légèrement incliné, la crosse posée horizontalement sur le haut de leurs jambières de cuir se côtoient : Wladimir Tretiak, dix fois champion du monde, sans doute le meilleur spécialiste de l’histoire à ce poste, et son clone parfait – exception faite de sa taille et de son âge – Martin Brodeur, le fils de Denis, aujourd’hui l’un des meilleurs éléments de la ligue professionnelle. Le maître et l’élève en quelque sorte, réunis à l’issue d’un cours organisé à quelques pâtés de la maison familiale, sur la patinoire des “ Quatre glaces ”, où le modèle russe eut un temps ses habitudes.
“ Une chance incroyable, concède Denis : Martin ne demandait qu’à apprendre et le meilleur gardien du monde était installé juste à côté ! ” L’aubaine fut effectivement délicieuse, peut être décisive. Une manière de cadeau de Noël à l’image de tous ceux accumulé au pied du sapin qui encombre le salon du rez-de-chaussée où défilent, ce matin là, les anecdotes et les souvenirs. Denis insiste : “ Il fut un temps où tous les gosses des environs jouaient au hockey. C’était naturel, quasi obligatoire. Mais depuis une vingtaine d’années, ils sont beaucoup moins assidus. Ils ont mille autres loisirs à leur disposition, la vie est moins dure et beaucoup plus confortable. Evidemment, chez nous, c’était un peu différent… ”
Denis Brodeur ne le concède qu’avec réticence : avant de se muer en photographe de presse et de louer ses services aux journaux les plus populaires de la ville, il fut lui-même un gardien remarquable. Et donc un (autre) professeur inespéré. Gaucher et râblé qui, en 1956, décrocha une médaille de bronze aux Jeux de Cortina d’Ampezzo et s’enquit, dès lors, de transmettre son savoir à sa progéniture. A Martin en particulier, le plus passionné de ses trois fils, que l’on retrouve, au détour d’un cliché supplémentaire, cheveux évaporés, langue tirée, bras et jambes écartelés, en cette attitude qui (déjà) le fait ressembler si fort aux Bibundums casqués du hockey professionnel. Sur le trottoir qui fait office de patinoire, en quête d’une balle de tennis qui tient lieu de palet, le gamin est à peine âgé de cinq ans !
Denis encore : “ Martin utilisait mon propre équipement rafistolé tant bien que mal. Il était à l’écoute, très obéissant. Je n’ai pas eu à insister beaucoup pour lui offrir ce que je tenais moi-même de mon père… ” Un langage et des habitudes, un savoir-faire et des attitudes qui, de loin en loin, finirent par assurer le tissu d’une excellence en devenir et l’étoffe du héros né pour la servir.
Un jour plus tôt, Denis et Martin étaient exceptionnellement réunis. Les New Jersey Devils – où son fils exerce depuis huit ans – faisant escale à Ottawa, à trois heures de route seulement de Montréal, le père ne voulait manquer le rendez-vous sous aucun prétexte. Pas plus que les deux frangins admiratifs comme des premiers communiants, ni le neveu, édenté et hilare, habillé, cela va de soi, d’un maillot estampillé aux couleurs de l’idole. Le mot n’est pas trop fort. Ce soir là, Martin fit mieux que briller : il n’encaissa aucun but et remporta son 300è match professionnel par la même occasion ! Après la rencontre, les uns et les autres se retrouvent dans le “ family lounge ”, sorte de sas improvisé où les gladiateurs en perpétuelle errance retrouvent pour quelques minutes leurs proches ou leurs amis.
Embrassades, tapes dans le dos, échanges de cadeaux : elle est là la grande famille du hockey qui, même en ce lieu informel et désincarné, tente vaille que vaille de resserrer ses liens. Plus haut, dans les étages de cet incroyable château fort de béton perdu au milieu de nulle part, le public, saoulé de lumières tapageuses et d’images syncopées, s’éparpille dans l’indifférence. Momentanément, le grand cirque de la Nationale Hockey League (NHL) éteint ses lampions en attendant de transporter son chapiteau à Denver, Pittsburg ou Miami. Entre les trottoirs de Saint Léonard et le Correl Center d’Ottawa, il y a d’évidence davantage que quelques centaines de kilomètres d’autoroute : il y a un monde, un gouffre, un divorce en bonne et due forme que même les plus optimistes estiment, depuis quelques années, inéluctable.
