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Abdul Haq : l’allié assassiné

publié le 26/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Vétéran de la lutte contre les soviétiques, le chef de guerre pachtoune s’était introduit clandestinement en Afghanistan pour tenter de soulever les chefs de tribus contre le régime du mollah Omar. Les hélicoptères américains sont arrivés trop tard…


Cette nuit-là, la lune était impitoyable. Une pleine lune, dense, blanche, aveuglante, ronde comme un projecteur qui illuminait chaque recoin de la montagne afghane, du haut des crêtes jusqu’au fond des gorges, éclairant une maigre végétation, le chaos des gros rochers noirs et un étroit chemin de pierre qui serpentait au fond du ravin. Abdul Haq avait beau pousser son cheval et les sept hommes qui l’accompagnaient grimper comme des Pachtounes, la fuite vers la frontière, à deux jours de marche, était désespérée. Quand les talkies-walkies de ses deux hommes d’avant-garde sont devenus muets et que les ombres enturbannés de noir des Talibans ont surgi de la montagne, le vieux chef de guerre a compris. Il a entendu le bruit des hélicoptères américains qui arrivaient enfin, mais trop tard. Alors il a ordonné la dispersion et s’est avancé calmement vers ses ravisseurs. Ce jeudi 25 octobre à minuit, Abdul Haq ne sait pas encore qu’il va être abattu comme un chien, un traître allié des américains, dont on abandonnera le corps à moitié dévêtu, sans couverture et sans honneurs, à même le sol, devant une caserne, au bord d’une route vers Kaboul.
Pourtant, l’homme qui vient de tomber dans une embuscade n’est pas un simple commandant. Abdul Haq, héros de la résistance à l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée Rouge entre 1979 et 1989, vétéran de quarante-cinq ans, blessé dix-sept fois et amputé d’une jambe après avoir sauté sur une mine à la fin de la guerre, est un chef de guerre de légende. Une fois les communistes défaits, Abdul Haq le pachtoune n’a pas voulu prendre part à l’autre guerre, celle des frères moudjahidine qui se sont entre-déchirés à coups de roquettes, détruit Kaboul et laissé derrière eux une capitale terrifiée par les bandes de pillards, leur racket aux check points, les vols, les viols et les meurtres. Lui a préféré se retirer à Peshawar, juste après la frontière du Pakistan et se reconvertir dans les affaires. Et quand les Talibans ont fait sauter sa maison, tuant sa femme et son fils de onze ans, Abdul Haq a fui, jusqu’à Dubaï, en se jurant d’oublier l’Afghanistan et les Talibans. C’était bien avant le World Trade Center.
Dès les premières frappes, il est de retour, avec un projet, un plan, une idée fixe : repartir clandestinement en Afghanistan, faire la tournée des tribus pachtounes de sa région d’origine, de ses anciens frères d’armes prêts à la révolte, et des autres, fourvoyés, convaincus ou achetés par les hommes en noir. Abdul Haq est sûr de lui ; il a beaucoup de charisme, un courage indiscutable, des contacts, un téléphone satellite et des valises de dollars fournis par les Américains. Il ne reste plus qu’à faire passer le message. Pendant deux semaines, chaque nuit, il reçoit des commandants venus du cœur de l’Afghanistan, Pachtounes, Hazaras, Ouzbeks ou Tadjiks, des chefs de tribus, des mollahs et des notables. Parmi eux, il y a même des Talibans, prêts à faire défection. Chaque soir, il les écoute se plaindre de la présence d’Oussama Ben Laden, de ses « arabes étrangers » et des raids américains qui empoisonnent leur vie. Ils lui demandent : « Pourquoi viens-tu ici ? Que peut-on faire » Abdul Haq explique, parle du Roi Zaher Shah, des vingt-trois ans de destructions du passé, des souffrances du peuple et de l’avenir du pays. Les autres écoutent et ils repartent au petit matin en s’engageant à préparer sa venue et la révolte des pachtounes.
« Nous sommes partis de Peshawar le mercredi, à onze heures du matin. Deux pick-up bourrés de gens armés. Et un groupe de quarante hommes, à pied, qui nous attendaient de l’autre côté… » se rappelle à voix basse un commandant. L’homme qui parle est un des deux seuls survivants de l’expédition. Des épaules de lutteur, une barbe énorme, drue, noire, en bonnet de laine et gilet sombre, il a quarante-deux ans et en paraît une vingtaine de plus. Ce soir, la tête baissée, les pieds nus, assis en tailleur sur le tapis d’une villa discrète d’Hyatabad dans la banlieue de Peshawar, le colosse a peur. Peur de parler, peur des oreilles des Talibans, peur des services de renseignement pakistanais et des représailles. Il est plus de minuit. Dehors, au loin, venu de la zone tribale, on entend des tirs de kalachnikovs et des explosions de roquettes de clans qui règlent leurs comptes à leur façon.
