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«Ceux qui veulent que la guerre continue… »

publié le 05/03/2008 | par Jean-Paul Mari

PAR LE GÉNÉRAL MICHAEL ROSE Celui qui vient de passer un an à Sarajevo à la tête de la Forpronu dénonce les manipulations politico-militaires des différents camps en présence et accuse ceux qui souhaitent la poursuite de la guerre



Il a le sourcil arrondi, l’humour pincé de l’élève d’Oxford et le regard bleu métallique de l’ancien chef des SAS. Sir Michael Rose, le général, est on ne peut plus anglais et militaire. Après une année passée à la tête de la Forpronu, il commande désormais le QG de l’armée de terre à Wilton, Wiltshire, vaste tapis d’herbe verte semé des flocons de laine blanche des moutons, au milieu de la campagne du sud de l’Angleterre. Là, de l’autre côté de la route, on a autrefois préparé en secret le D-Day, jour de la grande invasion, et on s’attend toujours, à la sortie d’un virage, à croiser une Jeep bourrée de jeunes pilotes au casque de cuir prêts à décoller pour abattre les bombardiers allemands. Mais le général Rose n’est pas porté à la nostalgie. Son parcours militaire, droit comme une ligne de crête, passe par le Yémen, l’Allemagne et l’Irlande du Nord. Il a dirigé le corps d’élite des SAS, conduit d’une main de fer les opérations aux Malouines, lutté contre les séparatistes de l’IRA, avant d’être nommé, en janvier 1994, à Sarajevo, en Bosnie, qu’il vient tout juste de quitter. Il sait parler franc de la situation politique, du rôle et des limites de l’action de l’ONU, des manipulations et des provocations, du comportement des politiques locaux, du piège bosniaque. Et de notre responsabilité. Jean-Paul Mari l’a rencontré dans son quartier général.
Général Michael Rose. – En arrivant en Bosnie, j’ai trouvé le désordre. Les hommes de l’ONU et du HCR étaient complètement désorientés par les manœuvres des combattants. Serbes, Bosniaques Musulmans, Croates, tous essayaient de gagner le soutien international. Et ce sont des experts en manipulation! A l’époque, l’état-major de l’ONU pensait qu’on pouvait tout négocier. On acceptait des compromis, des chantages du genre: «D’accord pour laisser passer votre convoi humanitaire si vous acceptez ceci ou cela…» Inextricable! Le volume d’aide humanitaire distribuée diminuait un peu plus chaque mois. J’ai dressé un véritable plan de bataille et interdit tout compromis. Si un général ou un petit chef local bloquait le passage d’un convoi, on le dénonçait publiquement. Et ils n’aiment pas cela! Nos hommes sont devenus psychologiquement plus agressifs. Je me rappelle un jeune caporal, bloqué avec cinq camions-citernes sur la route entre Kiseljak et Sarajevo. A cet endroit, régulièrement, on nous volait armes, munitions, argent, radios, nourriture… Ce soir-là, le caporal a regroupé ses camions, balancé un coup de crosse dans le visage du responsable du barrage.. Paf! Et le convoi a forcé le passage. Les miliciens serbes étaient stupéfaits. «Pourquoi avez-vous fait ça? – Ce sont les nouvelles consignes!» En 1994 on a atteint ainsi tous nos objectifs de distribution alimentaire. Si l’on négocie tout, on tombe dans le syndrome somalien. Et la mission est morte. Si l’on est sûr de soi, ça va. Sinon, on encaisse mal les coups durs…

