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Afghanistan: «Je ferai des briques toute ma vie »

publié le 14/09/2021 | par Luc Mathieu

En Afghanistan, ils sont des dizaines de milliers d’enfants à travailler onze heures par jour, esclaves comme leurs pères d’un système d’endettement infernal.


Ibrahim a 8 ans et des mains de vieillard. Les paumes sont boursouflées de cals gros comme des cailloux. Le dos est strié de rides tellement asséchées qu’elles semblent prêtes à se déchirer. enfant«Ça fait mal», dit Ibrahim, en se massant les doigts. Il le dit comme si c’était normal, comme s’il n’y avait rien à faire. Il a de toute façon déjà trop parlé, il doit se remettre à travailler. Accroupi pieds nus dans la poussière, il reprend une poignée de boue, la jette dans un moule, le retourne, tape dessus d’un coup sec, l’enlève, et recommence.

Ibrahim est un enfant esclave. Onze heures par jour, six jours par semaine, cinquante-deux semaines par an, il moule des briques à Surkh Rod, à côté de Jalalabad, la grande ville de l’est de l’Afghanistan. Il ne l’a pas choisi, c’est ainsi. Son père, son frère et sa sœur travaillent à côté de lui. Aucun ne se plaint. «Je sais que je ferai des briques toute ma vie», dit Ibrahim.

«Je ne voulais pas de cette vie pour mes enfants»

Son père soupire à travers sa bouche édentée. Il ne connaît pas son âge exact, 60 ans peut-être. Il montre ses blessures par balles à la jambe gauche et à l’épaule droite, dit qu’il était un moudjahid, qu’il s’est battu contre les Russes en Afghanistan, qu’il n’avait plus rien après et qu’il a bien fallu trouver un travail. Ce fut donc une briqueterie de l’autre côté de la frontière, dans un faubourg de Peshawar, au Pakistan. Au gré des employeurs qui ont bien voulu de lui, il est revenu en Afghanistan, à Surkh Rod, il y a treize ans. «Je ne voulais pas de cette vie pour mes enfants. Ils devraient aller à l’école et jouer avec leurs amis. Mais je ne peux pas faire autrement, j’ai besoin d’eux pour m’aider à atteindre ma production.»

Chaque jour, Ibrahim et sa famille fabriquent environ 1 000 briques. Cela leur rapporte 520 roupies pakistanaises, moins de 3,50 euros. Pas assez pour bien se nourrir. Quand il part travailler à 5 heures, Ibrahim n’a bu qu’un thé. Le midi, il a droit à des pommes de terre, parfois des épinards ou des haricots. Même chose le soir. La viande est réservée aux jours de fête. «Les fruits, je les vois au marché, mais on ne peut pas les acheter», explique-t-il.
Ibrahim ne peut pas non plus aller chez le médecin. Il est pourtant souvent malade, à passer ses journées à malaxer la boue en restant accroupi, enveloppé de poussière. Il y a quelques jours, il toussait sans arrêt, avait mal à la poitrine et de la fièvre. Le soir, il s’endormait dès qu’il rentrait, trop épuisé pour manger.

Aujourd’hui, Ibrahim va mieux mais c’est son petit frère qui est fiévreux. A côté de son tas de boue, Jabar, 5 ans, a une mauvaise toux sèche qui le fait trembler à chaque quinte. «Je n’ai même pas les 150 afghanis [2 euros] pour l’emmener à Jalalabad voir un médecin», dit son père avant de repartir avec sa pelle chercher de la terre.

Loin des contrôles, dans des campagnes reculées

Dans un restaurant de Kaboul, la capitale afghane, Sayed Hashemi, spécialiste de la protection de l’enfance à l’Unicef en Afghanistan, a l’air gêné. Il répète que la loi afghane est sans équivoque : les enfants n’ont pas le droit de travailler. Il affirme aussi que le gouvernement et son ministère des Affaires sociales «s’impliquent pour régler le problème des briqueteries». Mais qu’il faut du temps, et de l’argent. «La question est d’autant plus compliquée que l’on ne voit pas ces enfants. Ils sont souvent dans des campagnes reculées, à la différence de ceux qui mendient ou lavent des voitures dans les rues des grandes villes», justifie-t-il.
L’Unicef n’a pas de véritable stratégie. Elle a seulement lancé un «programme pilote», en 2010, dans le district de Surkh Rod. Après des discussions avec les patrons des briqueteries, les parents et les enseignants locaux, 309 enfants ont été scolarisés.

Selon l’étude «Buried in bricks» («Enterrés sous les briques)», réalisée en 2011 par la société de conseil et de recherche Samuel Hall, ils sont plus de 4 000 enfants de moins de 15 ans à travailler dans le district. Près de 31 000 autres sont employés dans des briqueteries de Deh Sabz, au nord de Kaboul. Les plus jeunes ont 3 ans.

Ibrahim n’a jamais vu d’employés de l’Unicef, du gouvernement ou d’une quelconque ONG. Les seuls étrangers qu’il a croisés sont des militaires. «Des Américains, affirme-t-il. Ils étaient dans des tanks, dans le centre du village.» Il n’a pas compris ce qu’ils faisaient là, il n’a jamais entendu parler du 11 Septembre ou de la lutte contre les talibans. Mais aussi illettré et peu éduqué soit-il, il a bien saisi la nature du système qui a fait de lui un esclave. Un système de servitude, qui repose sur l’endettement des chefs de famille.