« Le premier soir, nous sommes arrivés à Jaji, sans aucun problème » raconte le survivant. Sorti de Peshawar, le convoi a filé plein Est, évité le poste frontière de Turkham, pris la route de Parachinar et passé la montagne, un jeu d’enfant pour ces experts en clandestinité. Jaji, en Afghanistan, est le premier village après le col. Des chefs pachtounes attendent Abdul Haq, on appelle les autres par téléphone satellite ou en envoyant des émissaires dans les vallées. Enfin, tout le monde est là. Les discussions sont interminables, comme d’habitude, mais prometteuses. Au petit matin, le convoi repart en direction de Jalalabad. Entre temps, Abdul Haq a fait acheter trois pick-ups de plus, des jerrycans de diesel et de la nourriture. Prochaine étape, Hesarak ou plutôt, par précaution, le village de Rouagiza, à quinze minutes de la ville. La précaution n’est pas inutile. Vers quinze heures, à peine le convoi arrivé à Rouagiza, des villageois préviennent Abdul Haq que des Talibans approchent, partis du Lowgar tout proche, de Nangarhar et même de Kaboul. Trois cents talibans, bien informés, et qui se ruent vers Hesarak et Rouagiza. « Abdul Haq est resté très calme. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu inquiet, raconte le commandant. Il a dit que si on se battait, les talibans raseraient le village. Et il a ordonné la fuite. » Le groupe de quarante hommes se disperse, on achète un cheval pour transporter le chef handicapé par sa vieille blessure et il part, accompagné de huit hommes à pied, sept fidèles. Parmi eux, deux hommes, Doran et Ahmed, marchent en éclaireurs avec leur talkie-walkie. Puis viennent Kacem, le frère d’Abdul Haq, et Zeinullah, son neveu ; Jagran Hamed le « général » et Showali, un commandant. Il faut filer vers la montagne, prendre une piste raide et sinueuse mais propice à l’évasion. Dès la sortie de Rouagiza, Abdul Haq utilise son téléphone satellite pour lancer un appel au secours : « Il appelait souvent et parlait en anglais à quelqu’un pour indiquer le chemin qu’on suivait. » A quelques centaines de kilomètres plus au sud, dans une base d’hélicoptères américains du Balouchistan ou sur un porte-avions au large des côtes du Pakistan, son contact déclenche aussitôt une mission d’exfiltration : la course contre la montre a commencé. Une heure et demie plus tard, le groupe d’Abdel Haq progresse au fond d’un ravin, entre d’énormes blocs de rochers, en direction d’une crête dentelée. Devant eux, Ali Shek, un lieu-dit, perdu à mi-pente. Soudain, la radio des éclaireurs devient silencieuse. Abdul Haq les fait appeler. Pas de réponse. Il a compris, se tourne calmement vers son escorte et ordonne : « Fuyez ! Vite. » Puis, il s’avance vers les ombres qui sortent des rochers, deux cents talibans venus du Lowgar et arrivés les premiers, qui commencent à les encercler. « Le commandant est allé tranquillement vers eux. Il a crié : « Ne tirez pas ! Je suis Abdul Haq. Je suis venu pour parler avec vous. » A cet instant précis, il est toujours persuadé qu’il peut convaincre les Talibans de changer de camp. Des coups de feu claquent dans la nuit, certains Talibans tirent des salves de joie en comprenant l’importance de leur proie ; d’autres mitraillent les pentes en direction des hommes qui essaient de s’échapper. « J’ai réussi à me glisser derrière un rocher, à rouler dans le ravin, puis j’ai couru pendant au moins une heure » raconte le survivant. Deux autres hommes ont réussi à gagner la montagne. Parmi eux, le neveu d’Abdul Haq, Zeinullah. Il sera rattrapé un peu plus tard et son corps, criblé de balles de kalachnikovs, rendu ou plutôt jeté à la famille. Dans sa course, juste avant de passer une crête, le commandant survivant voit Abdul Haq qu’on remet à cheval. Tout autour, les hélicoptères américains tournoient, cherchant en vain à localiser celui qu’ils doivent sauver. Mais le commandant Abdul Haq, désormais privé de son téléphone satellite, ne peut plus leur répondre. « Ils ont tourné longtemps. Et puis, il y a eu un avion de « reconnaissance » [ un drone, Predator, avion sans pilote muni d’une caméra et d’un missile ] qui a tiré une roquette sur un pick-up de Talibans. La voiture a sauté en l’air et les quatre talibans ont été éjectés » raconte le commandant pachtoune. Abdul Haq est pris, avec six de ses compagnons. On n’en reverra aucun vivant. Le piège s’est refermé. A bout de forces, après avoir couru et marché pendant deux jours, le commandant pachtoune a descendu la montagne de l’autre côté de la frontière : « J’avais une petite radio avec moi ». Il baisse la tête : « j’ai entendu les Talibans annoncer sa mort. »
Dans la maison familiale de Peshawar, Nasrullah, un des frères d’Abdul Haq, grimace de dégoût. Qu’on tue son frère ? Soit. En Afghanistan, la mort ne surprend plus personne. Mais il enrage en racontant comment la délégation qui s’est rendue au ministère de la Défense à Kaboul a trouvé des officiels Talibans embarrassés ; comment on leur a indiqué le chemin d’une caserne de banlieue de la 7ème division et comment ils ont retrouvé le corps d’Abdul Haq, à moitié dévêtu, dépouillé de sa montre, jeté devant un bâtiment, à même le sol, au bord de la route. « Ce sont des manières d’Arabes… Pas d’Afghans ! » dit Nasrullah.
