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Afghanistan: le risque d’une guerre sans fin.

publié le 29/01/2009 par Jean-Paul Mari

Après la chute des talibans, en 2001, la communauté internationale a raté le coche de la reconstruction. Et l’Afghanistan, l’une des priorités de Barack Obama en politique étrangère, est aujourd’hui un pays ravagé par la corruption, l’incurie et l’incompétence

Il suffit de rouler dans Kaboul un jour de neige et de brouillard pour lire l’histoire de l’Afghanistan, la gloire passée, la malédiction de la guerre, la déchéance, l’espoir démesuré à la chute des talibans et la profonde amertume aujourd’hui. Sur une colline, dans le quartier de Daru Laman, l’ancien palais royal émerge de la brume comme un manoir hanté.

Les ruines alentour sont talquées de poudre de givre, la neige sale vole dans l’air, mêlée aux effluves noirs et poisseux des gaz d’échappement, la rue sent le diesel, la crasse et la misère. Ici, pendant des mois, les combattants de Gulbuddin Hekmatyar et de Massoud se sont alliés à coups de roquettes pour tout raser, maison par maison. Les Afghans n’ont jamais oublié l’horreur de cette guerre civile.

Du quartier ne reste qu’un immense terrain vague, quelques palissades cache-misère et un bunker jaune, tout crevé d’obus, l’ancien centre culturel russe, qui n’abrite plus qu’une colonie d’héroïnomanes de fumeurs d’opium hagards. Vers le nord, le chemin longe le stade de Kaboul, son aire de jeu où les talibans ont fait interrompre un match de football pour exécuter, face aux tribunes, une femme en burqa bleue, une «prostituée», d’une balle de kalachnikov dans la nuque.

Pas de musique, de danse, de photos, de cerfs- volants, pas de cinéma, de chants d’oiseaux, les hommes en noir avaient transformé le monde en catacombe.

Wazir Akhbar Khan, au coeur de la ville, est un des seuls quartiers à n’avoir jamais été détruit, juste à côté de Sherpur, autrefois un vaste terrain militaire habité par quelques dizaines de familles modestes. En 2002, peu après la libération, le nouveau ministre de la Défense a fait exproprier les habitants, raser les maisons de bois et distribuer le bien public aux seigneurs de guerre. Certains ont revendu, d’autres ont construit.

On roule, les yeux écarquillés, entre d’épaisses villas aux murs bleu électrique, jaunes ou vert pistache, avec terrasses, tourelles, rouleaux de barbelés et postes de garde. Sherpur pue le mauvais goût, l’arrogance et l’argent des nouveaux riches, celui des warlords, des amis du pouvoir, des trafiquants d’opium et de tous les profiteurs de la guerre.

Dès la sortie du ghetto, les mendiants sont là, englués dans les embouteillages, femmes en burqa aspergées par les jets de boue noire des 4×4 de luxe, estropiés de guerre posés sur leur béquille comme des hérons malades, gamins crasseux de 8, 10 ans, qui courent entre les voitures, un chiffon à la main, en espérant quelques afghanis.

Sept ans ! Voilà sept ans que les talibans sont partis, vaincus. A la libération, les Américains, les Canadiens et les Européens, Français, Britanniques ou Allemands, tout ce que le monde compte de pays raffinés, avaient promis démocratie et développement, électricité, routes et puits d’irrigation, hôpitaux et écoles. Une sorte de grand bond en avant qui allait projeter en quelques années un Afghanistan quasi médiéval vers des lendemains qui allaient chanter.

Emporté par son élan, un ambassadeur étranger a même parlé de «plan Marshall» pour ce pays brisé par près de trente ans de guerre ! Un rêve fou. Et les Afghans l’ont cru.

Et ce soir, dans le salon d’un appartement du centre de la capitale, je prends des notes à la lampe de poche, en pardessus et bonnet de laine, parce que l’intellectuel que j’interroge n’a pas assez d’argent pour se payer un générateur électrique et alimenter un radiateur et ses ordinateurs. Kaboul n’est fournie en électricité que par tranches de deux heures, deux fois par jour, et les robinets ne distribuent pas d’eau potable.

