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A Raqqa, «l’ambiance s’est tendue, la paranoïa grandit»

publié le 12/10/2015 | par Luc Mathieu

La capitale syrienne du «califat» est de plus en plus isolée : l’accès à la Turquie est verrouillé et les jihadistes déserteurs sont traqués par l’organisation.


((Photo Nour Fourat. Reuters))

Raqqa n’est plus le paradis jihadiste vanté par l’Etat islamique (EI). La capitale syrienne du «califat» n’est pas sur le point de s’écrouler, loin de là, mais elle s’affaiblit. «Je suis de plus en plus inquiet. Je suis coincé ici alors que je n’ai qu’une envie : m’échapper. Beaucoup sont comme moi, ils veulent partir même s’ils ont trop peur pour le dire ouvertement. Inch Allah, nous réussirons», affirme un jihadiste européen contacté par Internet.

«L’ambiance s’est incontestablement tendue à Raqqa. On le sent à la paranoïa grandissante de leurs intermédiaires et de certains de leurs commandants», ajoute un diplomate occidental en poste à Gaziantep, en Turquie.

Raqqa reste le symbole de la puissance de l’EI. Première ville syrienne d’importance dont il s’est emparé, elle est l’un des deux piliers du «califat», avec Mossoul, en Irak. C’est à Raqqa qu’ont afflué dès 2013 des milliers d’aspirants au jihad venus d’Europe, d’Asie et d’Amérique. C’est là aussi que s’est forgé un proto-Etat doté d’une police, de tribunaux, d’une administration et, bientôt, d’une monnaie.

Mais depuis cet été, Raqqa est aussi plus isolé. La ville est toujours reliée à la partie irakienne du califat, par où transitent armes et combattants, et au Sud-Est syrien, où l’EI contrôle quasiment Deir el-Zor. Mais elle a perdu l’un de ses principaux accès à la Turquie depuis que les Kurdes ont chassé les jihadistes de Tall Abyad, une ville syrienne située à la frontière.

Surveillance accrue

«Ces derniers mois, l’EI a reculé dans le nord de la Syrie alors qu’il progressait vers le centre et le sud, en réalité grâce au régime syrien qui s’est retiré de Palmyre», note le diplomate de Gaziantep. L’isolement de Raqqa est accentué par le changement d’attitude de l’armée turque, qui a verrouillé sa frontière. «Il reste quelques points de passage, mais globalement, les Turcs ont tout bloqué», explique Ibrahim Qader, membre de l’organisation Raqqa Is Being Slaughtered Silently («Raqqa se fait massacrer en silence»).

Cette fermeture a un impact direct sur les volontaires étrangers qui veulent rejoindre la Syrie : ils ne passent plus, ou presque, alors que jusqu’en 2014, ils circulaient sans encombre entre les deux pays. «Aujourd’hui, ceux qui arrivent à Raqqa viennent d’Irak, et non de Turquie», poursuit Ibrahim Qader. Depuis le fief de l’EI, le jihadiste européen affirme aussi avoir noté qu’il y avait moins d’arrivées : «Je dirais qu’il y a un tiers de moins environ qui viennent chaque mois.»

Comme si l’EI craignait de voir ses effectifs diminuer, il vient de durcir la surveillance de la ville. Si les sorties de Raqqa ont toujours été contrôlées, pour les Syriens et surtout pour les étrangers, les check-points sont aujourd’hui plus nombreux et les contrôles plus sévères. Des barrages mobiles jalonnent les routes qui remontent vers le nord.

«Les habitants de Raqqa sont assiégés, presque personne ne sort», raconte un habitant du village de Slouk, à une cinquantaine de kilomètres de la ville, qui vient de rejoindre un camp de réfugiés à la frontière turque. Dans Raqqa, les activistes ont noté que la surveillance avait été renforcée. Les jihadistes étrangers, qui ne peuvent se connecter à Internet que depuis des cybercafés contrôlés, ont remarqué que des keyloggers, des logiciels qui enregistrent les touches frappées, ont été installés sur les ordinateurs. Les numéros appelés sont répertoriés et les identités vérifiées. Le wifi a été banni des terrasses pour éviter les connexions sauvages.

 «Certains arrivent quand même à se connecter via leurs propres antennes satellites mais ils sont peu nombreux», explique Ibrahim Qader. L’EI cherche avant tout à repérer ceux qui veulent quitter le califat. Il a recours à des espions dans les rues et les cybercafés, et paie les civils syriens qui dénoncent les étrangers tentés par la fuite. Au mieux, si la tentative n’est pas clairement établie, le présumé déserteur sera envoyé en prison et battu. «Sinon, ils sont tués au bout de quelques mois», explique Ibrahim Qader.

L’EI traque aussi les membres des filières clandestines qui organisent le départ d’étrangers. Ils leur tendent régulièrement des pièges en leur envoyant de faux candidats à la désertion. «En ce moment, ça passe ou ça casse, note le jihadiste européen. Mais tant pis, je vais quand même essayer. Je n’en peux plus d’être traité comme un chien dès que je refuse un ordre. Je suis venu ici pour me battre contre le régime d’Al-Assad, pas pour tuer des rebelles syriens.»