« Hélas, c’était bien des Afghans » dit le commandant pachtoune survivant, « on a été suivis dès notre départ de Peshawar. Toute cette aventure était une folie. Je l’avais dit à Abdul Haq. Quand j’ai insisté, il s’est mis en colère. Il n’avait peur de rien et n’écoutait jamais personne ! » Qu’importe si Abdul Haq a été imprudent, si des agents infiltrés ont renseigné Kaboul ou si les talibans l’ont piégé à Peshawar en envoyant de faux rebelles le pousser à entrer en Afghanistan. Pour le commandant survivant de l’expédition, la raison de l’échec est ailleurs : « Abdul Haq était resté trop longtemps et trop loin de son pays. Il ne le connaissait plus. »
Hamid Karzaï, lui, est toujours vivant, infiltré au cœur de sa province d’Oruzgan. Peut-être parce qu’il est le contraire d’Abdul Haq. Hamid Karzaï est bien sûr un chef de clan de la tribu des Popolzaï mais c’est un aristocrate raffiné, au front très dégarni et aux allures de diplomate, ancien secrétaire d’Etat aux affaires étrangères dans le gouvernement des Moudjahidins de 1992 à 1996 et ex-représentant de l’Afghanistan aux Nations-Unies. Lui aussi a cru longtemps qu’on pouvait s’entendre avec les Talibans et les ramener à la raison. Avant de finir par démissionner pour rejoindre l’opposition en exil. Lui aussi croit à un « Loya Jirga », une grande assemblée de tous les dignitaires où le roi Zaher Shah unirait les tribus du pays. Lui aussi a franchi la frontière pour déstabiliser les Talibans. Mais il est parti de Quetta dans un secret absolu, en répétant à ses propres gardes du corps qu’il « allait à Rome voir le roi ». Et il s’est entouré d’une troupe de cent cinquante combattants armés jusqu’aux dents. Quand les talibans l’ont pourchassé, les habitants l’ont prévenu très vite. Ses gens ont fait le coup de feu, marché trois jours et trois nuits en avalant du thé et du pain mais ils ont pu se mettre en sécurité chez les tribus des montagnes. Hamid Karzaï s’est même offert le luxe d’appeler par satellite la BBC pour dénoncer les « Arabes » qui l’ont attaqué, démentir avoir été exfiltré par des hélicoptères américains et affirmer qu’il était toujours sur le terrain à travailler à la chute des Talibans.
A Quetta, son ami « l’Ingénieur Mohammed Youssef Pachtoune », c’est son nom, ancien bras droit du gouverneur de Kandahar, est partagé entre la colère et l’admiration : « Il ne m’a pas prévenu, moi ! Quand il m’a enfin appelé pour me dire qu’il était vivant, je lui ai promis d’arracher de mes mains la dernière mèche de ses cheveux. » En réalité, « l’Ingénieur » lui en veut surtout d’être parti sans en parler avec le clan des royalistes : « Abdul Haq, Hamid Karzaï… Chacun va là-bas, sans coordination, sans concertation. Quelle erreur ! »
« L’Ingénieur » rêve d’un plan politico-militaire bien huilé où on commencerait à organiser à Rome l’opposition des groupes armés sous l’autorité incontestable d’un seul commandant. Puis, avec l’appui américain, les forces de l’opposition prendraient une à une les principales villes, Herat, Jalalabad, Kunduz, Kandahar, Kaboul et les routes qui les relient. « Regardez ! » Il dessine sur la carte des points et des droites qui tissent une immense toile d’araignée sur l’Afghanistan. « Ensuite, nous nous chargeons de nettoyer méthodiquement les poches de résistance. » Ne resterait plus qu’à former un gouvernement militaire, une administration temporaire qui ne devrait pas se transformer en dictature. Puis quand la neige aura quitté les routes, au printemps prochain, à réunir toutes les tribus du pays dans la fameuse « Loya Jirga » pour installer un véritable gouvernement. « L’ingénieur » n’est pas un naïf ; il sait que penser en terme de nation n’est peut-être pas à l’ordre du jour de Washington, plus propice à raisonner en termes d’influence régionale. Il sait aussi qu’il faudra, pour aboutir, parvenir à l’unité des clans, des tribus et des ethnies, de chaque chef Pachtoune, Tadjik, Hazaras ou Ouzbek. L’unité, c’est bien pour l’instant ce qui manque le plus cruellement à l’Afghanistan.
A Hyatabad, dans la banlieue pachtoune de Peshawar, tout près de la frontière, d’autre explosions se sont fait entendre jusque très tard dans la nuit. Toujours ces tribus qui s’entretuent.

Jean-Paul Mari


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