Dehors, l’asphalte des rues commerçantes est crevé de nids-de-poule. Un Afghan sur six est au chômage, un instituteur touche 60 dollars par mois, et un invalide de guerre, 10 dollars. Les pauvres claquent des dents dans l’hiver afghan, incapables d’approvisionner leur famille en thé, huile ou sucre…

«La communauté internationale avait promis 25 milliards de dollars, elle en a versé 17. Où est passé cet argent ?», demande Shirshah Youssouf Zaï, historien et analyste économique. Comme toujours, une partie de l’aide – 40% – est repartie dans les pays donateurs, sous forme de contrats à la reconstruction ou de frais de fonctionnement. Le reste ? Le «taux de perte» des crédits alloués au pays est estimé à 85%. En clair, l’argent s’est envolé.

Le «plan Marshall» a surtout profité aux spéculateurs, et le boom de la construction, les fonds investis dans les centres commerciaux, les tours d’affaires, les compagnies aériennes privées et les hôtels de luxe servent d’abord à blanchir l’argent sale de l’opium – 60% des revenus de l’Afghanistan.

Dans le quartier ravagé de Daru Laman, un homme a planté sa tente dans la boue, face au Parlement afghan. Ramazan Bashardost était ministre du Plan en 2004 avant de claquer la porte du gouvernement. A 43 ans, diplômé en sciences politiques de l’université de Toulouse, le député de l’Assemblée nationale n’a pas de voiture, pas de maison, pas de femme, pas d’enfants et il redistribue l’essentiel de son salaire à la population. A Kaboul, il est connu comme un homme simple, intègre et très radical, qui dit non à tout. Et surtout à la corruption des anciens chefs de milice reconvertis en notables politiques.

«En 2001, les warlords se cachaient de peur d’être jugés pour crimes de guerre. Aujourd’hui, ils tiennent les postes clés du gouvernement, sont président de l’Assemblée nationale, ministre de la Culture ou haut responsable de l’armée !» Il dresse la liste des apparatchiks formés par le régime communiste de Najibullah, des professionnels de la guerre, chefs des milices ethniques ou ex-commandants moudjahidin de l’Alliance du Nord, voire d’anciens talibans reconvertis : «Tous nos gouverneurs de province sont des princes rouges ou noirs.»

Quatre mille dollars mensuels pour un ministre, 30 000 pour un conseiller du gouvernement, la fonction, grassement payée, est aussi une rente politique qui permet de faire main basse sur l’argent de l’Etat : «Pas un marché public qui ne soit accompagné d’énormes pots-de-vin !» Quant aux fonctionnaires intègres – il y en a ! -, leur action est limitée par les moyens d’un Etat précaire qui dispose à peine de 800 millions de dollars de recettes propres, l’équivalent du budget du département de la Corrèze. La corruption, maladie endémique ? Bien sûr.

Même les talibans en fin de règne s’étaient laissé gagner par le mal. Mais ils avaient réussi à rétablir une certaine sécurité dans le pays, à leur façon, d’une main de fer. Dans «l’Afghanistan libéré», ce n’est plus le cas. Les rues de Kaboul, les routes de campagne, les vallées de l’Oruzgan, de Helmand ou du Wardak, proches de la capitale, plus rien n’est sûr.

Shakila Hashimi, 45 ans, femme et députée de la province du Logar, ne se risque plus à aller dans sa circonscription. Pour la rencontrer chez elle, à Kaboul, il faut du temps et pas mal de précautions. Devant sa villa, des hommes armés surveillent la rue et fouillent les rares visiteurs. Il y a deux ans, la parlementaire a commencé à recevoir des appels téléphoniques : «Quitte la politique, sinon tu es une femme morte.»

Elle montre la photo de son aînée, 18 ans, superbe jeune femme : «Moi, j’étais dans le jardin avec des visiteurs…» Sa fille portait le pull-over de sa mère, elle est sortie sur le seuil de la maison. Une balle, tirée par un sniper avec un silencieux, lui a traversé la poitrine. Qui ? «Après trente ans de guerre dans ce pays, il y a bien 30 000 hommes armés qui ne supportent pas que les femmes fassent de la politique.»

Assassinats, vols, enlèvements politiques ou mafieux, la criminalité a explosé en quelques années. Et puis il y a la guerre. 2008 a été l’année la plus meurtrière depuis la chute des talibans. En un an, le nombre des attaques à la bombe a doublé : 2 000 explosions, voitures piégées, attaques kamikazes et surtout IED, engins explosifs improvisés, enterrés sur la route. Elle a tué un millier de militaires afghans et 296 étrangers, dont 155 Américains et 25 soldats français. Et fait aussi de plus en plus de victimes civiles : 1 500 en 2007, près de 2 000 l’année dernière.

