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Afghanistan – Le massacre des bouddhas de pierre

publié le 09/03/2009 | par Olivier Weber

A Bamiyan, au coeur du pays, les bouddhas géants sculptés dans la roche au début de notre ère n’ont pas résisté au vandalisme des taliban. Tout comme les richesses archéologiques dispersées et vendues aux quatre coins du monde.

L’insouciance de cette haute vallée ne trahit pas son drame. Avec son ciel pur comme l’eau des torrents qui dévalent les versants, ses villages clairsemés aux sentes rouges qu’empruntent de rares paysans, la trouée de Bamiyan affiche une quiétude des temps immémoriaux. Bercée par le friselis des peupliers au vent des cimes, carrefour perdu des antiques caravanes, celles de la soie et du sel, la vallée des Dieux, sise à plus de 2 500 mètres d’altitude, dans le ventre de l’Afghanistan, subissait voilà un an encore de féroces combats.

Des batailles rangées entre talibans, les ex-étudiants islamistes au pouvoir à Kaboul, et maquisards hazaras, l’ethnie majoritaire dans le centre du pays, il ne reste que des reliques insolentes. A gauche de la piste, des douilles, roquettes, obus exposés à l’insatiable curiosité des enfants. A droite, ancrés dans les falaises vertigineuses, des bouddhas immenses, aux jeux d’ombre et de lumière et aux stigmates martiaux. L’un d’eux est à moitié décapité ; l’autre, haut jadis de 10 mètres, a disparu.

Simples blessures de guerre ? Voire. Lorsque les taliban (musulmans sunnites) s’emparent de la vallée en 1998 puis en 1999, ils épargnent la ville. Combattants chiites aux yeux bridés qui descendent de la horde de Gengis Khan, leurs ennemis, les Hazara, stratèges du repli, se dispersent dans les montagnes. Mais les vainqueurs aux turbans noirs, avides de brigandage, se vengent sur le legs religieux de Bamiyan, cette bourgade aux masures de glaise qui répandent une odeur de bouse, seul combustible lorsque le bois vient à manquer. Patrimoine mondial de l’humanité, dans un site classé par l’Unesco, les bouddhas les plus hauts du monde subissent le courroux des nouveaux maîtres afghans, empreints de rigorisme et d’un idéal de pureté. Bombardées au canon, les gigantesques statues de pierre, aériennes, envoûtantes et mystérieuses, subissent l’injure des hommes après l’ingratitude des siècles. Un commandant particulièrement vindicatif, Abdul Wahid, s’acharne sur ces idoles minérales. L’un des deux grands bouddhas, de 35 mètres de haut, voit sa face brûlée par des pneus. A sa droite, niché dans une excavation, un petit bouddha reçoit un obus de plein fouet et se fracasse en contrebas, le nez dans la pierraille. Le drame de Bamiyan, joyau du bouddhisme, « l’un des plus beaux rendez-vous du monde oriental et européen », selon Roland Gilles, de l’Institut du monde arabe, illustre aussi la démesure du pouvoir taliban, soucieux d’iconoclasme : détruire à tout prix la représentation humaine.

Depuis des siècles, les bouddhas géants de Bamiyan ont fasciné les voyageurs. Sculptés dans la roche au début de l’ère chrétienne, ils éclairent la magnificence de la Haute Asie, engendrée par la rencontre de deux civilisations, grecque avec les satrapes d’Alexandre le Grand, bouddhique avec les moines venus de l’Orient extrême. Le sage Hui Ch’ao, qui visite les monastères et les grottes au IXe siècle, constate que les conquérants arabes ont arrêté leurs destructions au seuil des sculptures vénérables. Devant ces statues prodigieuses, les guerriers sassanides venus de Perse, adorateurs de Zoroastre (Zarathoustra), culte précisément issu des steppes afghanes et qui influencera les trois religions du Livre, s’inclinent eux aussi comme des pèlerins respectueux. Dans les années 30, l’écrivain-voyageur Robert Byron décline les vertus de ces legs de bouddhas, qui forcent l’humilité, même celle des païens. Dans son sillage, la Suissesse Ella Maillart, émule d’Alexandra David-Neel, découvre, émerveillée, au volant de sa Ford de 18 chevaux, la splendeur des hautes sculptures et salue le legs des peuples d’antan. D’autres passants n’ont pas éprouvé les mêmes émois.