Le Nouvel Observateur. – Comme le 4 février 1994, dans un faubourg de Sarajevo, à Dobrinja, où des tirs de mortier ont tué deux fillettes. Et plus grave, le lendemain, un seul obus de mortier qui tombe en plein marché de Sarajevo: 68 morts, 200 blessés. Qui est responsable?
Général M. Rose. – Pour Dobrinja, il y a eu quatre impacts au sol, ce qui permet d’analyser les cratères et de déterminer l’origine du tir. C’étaient les Serbes, sans aucun doute possible. Mais pour le marché de Sarajevo… avec un seul cratère, un tir de mortier pratiquement vertical, tout près de la ligne de front… C’est impossible à dire.
N. O. – Impossible? Vraiment?
Général M. Rose. – Impossible. Il y a eu une enquête internationale et on n’a pas pu définir l’origine du tir.
N. O. – Pourtant, M. Akashi a dit: «J’ai des suppositions mais je n’ai pas de certitudes…»
Général M. Rose. –… Et moi, j’ai dit: «On a eu l’attaque [NDLR: serbe] de Dobrinja, la veille, sur le même type de cible. Aujourd’hui, nous avons le même type d’attaque, et le monde peut conclure d’où viennnent les tirs.» C’étaient mes mots.
N. O. – Aujourd’hui, vous diriez la même chose?
Général M. Rose. – Absolument! Mais je n’irais pas plus loin. Je n’ai pas de certitude. Je raisonne en termes de probabilités. Pour moi, c’est plutôt l’un que l’autre.

N. O. – Quelles leçons avez-vous tirées de l’affaire du marché de Sarajevo?
Général M. Rose. – Nous avons mis en place cinquante observateurs de plus et fait venir un système de trajectométrie, un radar qui permet de déterminer l’origine des tirs, le Cymberline. On en a installé trois, au fort turc, à l’aéroport et sur le stade. Ce système remonte aux années 60, mais il marche très bien, et a beaucoup été utilisé par l’Otan et dans la guerre du Golfe. Il nous fallait un système de ce type parce que, dans les Balkans, les combattants passent leur temps à essayer de faire croire que ce sont les autres qui violent le cessez-le-feu.
N. O. – Jusqu’à tirer sur leurs propres troupes?
Général M. Rose. – Cela peut arriver. Mais on ne sait jamais si l’ordre vient des politiques, de l’état-major ou d’un groupe dissident.. On a même vu des gens payer un soldat de l’autre bord pour ouvrir le feu à la demande. On a vu aussi clairement des Bosniaques tirer avec du gros calibre, violer l’accord de cessez-le-feu, les ultimatums de l’Otan, les résolutions 836, 824. Le 17 septembre, grâce au Cymberline, on a détecté ainsi plus de 200 obus. Inacceptable! C’était deux jours avant que le président Izetbegovic parte pour Washington afin d’y discuter de la levée de l’embargo sur les armes. Cette affaire pouvait apparaître, de sa part, comme une tentative de manipulation… Gênant, non? Je suis allé dans son bureau lui montrer les relevés de trajectoire prouvant que les tirs venaient de ses troupes. Je crois qu’il n’était pas au courant. Il était choqué et a immédiatement décroché son téléphone pour donner l’ordre au chef de l’armée, le général Rasim Delic, d’arrêter les bombardements. Deux cents obus! Un bombardement de cette envergure ne peut être coordonné qu’au plus haut niveau de l’armée.
N. O. – On a aussi ouvert le feu sur la Forpronu…
Général M. Rose. – Il y a eu cet obus, en octobre, qui a tué deux enfants bosniaques près de l’hôpital civil et du stade. Et une demi-heure plus tard, deux autres obus qui sont tombés exactement au même endroit! Cela visait, à l’évidence, les gens de la Forpronu et les journalistes arrivés sur place. Un piège. Et le tir venait très certainement du côté bosniaque. A mon avis, le gouvernement bosniaque croit avoir le droit d’entreprendre certaines actions militaires dont il peut tirer bénéfice. Et si sa propre population en souffre, tant pis.
N. O. – Vous avez des preuves?
Général M. Rose. – C’est très difficile. Parce que c’est plus malin de tirer sur l’autre côté, pour obtenir une riposte sur sa propre population. Et dénoncer l’autre pour violation de cessez-le-feu! J’étais récemment à Sarajevo quand des snipers bosniaques musulmans ont tué deux fillettes qui jouaient, près de la ligne de front, dans le quartier serbe de Gorbavitza. Evidemment, deux minutes plus tard, les Serbes ont envoyé une volée d’obus de mortier. On joue à fond la provocation. A Sarajevo, il y a un camion équipé de deux mortiers qui se balade près de la ligne de front. On ouvre le feu et on s’en va aussitôt. J’ai dénoncé plusieurs fois ce camion, on m’a parlé de «groupe incontrôlé». Mon œil! Un de nos observateurs a réussi un jour à prendre une photo du véhicule: il s’est fait aussitôt saisir la pellicule par un policier. Depuis octobre le Cymberline a été renforcé par un nouveau système plus fin, le Halo, qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aujourd’hui, on peut savoir qui tire sur qui. Le problème est que les Bosniaques s’en fichent! Ils ont annoncé qu’ils ont perdu espoir dans les négociations, et les Musulmans ont décidé de reprendre le chemin de la guerre. Ils ont lancé des attaques ponctuelles à Travnik, au nord de Tuzla, mais ils n’ont pas les moyens de lancer une offensive généralisée.
N. O. – Manipulations, provocations, coups bas… Où sont les limites d’une sale guerre?
Général M. Rose. – Mon expérience m’a appris que tout est possible dans les Balkans. J’ai vite compris que, de tout côté, ils ont des agents cachés, la véritable nomenklatura de l’ancien monde communiste, des privilégiés qui ne servent pas toujours les intérêts de leur peuple. Une élite pour qui le pouvoir et l’argent ont plus d’importance que je ne pensais. Entre adversaires, ils passent des deals commerciaux et politiques.
N. O. – Qui a intérêt à ce que la guerre continue?