Tous les sports professionnels imposent à leurs élites surmédiatisée et à leurs plus modestes représentants de jouer le grand écart. Mais plus encore le hockey qui, sur sa terre d’origine, en ce Canada qui l’a vu naître il y a un peu plus de cent cinquante ans, n’en finit plus de s’estimer spolié, victime d’une réelle “ captation d’héritage ” de la part de “ l’ogre ” américain accusé, ici comme dans bien d’autres domaines économiques et culturels, de privilégier ses profits au détriment des particularismes de son “ impuissant ” voisin. Tous les témoins – bénévoles, éducateurs, dirigeants – croisés à Montréal, Québec ou Ottawa le confirment : le sport supposé national, pour enthousiasmant et représentatif qu’il soit, n’en est pas moins en perte de vitesse constante et tout autant son pouvoir attractif et son image.
Les chiffres ne trompent pas. Depuis dix ans, le nombre des licenciés, malgré l’apport non négligeable des filles et des seniors, stagne. Dans la seule région du Québec, il serait même en chute libre ayant fondu de plus de moitié (de 200 000 à 80 000) au cours de la même période. Parallèlement, pas moins de 1 000 équipes, toutes catégories d’âge confondues, auraient été supprimées. En 1999, toujours dans la partie francophone du Canada, la fédération de soccer, pour la première fois, recensait plus d’adhérents que celle de hockey. Plus significatif encore : le taux de pénétration du sport roi parmi les 10-17 ans est passé, pendant le même laps de temps, de 22 à 13,6 % !
Sous la voûte (chauffée) de la Doug Harvey Arena, dans la banlieue ouest de Montréal, Jacques Boisvert s’efforce d’effacer d’un revers de crosse tous ces mauvais présages. En ce samedi, de bon matin, il n’a d’yeux que pour une marmaille impatiente et turbulente : quarante lutins montés sur patins qui s’efforcent, vaille que vaille, de mimer les idoles cathodiques dont ils applaudissent, de loin en loin, les exploits. Son travail tient du sacerdoce. Prof de gym (et donc de hockey) au collège Jean-de-Brébeuf pendant la semaine, le voilà remettant le couvert pour le compte d’une association de quartier timidement soutenue par les autorités municipales : “ Sans les parents, le hockey serait mort ! Je vous assure qu’il en faut de la patience pour équiper, soutenir, conduire une jeunesse de plus en plus frileuse et repliée sur elle-même… ” Boisvert sait de quoi il parle : ce sont d’autres pères de famille qui le soutiennent dans sa tâche ; sa femme, comme toutes les autres mères, attend patiemment dans les tribunes ; les cotisations ne sont pas données (2 000 F. par an) et le prix des équipements tout autant (1 500 F. pour une bonne paire de patins).
Il est bien fini le temps des patinoires improvisées à l’extérieur, au carrefour de deux rues, sur un parking abandonné. Faute de combattants, les édiles locaux rechignent à préparer et entretenir des surfaces “ sauvages ” et c’est au sein de patinoires agrées – et donc coûteuses – que s’émancipent le plus souvent les apprentis champions. Professeur au collège Edouard-Montpetit – le seul sport-étude de Montréal – Benoît Barbeau ne se plaint pas : ses propres élèves sont motivés et passionnés. Depuis douze ans qu’il exerce dans cette structure une bonne dizaine d’aspirants sont devenus professionnels. Mais son discours est néanmoins tempéré : “ L’intérêt, c’est certain, n’est plus le même. Gamin, avec mes frères, je ne quittais même pas mes patins à l’heure du déjeuner ! On jouait partout et tout le temps. Il faut dire que nous n’avions pas grand chose d’autre à faire. C’était le hockey ou rien… ”
C’est l’histoire des temps révolus, des souvenirs suspendus et des éternels fantômes qui les habitent. Ceux de la rue Sainte Catherine et de l’antique Forum aujourd’hui démoli. Ceux de la “ Sainte flanelle ” et des “ Glorieux ”, l’inégalable équipe des Canadiens et de ses représentants les plus intrépides. Vingt-quatre Coupes Stanley au total – la récompense ultime en matière de hockey – et cinq d’affilée au cours des seules années 50 ! Depuis rien ou plus si : une nouvelle patinoire, lustrée comme un bloc opératoire, chaleureuse comme une salle d’opéra.
