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Afghanistan : « Opération Kaman ».

publié le 18/04/2009 | par Jean-Paul Mari

C’est la plus grande opération militaire française jamais réalisée en Afghanistan. Mission : reconquérir une partie du terrain tenu par les talibans. Objectif : la vallée d’Uzbeen, où une embuscade a coûté la vie à dix soldats français. Jean-Paul Mari a suivi les combattants délite du 3e RPIMa


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Un cri dans la nuit. «Au secours ! Ici ! Venez !» coup d’oeil sur la montre : minuit. Je sors la tête de mon sac de couchage, couvert de givre blanc. Il gèle. Dehors, le ciel est noir, talqué d’une poudre d’étoiles dures. Les hommes du 3e RPIMa de Carcassonne dorment, statues de glace recroquevillées à même les cailloux, près d’un millier de combattants de l’opération Kaman, la plus importante jamais lancée par les militaires français en Afghanistan. «Vous avez entendu ? Qu’est-ce que c’est que ce merdier !» Le capitaine Frédéric attrape sa radio pour faire le tour des sentinelles : «Ici, Fantôme. Tango 1, Castor 2… Rapportez.»

Moment d’angoisse. Sur ce plateau perdu à 70 kilomètres de Kaboul, entouré de montagnes truffées de talibans, tout le monde craint qu’une sentinelle ne soit égorgée. «Ici, Tango 1… RAS. Tout va.» On se rendort, l’oreille tendue. Ce n’était qu’un homme qui a fait un mauvais cauchemar dans la nuit afghane.
1h30 du matin. Nouveau réveil en sursaut. Quelqu’un frappe à grands coups de masse le sommet d’une montagne. Cette fois, les explosions n’ont rien d’imaginaire. Là-bas, sur la crête, une série de flashs bleus indiquent qu’un avion C-130 américain fait des ronds dans le ciel en matraquant des hommes au canon de 105 mm. Une colonne d’insurgés tente de passer d’une vallée à l’autre pour nous accrocher. Il faut être audacieux pour marcher là-haut, par moins 15 degrés, le corps cassé en deux, dans la glace, le vent, la noirceur, une couverture roulée autour des épaules !

A 7 000 mètres d’altitude, la caméra infrarouge de l’avion a pourtant repéré les petits points humains lumineux, aussitôt pulvérisés. «Il y a du bilan…», souffle un officier. Comprenez, des pertes chez l’ennemi, quatre morts et au moins trois blessés que les rescapés évacuent sur leur dos. Au deuxième jour de l’opération, les «talebs» n’arrivent toujours pas à nous faire mal. Il y a trop de soldats, français et afghans, de blindés, d’artillerie au sol et d’avions en l’air : la «bulle» en trois dimensions est compacte, étanche, mortelle.

Tout a commencé comme un jeu d’enfant, trois jours plus tôt, autour d’un bac à sable. «Messieurs, vous pouvez déployer vos effectifs…», dit le colonel Jean-Pierre Perrin, nom de code «Panthère», solide guerrier, front rond, épaules larges, catholique fervent, économe de ses hommes. Un chat maigre et sobre de mots, sans haine et sans états d’âme, qui a gravi un à un tous les échelons de la hiérarchie, le genre d’homme qu’un soldat suivrait tranquillement en enfer.

Pour lui, la guerre, ici, est simple : «Faire reculer les talibans, gagner les coeurs, libérer et reconstruire.» Devant lui, dans la cour de Tora, poste avancé au sud de Kaboul, une cinquantaine d’officiers contemplent des pâtés de sable marron. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un jeu mais d’une reconstitution de la vallée d’Uzbeen, avec montagnes, routes, rivières et ponts. Et le terrible col de Sper Kunday…

Uzbeen, vallée de cauchemar. Ils sont partis d’ici, le 18 août dernier, en patrouille, sans se douter qu’ils allaient à la boucherie. Pour un combattant d’élite, la guerre moderne est étrange : des années d’entraînement, de longs mois de stages de perfectionnement loin de chez soi, puis le départ en mission à l’étranger et des semaines d’attente interminables, de patrouilles sur le terrain. Et soudain l’accrochage, souvent imprévu, et le combat, bref, explosif.