Dans sa chasse aux talibans, l’armée américaine a lancé 4 000 raids aériens dans tout le pays et certains se trompent de cible : 620 non-combattants, hommes, femmes, enfants, massacrés par erreur. A chaque bavure sanglante, des villageois en colère crient vengeance et se ruent vers les montagnes rejoindre les insurgés. Au coeur de Kaboul, des attentats spectaculaires contre l’hôtel Serena – 8 morts -, l’ambassade de l’Inde ou le ministère de la Culture ont renforcé le sentiment d’insécurité.

Bien sûr, Kaboul n’est ni assiégée ni encerclée par les insurgés. Mais le nombre croissant de victimes, les routes dangereuses ou coupées, les assassinats, les enlèvements et quelques attaques dans la capitale d’un pays investi par quarante nations et 70 000 soldats étrangers donnent l’impression que la rébellion gagne du terrain. Comme si l’armada sophistiquée -hommes, artillerie, tanks, avions de chasse, bombardiers, drones, systèmes d’écoutes, missiles… – envoyée dans ce pays n’était rien d’autre qu’un dispositif d’urgence pour empêcher la chute du régime. Un simple pansement compressif.

«Le malheur est que personne n’a de stratégie pour ce pays, dit un diplomate occidental en poste depuis deux ans à Kaboul. L’Afghanistan ressemble à un bateau à la dérive, abandonné en pleine mer, sans vent et sans gouvernail.»
Avant même le jour de son investiture comme président des Etats-Unis, Barack Obama a choisi, lui, de renforcer massivement les troupes en Afghanistan.

Trente mille soldats de plus sont attendus dans les mois qui viennent. «Plus de soldats, c’est-à-dire plus de combats, de morts et de bavures…», dit l’ingénieur Matiullah Kharouti, chef d’une puissante tribu pachtoune. Costume, chemise et cravate noire, la voix pleine de colère, «l’ingénieur» peut vous parler pendant des heures de la faiblesse du gouvernement de Hamid Karzaï le Pachtoune, du manque de stratégie commune des alliés, des raids aériens destructeurs, des erreurs des Américains, de leur façon de se comporter en force d’occupation.

Et de cette obstination à croire que la solution en Afghanistan est forcément militaire : «Il y a 40 millions de Pachtounes ici et au Pakistan… Est-ce qu’ils vont tous les tuer ?» Mais quand on lui demande si la résolution du conflit passe par le retrait des forces étrangères, la réponse est claire : «Surtout pas ! Un retrait aujourd’hui, ce serait le retour vers le chaos de la guerre civile.»

Chef pachtoune, analystes politiques, intellectuels afghans ou experts occidentaux à Kaboul… tous répètent la même chose. Le problème de cette guerre n’est pas tant la puissance des talibans que la carence de l’Etat, sa faiblesse, la corruption ou l’incompétence de ses agents, le manque cruel de gouvernance qui laisse sans soins une population démunie. A Jaratu, dans le Wardak, en l’absence d’armée et de police, il a suffi de moins de 20 talibans pour soumettre tout un district peuplé de 10 000 personnes !

A l’occasion, les islamistes savent aussi manier la terreur et ils n’ont pas hésité à décapiter, égorger ou pendre 140 «barbes blanches», des sages des villages qui leur résistaient. Même dans les rangs des talibans, les religieux ne dépassent pas 20% des combattants. «Prenez un villageois, pauvre et analphabète, au fin fond d’une montagne de l’Afghanistan, sans route et sans école, un père de famille sans emploi et sans avenir.

Qu’un taliban lui offre 200 dollars et il courra faire la guerre contre «l’étranger». Donnez-lui du travail… et il déposera les armes.» Faire une guerre à outrance aux Afghans insurgés ? Les Britanniques et 120 000 Russes en ont fait l’expérience. La chance est que, sept ans après l’espoir suscité par la chute des talibans et les promesses occidentales, les Afghans ne considèrent pas encore les Américains et les Européens comme des envahisseurs. Déçus, amers, parfois écœurés, oui, mais pas hostiles. Et toujours avides de changer de vie.

Après 2001, les Américains, obsédés par l’Irak, les Européens, divisés, et la communauté internationale ont raté le coche d’un début de reconstruction de l’Afghanistan. Les premiers troubles sont apparus en 2005. L’insécurité s’étend. L’élection présidentielle approche. Maintenant il faut faire vite. Sous peine d’une guerre sans fin.

Jean-Paul Mari

Kaboul , janvier 2009


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