Général M. Rose. –Beaucoup de gens. Ceux qui font le marché noir, les trafiquants, la mafia des commerçants. Il faut payer pour faire passer les marchandises à travers les lignes de Sarajevo encerclé. Il y a du profit à tirer. D’autres, au niveau politique, perdraient le pouvoir si la guerre s’arrêtait. Et, bien sûr, il y a l’intérêt légitime du peuple bosniaque, qui reprend les armes parce que la négociation politique est en panne. Tout cela fait beaucoup d’intérêts en jeu.
N. O. – Arrive-t-on à ne pas prendre parti? On vous a traité de pro-serbe. Les Bosniaques vous ont surnommé «Serb Michael Rose»!
Général M. Rose. – C’est facile et faux. Moi, j’ai fait tirer sur les Serbes, jamais sur les Bosniaques. Mais j’ai limité l’emploi de la force, parce que nous sommes là d’abord pour soutenir et nourrir le peuple de Bosnie, puis pour maintenir la paix, pas pour faire la guerre. Il ne faut jamais franchir cette ligne rouge. On l’a bien vu en Somalie. Mais, à Sarajevo, la propagande pro-bosniaque est tellement excessive que tenir un langage plus modéré provoque immédiatement une levée de boucliers! D’ailleurs les Serbes, eux, me croient pro-bosniaques. Ce sont des résurgences du communisme: «Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous!»
N. O. – L’action, les moyens de la Forpronu, là-bas, sont-ils adaptés au conflit? Sommes-nous vraiment utiles?
Général M. Rose. – Sans aucun doute! On a poussé aussi loin que possible la politique du maintien de la paix. La doctrine est maintenant forte et solide. On peut et on doit continuer malgré le milieu de plus en plus hostile. On ne peut pas abandonner 4 millions de personnes, dont 2,7 dépendent exclusivement de l’aide humanitaire. Et les gens des enclaves de Gorazde, Srebrenica, Bihac? Ils seraient dispersés, affamés, assassinés. On ne peut pas laisser faire ça! Si un jour la mission devient impossible, il faudra se retirer. Mais, pour lors, les bénéfices sont plus importants que les risques. Sans compter que notre présence là-bas contribue à limiter géographiquement le théâtre des opérations. Il faut penser aussi à nos intérêts, à notre sécurité en Europe.
N. O. – Les combats ont repris avec le printemps. Comment voyez-vous l’avenir?
Général M. Rose. – Je suis optimiste! Cela vous surprend? Optimiste parce que le pire est derrière nous. Parce que les influences stratégiques vont désormais dans le sens de la paix. Je vous le dis: chaque jour qui passe nous rapproche un peu plus d’une solution pacifique de ce terrible conflit, j’en suis persuadé.