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Afghanistan: La guerre perdue

publié le 07/02/2012 | par Jean-Paul Mari

La France voulait rétablir la sécurité dans le pays, gagner les cœurs et les esprits, former la future armée afghane. Elle en est désormais réduite à se protéger. Jusqu’à son retrait…


Il suffit de les regarder. Parmi les soldats qui rentrent d’Afghanistan, on les remarque très vite. D’un côté, la foule des militaires revenus de leur camp à Kaboul ou des bases opérationnelles avancées de Tora, Nijab ou Tagab ; de l’autre, un petit groupe d’hommes, souvent plus âgés, visages brulés par le soleil, traits creusés, regards encore ailleurs, plus silencieux, plus secrets et plus solitaires que les autres. Ils ont vécu six mois, loin des grandes bases, isolés dans des postes en montagne, entourés d’Afghans, soldats et officiers de l’ANA, l’armée nationale, au plus près d’eux, devenus familiers de leurs habitudes, de leur culture, de leur langue.

Dans l’argot militaire, on les surnomme les « omelettes », du nom des « OMLT », Opérational Mentor and Liaison Team. Des cadres-instructeurs, des conseillers chargés de former la future armée afghane. Leur mission repose sur le dogme de l’« Afghanisation », la constitution d’une force locale qui doit prendre en charge toute la guerre contre les talibans d’ici fin 2014, date du retrait prévu des alliés. Ils vivent au plus près d’eux, les accompagnent au combat, leur apprennent la rigueur, le maniement des armes, la tactique et sont sensés leur insuffler la discipline, l’esprit de corps et la fidélité inconditionnelle au drapeau national. Trente-cinq d’entre eux étaient basés à Gwan, un piton rocheux dressé à une vingtaine de kilomètres de la grande base opérationnelle avancée de Tagab, elle-même perdue dans la Kapisa, au nord-est de Kaboul, une zone entourée de talibans, de routes minées et d’insurgés toujours prêts à l’embuscade.

Le 8 décembre dernier, un communiqué de l’armée française salue l’opération « Chaparay Ghar », menée par la 3ème brigade de l’ANA. En clair, quatre convois ont permis à un kandak afghan, un bataillon d’appui, de rejoindre Gwan et de s’y déployer. Pas d’attaque sur la route, une opération bien menée par 450 soldats et 150 véhicules, trente-quatre mentors français installés avec leurs élèves afghans sur un piton, belle épine plantée dans le flanc des talibans. Comme à l’habitude, les conseillers français sont insérés au sein des bataillons afghans et vivent avec eux, dans le même camp.La brigade est installée et, précisait le communiqué, « il revient désormais aux mentors français de parfaire la formation technique des artilleurs et sapeurs afghans, contribuant ainsi à la prise d’autonomie et de confiance de la 3ème brigade ANA. »

Vendredi dernier, vers dix heures du matin, les instructeurs font leur footing quotidien dans les allées du camp, bien protégé par d’épais remparts de murs de sable et de pierres. Le danger est dehors. Il fait froid en montagne, les hommes en survêtement courent serrés, en groupe, et ils ne portent, bien sûr, ni armes, ni gilet pare-balle. Soudain, un soldat afghan ouvre le feu à l’arme automatique, une arme de guerre. Le bilan est terrible. Quatre Français sont tués sur le coup. Quinze autres sont blessés, dont huit dans un état grave, et transportés en urgence par hélicoptère vers les hôpitaux de Kaboul et de la base américaine de Bagram.

L’agresseur n’est pas un kamikaze, il essaie de s’enfuir, mais se fait arrêter. Abdul Mansour a vingt et un ans et personne ne connaissait son passé, celui d’un ancien soldat de l’armée afghane qui a déserté, est passé au Pakistan avant de s’engager à nouveau dans l’ANA et de débarquer à Gwan, deux mois plus tôt, avec tous les autres. Avec un tel parcours, il n’aurait jamais dû être là, à portée d’une arme et de Français sans défense. Contrairement à leur habitude, les talibans ne revendiquent pas cette action spectaculaire d’éclat, ils se contentent d’affirmer qu’ils mènent une « enquête » et saluent l’exploit d’un « patriote ».

Interrogé, Abdul Mansour confirme « n’avoir aucun contact direct avec les talibans », mais « ne pas les haïr non plus ». Sa motivation ? Le tueur dit avoir décidé de passer à l’acte après le visionnage d’une vidéo, celle où l’on voit quatre Marines américains, hilares, uriner sur les cadavres de leurs ennemis afghans. Les soudards étaient américains, les victimes sont françaises. Dix-neuf hommes hors de combat sur trente-quatre, l’OMLT de Gwan est anéantie. Immédiatement, Gérard Longuet, ministre de la Défense insiste sur « l’acte isolé, individuel ».

C’est probablement vrai dans le cas d’Abdul Mansour, c’est faux pour toutes les autres attaques planifiées par les talibans qui ont fait de l’infiltration de l’armée une véritable stratégie. Le 29 décembre dernier, deux légionnaires français sont abattus par un soldat afghan dans l’est du pays. L’attaque est revendiquée par les talibans qui précisent que l’assaillant, un de leurs combattants, s’est enrôlé dans l’armée afghane uniquement dans ce but. Dès mars 2009, cinq soldats britanniques ont été victimes d’actions similaires. En 2010, trois Britanniques, deux Espagnols et six soldats américains sont abattus par surprise par des hommes portant l’uniforme de l’armée afghane. En 2011, vingt-deux soldats de la coalition meurent dans les mêmes conditions, notamment après l’attentat d’un soldat-kamikaze qui se fait exploser en plein centre d’une base militaire….on est bien loin de l’action de « soldats isolés ».