Dimanche après midi. 9 000 spectateurs jouent des coudes pour soutenir en cette enceinte en tout point semblable – mêmes lumières, mêmes odeurs – à celle d’Ottawa visitée deux jours plus tôt, deux des meilleures équipes juniors du moment : Mocton et Rockets. La barbe à papa et celle du père Noël sont au rendez-vous, mais pas la chaleur, ni la fièvre, ni la compétence que regrettent tous les nostalgiques.
Barbeau encore : “ L’attention n’est plus la même. Les gosses s’intéressent aux mouvements, aux couleurs, mais pas forcément à la tactique et à la stratégie. C’est une culture qui petit à petit s’évapore. Qu’on le veuille ou non, le hockey est un sport de tradition qui répond à certains codes, qui représente une culture, un enracinement, la perpétuation de valeurs figées pas forcément en phase avec celles d’une jeunesse en perpétuel mouvement qui doute et se cherche constamment. Notre société multiethnique ne se sent pas autrement concernée par le hockey et dans les quartiers pauvres de la ville on a souvent d’autres priorités à faire valoir que l’achat d’une paire de patins ou même d’un ticket de stade… ”
Ce que ne dit pas Barbeau qui, malgré son constat, n’a de cesse, soir après soir, de prendre sa crosse de pèlerin pour initier une jeunesse rétive, c’est que le hockey est aussi, et par essence, un sport dont l’apprentissage est rude, ingrat, décourageant parfois. Il faut voir dans son collège l’imprécision des passes, les gamelles à répétition, les rondelles perdues à la moindre occasion pour apprécier la masse de sacrifice que cette spécialité réclame. A force d’applaudir des bolides bodybuildés exécuter leurs glissades à la vitesse du son et catapulter leurs missiles en un éclair, on oublierait presque l’humilité et la patience que l’exercice réclame à l’aube de sa découverte. Les heures de pratiques qu’il impose et les réticences que, par contrecoup, il suscite. A une époque où la loi des efforts économisés et des résultats calculés prévaut, sans doute n’est-ce pas là le moindre des handicaps que le hockey ait à surmonter.
Dans la périphérie du fameux stade olympique de Montréal où sont regroupées la quasi-totalité des fédérations sportives québécoises, Guy Blondeau, patron du secteur hockey, acquiesce : “ Je comprends les gosses. Se lever une heure plus tôt, rester une heure plus tard, sans être certain de s’amuser vraiment : ce n’est vraiment pas évident ! L’âge critique du hockey c’est 14-15 ans. L’époque où les parents n’accompagnent plus leurs enfants et où les enfants sont obligés de traîner eux-mêmes leur sac… Ca ou jouer à la Playstation : je ne vous fais pas un dessin ! Et c’est vrai, que même dans le domaine du sport, le ski ou le soccer, permettent de satisfaire un plaisir immédiat beaucoup plus facilement… ”
En pleine saison de NHL, les écrans de télévision ne sont pas avares de comptes-rendus. Des flashs, des résumés, des séquences saucissonnées à l’extrême, des buts toujours répétés en boucle. Sans compter les démonstrations de joie disproportionnées et les gestes défendus comme s’il en pleuvait. Au-delà des chiffres qui patineraient chaque jour davantage et de la tradition qui tirait de plus en plus de la bande, il y aurait donc aussi un problème d’état d’esprit. Boisvert : “ C’est certain. L’image des stars fausse le jeu. Et tous autant leurs salaires. Six millions de francs par an, vous vous rendez compte ? Du coup certains parents ne pensent plus qu’à ça : que leurs gosses leur rapportent vite de l’argent. A l’inverse d’autres hésitent : pourquoi confier mon fils à un sport où les coups tordus et castagne sont de règle ? ”