Des caches d’armes

Précurseurs des taliban, les sbires de Gengis Khan ravagent l’endroit, après que le petit-fils préféré du grand khan, Mütügen, eut été transpercé par une flèche à quelques verstes de là. Ivre de rage, le chef suprême de la horde mongole ordonne de raser la vallée et sa perle, la cité des Murmures. Dépêchée sur les lieux, la mère du défunt, qui n’a pas l’air commode, s’énerve, exige encore plus : « Amenez-moi les femmes enceintes ! » Les femmes enceintes sont amenées, éviscérées, et les bourgeons de leurs entrailles sont écrasés afin que le sang de ces ennemis ne puisse plus jamais engendrer. « La ville, écrit Pétis de la Croix dans son « Histoire de Genghizcan », publiée en 1710, devint un monceau de ruines et le pays d’alentour un affreux désert. »

Aujourd’hui, reclus dans sa garnison, mollah Islam, tout-puissant gouverneur taliban qui trône comme un pacha face aux falaises sacrées et ravagées par les maraudeurs d’infortune, assure que le coupable des dernières destructions sera dûment châtié. Assis sous un fusil de chasse accroché aux cimaises de sa petite forteresse, entouré de ses hommes, dont un sosie du commandant Massoud et un responsable désoeuvré de l’éducation qui ressemble à s’y méprendre au chanteur de rock Cat Stevens, mollah Islam réitère que les bouddhas demeurent sous sa protection. « Les bouddhas représentent une partie de notre culture », dit ce cacique aux épaisses lunettes, dont un lieutenant promet même que les statues seront un jour réparées.

Il n’empêche ! Les bouddhas géants restent d’abord des caches d’armes. Aux pieds de ces colosses ciselés, on découvre des myriades de roquettes, gardées par des taliban nerveux qui semblent peu portés sur l’art préislamique. Plus loin, un autre refuge d’armes, dont la sentinelle hirsute et maussade affirme que le sommet de la falaise a longtemps été miné et pourrait l’être à nouveau à la moindre incartade des opposants, alliés au commandant Massoud. Aux dernières nouvelles, malgré les promesses du gouverneur, le commandant iconoclaste Abdul Wahid, celui qui ordonna de détruire les bouddhas et décapita l’un d’entre eux, court toujours.

Le délire iconoclaste

Briseurs d’idoles, dignes perpétuateurs de Mahmud de Ghazni, descendant d’esclave turc et fondateur au XIe siècle d’un empire afghan qui régna de la Caspienne aux rives de l’Inde, les taliban entendent éradiquer toute image de l’homme. A l’hôtel Continental de Kaboul, où l’on peut croiser divers émissaires, marchands d’armes, représentants tchétchènes, trafiquants de drogue et autres plénipotentiaires en cours auprès des turbans noirs, les fresques du restaurant, pâles imitations des bas-reliefs de Persépolis, ont été burinées par excès de pudeur, afin de masquer le moindre visage humain. A la Galerie nationale, qui vient de rouvrir ses portes au pied des deux montagnes qui cernent un quartier de la capitale, le directeur, Sadik Sahi, explique, un peu gêné, que ses retoucheurs ont dû couvrir de peinture blanche, voile d’une censure outrancière et pudeur d’une symbolique du blâme, les tableaux sur lesquels figuraient des hommes et des femmes déambulant sur les bords de la Seine ou moissonnant dans les champs d’Orient. « C’est la politique de l’émirat. Même si j’avais les plus beaux tableaux du monde, je serais obligé de les retoucher. » Avant d’avouer que 650 tableaux demeurent dans les caves du musée, non encore purgés de leurs personnages.

Le délire iconoclaste des taliban connaît aujourd’hui son paroxysme. Même le magazine propagandiste du régime, tout juste sorti des imprimeries de Kandahar, le berceau du mouvement des chevaliers d’Allah, bannit le moindre cliché, y compris ceux des maîtres du mouvement. Cette démesure canonique a conduit les mollahs à interdire… les poupées et les animaux en peluche. « Ce n’est plus une vision de l’islam, c’est de l’obscurantisme », souffle un professeur de lettres de Kaboul. « Les taliban, que les habitants de Kaboul ont soutenus lors de leurs débuts, sont désormais détestés pour trois raisons : la condition de la femme, la non-éducation des filles et l’exégèse d’un islam trop rigoriste, qui en vient à tout interdire, y compris la télévision, la danse, la musique et de nombreuses oeuvres d’art », fulmine un ancien officier de l’armée, ex-fonctionnaire au ministère de la Défense, qui longtemps fut proche de la milice islamiste.