Entre mai 2007 et mai 2011, un rapport classifié, révélé par le New York Times, recense une trentaine d’incidents du même genre qui ont couté la vie à 58 militaires de la coalition, soit …6 % du total des pertes de l’OTAN ! Le plus grave est que ce rapport de 70 pages intitulé « Une crise de confiance et d’incompatibilité culturelle » démontre que les meurtres de soldats alliés par des soldats afghans constituent un problème « systémique ». En clair, au-delà des mauvais coups planifiés des talibans, les altercations mortelles entre soldats afghans et étrangers sont « loin d’être rares et isolées ». C’est une menace permanente, un danger croissant.

En cause, la méfiance entre ceux qui devraient se battre et mourir ensemble. Les Afghans trouvent les Américains arrogants, grossiers, mécréants et racistes, ne supportent pas de se faire traiter de « Hadjis », de « motherfuckers », de servir de chair à canon et d’être systématiquement envoyés à l’avant des patrouilles, chargés de tâter le terrain pour savoir s’ils risquent de sauter sur une mine. Les Américains, eux, n’ont aucune confiance dans ces combattants, susceptibles, qui marchent au haschich et à l’alcool, manquent de rigueur au combat et n’hésitent pas à téléphoner chez eux en pleine patrouille. Un de leurs sergents se rappelle être rentré en courant à la base sous le feu nourri… d’un soldat afghan défoncé à l’opium.

Barrière de la langue, différence culturelle, méfiance, chacun vit et mange à l’écart de l’autre, ceux qui ordonnent, mais partiront bientôt, et ceux, enrôlés pour cinq ans, qui devront bientôt affronter ou composer avec les talibans. Pressés de retirer leurs troupes, les Occidentaux doivent pourtant former à marche forcée des dizaines de milliers de soldats et de policiers afghans. Objectif : passer de 190 000 hommes fin 2009, à 305 000 aujourd’hui, pour parvenir à une force de 352 000 afghans en uniforme d’ici novembre 2012. Dans ces conditions, difficile de vérifier l’intégrité des CV des nouvelles recrues. Avec les résultats que l’on sait, l’infiltration des talibans et la désertion régulière, avec armes et bagages, d’un tiers des nouveaux « guerriers », quelques mois à peine après avoir été enrôlés.
Après le massacre de Gwan, Paris a exigé des «garanties » sur la sécurité des soldats français.

En pratique, le ministre de la Défense veut mieux séparer Français et Afghans, par des murs anti-éclats, une surveillance renforcée, une identification biométrique, une formation déplacée dans les quartiers militaires de nos soldats…bref, éloigner, protéger, tenir à distance les instructeurs de ceux qu’ils doivent former. Exactement le contraire de la mission des OMLT, censée créer la confiance, la proximité et l’adhésion. C’est d’ailleurs tout le paradoxe de cette guerre en Afghanistan qui a du mal à dire son nom. Un à un, il a fallu renoncer aux objectifs fixés, abandonner les dogmes proclamés, renoncer aux ambitions affichées.

Pour les Français, la mission était d’investir le chaudron du nord-est de l’Afghanistan, la Kapisa, les vallées de la Surobi, d’Alasay, d’Uzbeen, d’installer des FOB, bases opérationnelles avancées, bastions et points de départ pour des actions en profondeur dans la région, jusqu’aux villages les plus reculés, pour couper l’axe de circulation entre le Pakistan et Kaboul, en chasser Al-Qaïda et les talibans, libérer les populations et instaurer la sécurité. Dès l’été 2008, l’engagement a mal commencé avec la tragique embuscade d’Uzbeen qui a couté la vie à dix de nos hommes.

Aujourd’hui, après plusieurs années d’attaques, d’embuscades, de mines, d’efforts et de sang, les soldats français ne sortent plus en patrouille, vivent dans des camps retranchés, assurant leur défense, entourés de vallées qu’ils n’ont jamais réussi à vraiment contrôler. Et à quelques kilomètres d’eux, dans le village près de Tagab, les chefs talibans marchent à découvert, rendent la justice, contrôlent les mosquées et planifient des attentats dans Kaboul, la capitale encerclée. Plus tard est venu le dogme d’une autre guerre, plus fine, celle qui devait d’abord protéger les populations avant de s’acharner à tuer du taliban, celle prônée par le Général McChrystal qui se promettait de « gagner les cœurs et les esprits ».

À ce jeu, les Français ont montré leur science et leur volonté. Las, le principe a vite été abandonné par le nouveau Général Petraeus, les projets de construction et de rénovation ont été gangrénés par l’incompétence et la corruption, Kaboul s’est enrichie, mais l’Afghanistan profond n’en a pas profité et la population a fini par ne plus y croire. Et tout le monde s’est remis à vouloir éradiquer le phénomène taliban, avec le succès que l’on sait. Ne restait plus qu’à prôner un retrait élégant, en misant tout sur « l’Afghanisation » de l’armée du pays. Celle mise en place par les Russes autrefois a tenu trois ans, celle qu’on essaie de construire aujourd’hui ressemble déjà à un château de cartes.

Un quinquennat seulement, un début et une fin, sépare l’envoi de nos forces sur le terrain de leur promesse de retrait. Le président avait sonné la mobilisation en Afghanistan pour réintégrer le commandement de l’OTAN, il menace aujourd’hui de retirer précipitamment nos troupes, à la grande colère de Washington. Il n’en fera certainement rien.

Mais cet effet d’annonce a de quoi booster un peu plus le moral des talibans et décourager encore davantage tous ceux, sur le terrain, civils et militaires, qui croient que cette guerre en Afghanistan est déjà une guerre perdue.

Jean-Paul Mari


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