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Aden: Le goût amer de l’unité.

publié le 26/05/2010 | par François-Xavier Tregan

Il y a 20 ans, le 22 mai 1990, le drapeau rouge, blanc, noir du Yémen réunifié flottait sur Aden. Le grand port du Sud, baptisé le « Singapour de la péninsule arabique », perdait un peu de son âme dans ce processus mené sous l’égide du Nord. Aujourd’hui, au-delà de la nostalgie, les mouvements autonomistes s’organisent.


Les trois bandes du gigantesque drapeau yéménite ondulent au sommet du palais de la République, on les voit de loin. En 1990, ici même à Aden, Ali Abdallah Saleh avait hissé pour la première fois les nouvelles couleurs du pays unifié : le rouge, le blanc et le noir scellaient le destin désormais commun du Yémen du Nord, conservateur, et du Yémen du Sud, marxiste. La foule se pressait autour du président, les gens déambulaient euphoriques dans les rues de la ville en scandant « unité, unité ! ». Tous célébraient ce Yémen qui enfin ne faisait qu’un.

Aujourd’hui, les couleurs nationales sont bien tristes. « L’unité, c’est la volonté de tout notre peuple » ; « l’unité se porte avec fierté comme une médaille sur le cœur » : les affiches posées dans la ville du Sud à l’approche des 20 ans de l’unité semblent venir d’un autre monde. Depuis près de trois ans, on y dénonce ce Nord jugé arrogant, qui accaparerait les emplois dans la fonction publique et volerait les terres, pillerait sans contrepartie les richesses naturelles. Un Nord qui serait coupable d’avoir travesti les espoirs du 22 Mai.

Que pèse-t-il aujourd’hui ce Sud qui occupait pourtant les deux tiers du territoire, riche des gisements pétroliers, doté des principaux accès à la mer Rouge et à l’océan Indien ? A l’approche d’Aden, le drapeau de la République démocratique et populaire a refait son apparition, dessiné sur des murs de maisons ou accroché sur des toits. Ce simple petit triangle frappé d’une étoile, brodé sur l’étoffe tricolore, affiche un message on ne peut plus clair. « C’était mieux avant, au moins on avait de l’argent », se borne à dire Ali, le vieux chauffeur de taxi. Alors que pour son jeune collègue Anouar, « l’unité c’est bien, mais il faudrait plus de justice ».

Aden s’engouffre avec une nostalgie amère dans l’histoire de son passé. L’histoire d’une ville moderne, puissante, qui voyait la bonne société embarquer sur les ferries cossus de Steamer Point, les femmes déambuler en robes élégantes sur les avenues de Crater, au milieu des solides bâtisses victoriennes. Le cinéma jouait ses séances sur les toits de l’hôtel Crescent et les bars servaient des drinks alcoolisés pour se rafraîchir d’un soleil féroce et des moites alizés. « La colonisation britannique n’était pas la panacée », concède Moubarak Salimin, mais, pour lui, elle avait donné à la ville « l’esprit de la civilisation ». Et le président de l’Union des écrivains du Sud de rappeler combien, avant l’unité, Aden pouvait rivaliser avec Beyrouth ou Le Caire, et s’enorgueillir de sa Chambre de commerce, de ses journaux, de sa télévision, de son administration, de ses HLM et de ses salons.

Souvent, Aden a été pionnière. Indépendante en 1967, la République du Sud s’est alors drapée dans les habits d’un socialisme « d’essai », gourmand de querelles idéologiques mais avare de succès économiques. Mais peu importe. Oubliés les bilans, les guerres internes, les vendettas et les verrouillages politiques. Les Adénites ne veulent retenir de leur période « rouge » que le sens du collectivisme, de la justice sociale et l’héritage, en partie assumé et sauvegardé, des 128 années de présence britannique.

Aujourd’hui qu’il faut saluer l’unité, Moubarak Salimin est d’autant plus amer que les écrivains yéménites avaient, eux, scellé leur union dès 1970. Il fêtera, le 22 mai prochain, « ce souvenir très cher du jour de l’unité », mais pour espérer que Sanaa « s’attaque à l’injustice : l’unité a besoin d’attention ». Aden a été une grande métropole. Et Aden n’est plus. Le faste se feuillette chez les bouquinistes. Le déclin se croise à chaque coin de rue. De massives villas hébergent dans la décrépitude le musée archéologique.