Une nouvelle briqueterie tous les trois ans

«Le problème est ce prêt que nous devons rembourser» , dit Ibrahim. Son père l’a contracté il y a plus de dix ans, lorsqu’il était au Pakistan. «Je ne m’en sortais pas, j’ai dû emprunter l’équivalent de 50 000 roupies à un intermédiaire. En échange, il a fallu que j’accepte de travailler et d’être logé ici, en Afghanistan», explique-t-il. Impossible depuis de rembourser ne serait-ce qu’une roupie. Alors, quand l’intermédiaire se fait pressant, le père d’Ibrahim lui rend son argent en réempruntant ailleurs la même somme. Il change simplement de créancier et de briqueterie. «Je dois faire ça tous les trois ans en moyenne. Je suis piégé, je ne peux pas chercher un autre travail, car il faudrait alors que je rembourse ma dette, mais je n’ai rien, juste de quoi vivre au jour le jour» , dit-il.
Dans son infortune, le père d’Ibra
him a tout de même plus de chance que son voisin Nader, 65 ans. Endetté lui aussi depuis plus de dix ans, il vient de recontracter un prêt de 50 000 afghanis pour se soigner. Il ne sait pas ce qu’il a, un cancer au visage probablement. Il revient juste de Peshawar où il a été une nouvelle fois opéré. Le chirurgien a pris des bouts de peau sur la joue droite pour les greffer sur la gauche. La fois précédente, il avait prélevé un bout d’os pour tenter de reconstituer le nez. Mais la tumeur continue de progresser et s’attaque au front. Nader est défiguré, le nez de travers, les paupières gonflées, le front creusé de cicatrices purulentes. Il a surtout du mal à respirer et ne peut plus guère marcher. Il passe ses journées dans l’une des deux pièces, sans eau courante ni électricité, attribuées à sa famille de huit personnes. Le sol est en terre et le toit simplement recouvert de paille.

Un bakchich pour la retraite

Ancien officier dans l’armée afghane, Nader a théoriquement droit à une retraite. Mais en Afghanistan, pays le plus corrompu au monde, il faut payer un bakchich pour la toucher. La famille de Nader n’a même pas de quoi acheter à manger. Depuis quelques mois, elle s’endette auprès des épiciers du village. Saïd Omar, le patron de la briqueterie, n’a pas l’allure d’un esclavagiste. Vêtu du même shalwar kamiz, la tunique traditionnelle afghane, que ses employés, il reçoit dans une petite maison qui lui sert de bureau. L’ampoule qui pend au plafond est alimentée par une batterie. Les coussins posés à même le sol sont recouverts de plastique pour les protéger de la poussière.

Seuls signes apparents de richesse, deux tourterelles qui chantent dans leur cage à l’entrée de la maison. Saïd Omar a pris des parts dans la briqueterie il y a trois ans, avec de l’argent gagné grâce à son restaurant de Jalalabad. A l’entendre, il n’aurait pu choisir pire investissement. «Non seulement je ne gagne rien, mais en plus, je commence à perdre de l’argent», dit-il en mangeant des épinards au yaourt. Les affaires, ajoute-t-il, n’ont jamais été bonnes, même quand ses briques servaient à construire des écoles et des cliniques financées par la communauté internationale.

Et aujourd’hui, alors que personne ne sait s’il restera des troupes étrangères après 2014, date annoncée du retrait de l’Otan, plus rien ne se construit. «Il n’y a pas de sécurité et toutes sortes de rumeurs circulent sur ce qui va se passer. Certains prédisent une guerre civile, d’autres un retour au pouvoir des talibans. Moi, je n’en sais rien. Mais ce que je vois, c’est qu’il n’y a plus aucun investissement, plus aucun chantier. Les gens ne construisent même plus de maison !» Entre les stocks de briques qui s’accumulent et les fournisseurs de sable et de charbon à payer, Saïd Omar dit qu’il a perdu 400 000 roupies en trois ans. «Je revendrais bien mes parts, affirme-t-il, mais personne ne veut les racheter bien sûr. Je suis coincé.»

«Ce n’est même pas moi qui les ai embauchés…»

Le patron de la briqueterie paraît surpris quand on lui demande s’il trouve normal que des enfants travaillent pour lui. Il hésite, réfléchit et finit par répondre que «non, ça ne l’est pas». «Mais je n’y suis pour rien, je ne force personne. Ce sont leurs pères qui les font travailler, pas moi ! Ce sont eux, les responsables ! Et puis, ce n’est même pas moi qui les ai embauchés, ce sont les intermédiaires» , se justifie-t-il. Mal à l’aise, comme s’il craignait ne pas avoir été suffisamment convaincant, il prend un ton doucereux pour affirmer que «cela [lui] fend le cœur» et lui «donne envie de pleurer». «Mais bon, il ne faut pas exagérer, ajoute-t-il. Certains ne font quand même pas grand-chose.»

A quelques dizaines de mètres, Ibrahim travaille toujours. En ce milieu d’après-midi, il ne moule plus les briques mais prépare la terre pour le lendemain. Son petit frère creuse à ses côtés, avec une pelle plus grande que lui. Dans une heure ou deux, les deux enfants rejoindront la pièce au plafond de paille où ils passeront la nuit. «Parfois je rêve que mon père a une voiture et qu’on s’en va», dit Ibrahim.

 

 

Article publié en mars 2015

 

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