«L’EI a perdu beaucoup d’argent»

Les dirigeants de l’EI se montrent également beaucoup plus méfiants vis-à-vis des ONG autorisées à travailler dans le califat. Il y en a eu jusqu’à une vingtaine, surtout syriennes mais aussi étrangères. «Les négociations passaient par des contacts à Tall Abyad. C’était compliqué, il n’y avait jamais d’accord écrit, seulement des promesses orales, mais on pouvait discuter. Mais ces derniers mois, les jihadistes se sont montrés de plus en plus paranoïaques.

Leurs représentants changeaient toutes les deux semaines, on ne savait plus qui était qui. Les discussions sont devenues impossibles et la plupart des ONG ont abandonné. L’EI revient peu à peu à une attitude plus conciliante», explique le diplomate occidental.

L’enlèvement, non médiatisé, d’un employé d’ONG a révélé l’une des principales faiblesses de l’EI à Raqqa : le manque de matériel médical et de médicaments. Lors des négociations, les jihadistes n’ont pas de demandé de rançon mais un bloc de chirurgie. «On sentait qu’ils en avaient vraiment besoin. La fermeture de la frontière turque les empêche de se ravitailler», poursuit le diplomate.

L’EI subit également les contrecoups de sa stratégie visant à empêcher la création d’une «zone de sécurité» dans le nord de la Syrie. Voulue par la Turquie, celle-ci doit englober les villes d’Al Bab et Manbij, deux fiefs de l’EI. Ankara compte sur les rebelles syriens, aidés par sa propre aviation et celle de la coalition, pour chasser les jihadistes. Dès l’annonce fin juillet du président turc, Recep Tayyip Erdogan, l’EI, qui n’hésitait pas à vendre de l’essence à ses ennemis de la rébellion syrienne, a stoppé ses livraisons. «Cela a fonctionné. Les prix ont explosé dans les régions tenues par l’opposition et les rebelles ont été bloqués. Mais l’EI a perdu beaucoup d’argent», explique un employé de l’ONU.

A Raqqa, les premières victimes restent les civils. L’électricité peut être coupée durant une semaine entière, avant d’être rétablie quelques heures, puis d’être à nouveau coupée. Seuls les plus riches parviennent à se payer les ampères délivrés par des générateurs de quartier. Le prix de l’essence a quasiment doublé par rapport au début de l’année. «Les civils sont dans une situation catastrophique. Il n’y a plus de travail mais on leur impose des taxes, y compris pour le nettoyage des trottoirs, et les commerçants doivent payer des impôts supplémentaires.

Les Syriens sont piégés, entourés de combattants dont ils ne savent rien. Désormais, beaucoup les haïssent. Ils ne supportent plus d’être harcelés sans jamais pouvoir se plaindre devant un tribunal», explique Ibrahim Qader.

Cela n’empêche pas l’EI de continuer à recruter. Selon les activistes de Raqqa, les Syriens s’enrôlent en priorité pour la paye, qui varie entre 50 et 400 dollars (environ 40 à 350 euros), selon la fonction et le nombre d’enfants à charge. Mais il y a aussi ceux qui rejoignent les rangs jihadistes par conviction. «Ce sont souvent des adolescents. Parfois, l’un de ces jeunes disparaît.

Son père va alors voir un responsable de l’EI et lui demande : « Où est mon fils ? » On lui répond qu’il a rejoint un camp d’entraînement. Le père insiste et demande à voir son fils. Si une rencontre est organisée, le jeune explique qu’il ne veut pas rentrer, qu’il est heureux. C’est fini, il a été embrigadé», raconte Ibrahim Qader.

L’EI exploite aussi les frappes de la coalition pour sa propagande. Constamment survolé par des drones, Raqqa est régulièrement visé depuis plus d’un an. Le Pentagone, qui peut utiliser depuis fin juillet la base turque d’Incirlik pour faire décoller ses chasseurs, insiste sur le caractère ciblé des frappes – en juin, 98 % des bombes étaient «guidées». Le 21 août, un drone britannique a ciblé une voiture, tuant ses trois passagers. Parmi eux figurait l’Anglais Junaid Hussain, connu pour être l’un des meilleurs pirates informatiques de l’EI.

Le 4 juillet, l’armée américaine avait, elle, lancé une série de raids – 16 au total – à travers la ville. L’opération a été décrite comme un succès. Mais d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme, les frappes ont aussi tué sept civils, dont un enfant. «Il y a sans arrêt des morts et des blessés civils à cause des bombardements, explique Sarmad al-Jilane, coordinateur de Raqqa Is Being Slaughtered Silently. L’EI a beau jeu de dire aux habitants que l’Occident veut les tuer.»

A Akçakale, en Turquie, un camp de réfugiés vient de se créer sur un parking. Mahmoud, un ouvrier d’une trentaine d’années, s’est installé sous une tente blanche avec dix membres de sa famille. Il dit ne plus rien comprendre.

 «Durant deux ans, on a subi l’EI. Mais au moins, le régime syrien ne nous bombardait plus. Il y a quelques semaines, les Kurdes ont attaqué mon village. Juste avant, des avions américains ont tiré des missiles. Les jihadistes s’étaient sauvés mais pas les civils. J’en connais au moins vingt qui ont été tués. Alors je suis parti. J’étais censé faire quoi d’autre, au juste ?»


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