Au port, se raconte l’époque où il était l’un des plus actifs du monde. Les femmes se faufilent voilées, et le Crescent Hotel attend une restauration depuis deux ans. Dans son hall, le portrait de la reine Elizabeth est tapi dans l’ombre. Aden gronde en silence, car tenue par une main de fer. Elle est le verrou de l’unité. Plus loin, dans les districts voisins, le mouvement sudiste donne de la voix en prononçant les mots qui fâchent, « séparation » et « fédéralisme ». Depuis le printemps 2007, Abyan, Dhale, le Lahj sont le théâtre régulier de manifestations. Les voitures en provenance du Nord qui s’y aventurent prennent le risque d’être caillassées.

Tout récemment encore, deux soldats y ont été kidnappés et un convoi gouvernemental y essuyait des tirs. « L’unité ? Mais l’unité n’existe pas ! » Naguib Yabil a dû remiser sa plume. Par force. Al Ayyam, le grand quotidien du Sud fondé en 1958, est interdit de publication depuis un an maintenant. Le prix à payer pour avoir relaté les mouvements de contestation contre le régime. Sur la façade du journal, les impacts de balles sont encore visibles, rappelant les affrontements avec les forces de sécurité. Pour le journaliste Yabil, l’unité est un leurre, car « un seul district, celui du chef de l’État, persécute les 332 restants ». Tout en clamant son optimisme pour l’unité, il dénonce le vol de la terre par les hommes du Nord, comme celui-ci, qui « possède dans le sud 23 millions de m2 de terre », et cet autre, « un officier » qui en détient « 8 millions ».

Et de faire débuter le lent déclin de sa ville, « la Singapour de la péninsule Arabique », au 7 juillet 1994. Le jour où le Nord tout-puissant décida pour de bon de fixer ses propres règles du jeu. Depuis cette date, « il n’y a ni État ni loi », affirme Yabil qui ne voit qu’une solution, « rendre les terres volées et instaurer le fédéralisme ». L’option d’une décentralisation accrue serait aujourd’hui étudiée par Sanaa, nous confie un conseiller du Président. Avec la perspective de garantir l’unité par un dialogue politique. D’ailleurs, le Yémen a-t-il seulement jamais été une seule et même nation ? Cette mosaïque de tribus, de cheikhs et de sultans a toujours été difficilement domptable. Pourtant, beaucoup y ont cru et y croient encore. Mohammad Mourched Nagui a chanté le Yémen pendant près de 60 ans.

Dans le salon de sa maison du nord d’Aden, le grand chanteur populaire trône au milieu de trophées sagement ordonnés. Sur les murs, défile, en photographies, tout ce que le monde arabe a compté de personnalités politiques. Aujourd’hui Mourched ne chante plus, il observe. L’ancien secrétaire du Sultan du Lahj, l’ex-employé de sociétés britanniques et ex-député n’a jamais ménagé ses critiques contre les pourfendeurs de la patrie. « Les gens disent qu’ils sont d’Aden, qu’ils sont d’Abyan ou de l’Hadramaout… Mais jamais ils ne disent qu’ils sont yéménites, jamais… Ici, les gens sont toujours loyaux à leur village, à leur émirat, il n’y a pas une seule nation. »

Mourched finit par fredonner. De sa voix grave, il entonne le début de l’une de ses chansons préférées, « Ana l’cha’b, ana l’cha’b »… « Je suis le peuple, je suis le peuple, et ma colère étendra le feu, mes cris tairont leurs voix, je suis le peuple »…Une chanson qui, sitôt enregistrée, fut sitôt interdite. Le vieil homme comprend les mécontentements de tous, et invite le président à s’attaquer sans tarder à la corruption et en faveur de l’Etat de droit. Mourched est indulgent pour l’unité : pour devenir réelle, « elle aura encore besoin de temps. Vingt ans est un jeune âge pour une pareille tâche… ».

FRANÇOIS-XAVIER TREGAN


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