Le drame des bouddhas de Bamiyan illustre à sa manière le grand plongeon de l’Afghanistan dans l’obscurantisme. Vandales de leur propre passé, maints dirigeants taliban donnent leur aval à ces pillages. A Bamiyan, dans les grottes aux glorieuses fresques où Ella Maillart apercevait dans les années 30 « des chevaux, des personnages, le soleil, la lune, des tiares et des perles », les pilleurs de trésors ont fait place nette : des centaines de peintures ont été descellées et bradées à des trafiquants d’art. Les lieux que fouillèrent au début du siècle les archéologues français de la Dafa (Délégation archéologique française en Afghanistan) puis italiens, les sites d’Aï Khanoum, de Hadda, de Ghazni ont eux aussi été visités. Les trafiquants, généralement des chefs de tribu et des commandants taliban, successeurs des moudjahidine de Massoud qui ont pillé le musée de Kaboul après 1992, convoient leurs précieuses marchandises vers le Pakistan. Là, des intermédiaires pakistanais s’arrangent avec les douaniers corrompus et quelques diplomates pour exporter les pièces vers New York, Londres, Tokyo et Paris. « Les trafiquants utilisent les mêmes réseaux que les marchands de drogue », dit un enquêteur occidental, sur la piste de ces pièces dérobées. Un acheteur de pierres précieuses originaire de Hambourg rencontré à Peshawar, au Pakistan, vieil habitué des voyages clandestins en Afghanistan, l’affirme crûment : franchir les frontières pour un marchand de pièces archéologiques volées n’est qu’une question de formalités, grassement rémunérées.

Les prix des trésors atteignent ainsi des sommets. Sotheby’s et Christie’s ont vendu sans le savoir des oeuvres d’art volées en Afghanistan. Maintes statues de l’époque du Gandhara ont trouvé preneurs pour plusieurs centaines de milliers de dollars auprès de collectionneurs américains ou japonais, et l’une d’elles a même été estimée à 50 millions de francs. Un trafic aux profits faramineux, que confirme un fonctionnaire pakistanais d’Islamabad régulièrement contacté par les trafiquants pour authentifier les pièces : « Ils sont puissants, ils ont de l’argent et ils n’hésitent pas à descendre ceux qui les gênent… » Même si le directeur des douanes de l’aéroport de Peshawar a été arrêté après que des conteneurs emplis de 20 000 statues et bijoux eurent été saisis, le négoce occulte des inestimables oeuvres d’art afghanes a encore de beaux jours devant lui. « Si le monde continue de fermer les yeux, avertit Nancy Dupree, spécialiste américaine de la civilisation afghane, c’est toute une partie du patrimoine de l’humanité qui est appelée à disparaître, et d’abord les racines de la civilisation indo-européenne. »

Le patrimoine afghan

Pour endiguer ce flot, des experts occidentaux se sont réunis en conclave et ont fondé une association, la Société pour la préservation de l’héritage culturel d’Afghanistan (SPACH). Son représentant à Kaboul, qui vient de s’installer dans un appartement au confort spartiate au-dessus de la rue des Poulets, est un jeune Néerlandais à peine diplômé, Robert Kluyver, un Lawrence d’Arabie de la reconquête archéologique passé maître dans l’art de la palabre et qui aurait ainsi échoué au pays des écumeurs de trésors archéologiques. Rencontré au sommet d’un site antique gardé par un taliban éclopé, sur une colline de Ghazni, la ville qui, en l’an 1000, rivalisait avec Bagdad, l’émissaire de la SPACH tente de négocier pied à pied avec les taliban, les prévient du désastre pour leur histoire et colmate les brèches : un inventaire par-ci, une réparation par-là. La tâche est titanesque. « C’est une goutte d’eau dans l’océan. Regardez, dit-il dans le vent des hauts plateaux en désignant un bouddha couché, à la tête fracassée. L’iconoclasme des taliban a encore frappé… »

Un expert de l’Unesco qui a pu rendre visite aux maîtres de Kaboul, l’Italien Andrea Bruno, estime cependant que les taliban sont de plus en plus sensibilisés à la conservation du patrimoine, afin de préserver leur histoire, mais aussi pour éviter l’ostracisme international. Les trafiquants, eux, se frottent les mains : un manuscrit de l’époque des Timurides (XVe et XVIe siècles après J.-C.) a trouvé preneur à Londres pour 1 million de dollars, soit 7 millions de francs. Mémoire des racines indo-européennes, le patrimoine afghan ressemble étrangement aux fresques de Bamiyan l’endeuillée : il subit l’outrage du temps et la cupidité des hommes.

Par Olivier Weber
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