Depuis une demi-douzaine de saisons, les instances fédérales tentent de colmater les brèches. Divers programmes de sensibilisation et d’information ont été mis sur pieds. Des tracts distribués, des spots publicitaires commandés. “ Avec des résultats, avoue Blondeau, plutôt mitigés. Je ne dis pas que la situation est devenue irréversible, mais ce qui nous préoccupe maintenant c’est de développer l’idée du hockey de loisir. Moi-même je joue deux fois par semaine avec des anciens et on ne compte plus les équipes et les ligues qui se développent sans autre souhait que de se dépenser, de faire de belles passes ou de marquer des buts sans conséquence… ”
Bien sûr Boisvert, Barbeau, Blondeau ont pris connaissance de la sélection olympique révélée à la mi-décembre par Wayne Gretzky, promu manager général de l’équipe nationale. Comment auraient-ils pu passer outre ? Orchestrée en grande pompe, en plein cœur de Toronto, dans un bâtiment aux allures romaines, siège du “ Temple de la renommée ”, un musée entièrement dévouée à la cause, répercutée par toutes les télévisions nationales, l’événement ne pouvait passer inaperçu. Y ont-ils vu quelques espoirs d’assister à une réconciliation des extrêmes, à une “ trêve olympique ” susceptible de favoriser des considérations plus fondamentales que les masses salariales et autres retours sur investissement qui, de plus en plus, encombrent le quotidien du hockey professionnel ?
Après tout, l’exemple du tournoi de Nagano, il y a quatre ans – premier festival olympique ouvert aux joueurs professionnels de la NHL – ne leur a pas laissé que de mauvais souvenirs. Au-delà de la défaite du Canada en demi-finale, ils ont apprécié, comme le gros de la population, des matches pour une fois plus ouverts, plus incisifs, sans temps morts ni violence inutile. Une compétition qui a certes tourné à l’avantage de la République tchèque, mais où leurs représentants ont plutôt bien figuré. Martin Brodeur : “ On l’oublie, mais nous n’avons été battus que d’un malheureux tir au but, un exercice que nous ne pratiquons pas en NHL et pour lequel nous ne nous étions peut être pas suffisamment préparé. C’est certain, les Jeux olympiques peuvent être un moyen de réveiller les Canadiens. Même s’ils n’ont pas perdu la foi, même si nos juniors sont parmi les meilleurs du monde, cette échéance est idéale pour remotiver notre jeunesse toute entière… ”
Le gardien des New Jersey Devils, exilé aux Etats Unis par la force des circonstances, ne doute pas. Un signe : c’est le matin même de ses trente-neuf sauvetages face aux Senators d’Ottawa que Wayne Gretzky a officialisé sa seconde sélection olympique aux côtés de (excusez du peu !) Mario Lemieux, Eric Lindros, Steve Yzerman, Paul Kariya, Joe Sakic ou Theoren Fleury. Même s’il y a loin de la théorie à la pratique, du championnat nord américain au championnat olympique, même si le Canada n’a plus remporté de médaille d’or depuis un demi-siècle, tous les envoyés spéciaux du hockey canadien à Salt Lake City – terre ennemie s’il en est – seront, il l’avoue, motivés comme jamais.
Revenu dans sa cave, son père se dit, de son côté, que les choses ne peuvent continuer sur cette voie, que le hockey qu’il aime ne peut perdre un peu plus ses bonnes habitudes et qu’une Nation est d’abord faite d’honneur et de tradition. Avant de prendre congé, il insiste : les visiteurs ne peuvent partir sans avoir admiré “ sa ” médaille de bronze de 1956. Avec le diplôme qui va avec elle occupe un cadre qui le dépasserait presque. Un trophée aux dimensions de l’espoir qui, de Vancouver à Halifax, d’Edmonton à Winnipeg, court, malgré tout, sur toutes les patinoires du Canada.
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