A l’issue, la blessure ou la mort et, pour les survivants, l’horreur qui occupera les nuits de cauchemars. A Tora, l’embuscade d’Uzbeen ne cesse de hanter les esprits, témoin cette plaque blanche gravée de dix noms, au pied du drapeau tricolore. Dès le début, tout était mal engagé ! D’abord, le renseignement, mauvais, ne parle que de petits groupes de «talebs» faibles et divisés. Il n’y a pas de reconnaissance aérienne, un télex – «Alerte embuscade !» – est oublié sur un coin de bureau à Kaboul et la troupe, de 100 hommes à peine, va au-delà de la mission et dépasse le village de Sper Kunday pour s’engager sur les pentes du col un kilomètre plus loin. Un kilomètre seulement.

«On a péché par excès de confiance», m’a répété, l’air sombre, le général Stollsteiner dans son bureau d’état-major à Kaboul. Quelques jours plus tôt, il y a déjà eu deux patrouilles dans la zone et les «insurgés» ont repéré le manège. Ils se postent, comme des chasseurs qui attendent le retour du gibier. Chaque fantassin porte gilet, casque, Famas, munitions, chargeurs, radio… 45 kilos de matériel par 45 degrés ! Deux hommes ont déjà eu un coup de chaleur. Quand 150 talibans, embusqués derrière les rochers de la crête, ouvrent le feu à bout portant, la section est «fixée», clouée au sol.

Ajoutés à cela des mortiers de 81 mm inutilisables… par manque de percuteurs ! Et un apprenti officier américain incapable de guider les bombardements aériens. Là-haut, les talibans font «boule de feu», à l’afghane : trois snipers armés de fusil SVD Dragunov se concentrent sur une même cible. «Pas une technique locale ! Plutôt pakistanaise ou tchétchène…», dit un instructeur à Tora. Ils tuent un à un les responsables du commandement, de la radio, l’interprète, les infirmiers, tout ce qui organise, relie, sauve.

A plat ventre derrière les rochers qui volent en éclats mortels, la section se bat : «J’en ai traité [tué] huit», transmet un tireur d’élite français avant de succomber à son tour. Un homme évacue quatre blessés sous le feu avant de se faire faucher. Et un autre le remplace malgré un énorme trou dans la cuisse. Alors ? Inutile de chercher la faute. «La guerre a déserté nos esprits», a reconnu le général Georgelin, chef d’état-major des armées. En Afghanistan, même parfaitement entraîné, il faut le temps d’apprendre la guerre sur le terrain, ou de la réapprendre.
Uzbeen… Aujourd’hui, les villages-bastions des talibans sont au fond de cette vallée, l’objectif de notre opération Kaman, et personne n’est encore allé jusque-là. L’après-midi, dernier briefing à Tora, façon colloque universitaire, avec logiciel PowerPoint et tableaux Excel.

Au mur, une carte et un rayon laser rouge pour pointer un rectangle de 24 kilomètres sur 9 kilomètres. Tout y passe : graphiques, statistiques, axes de pénétration «rouge, orange, vert pomme», prévisions météo, «ciel dégagé, sans neige, pendant trois jours», plans des villages, organigramme des insurgés, photos des chefs rebelles, «voici Sultan, très dangereux, mémorisez son visage». Un général afghan barbu intervient : les fouilles des maisons devront être faites par les services de renseignement afghans. Pas d’étrangers en présence des femmes !

Tout est prêt. L’affaire a un nom : opération Kaman, «Grand Arc» en langue dari. Le timing : «48 heures. Réglez vos montres.» Moyens militaires prévus ? Enormes. L’esprit : une opération de l’ANA, l’Armée nationale afghane, en coordination avec les Français du 3e RPIMa, l’unité psy allemande et le soutien aérien américain. Objectif : montrer aux «insurgés» que la vallée d’Uzbeen n’est pas leur sanctuaire. La méthode : «Préparer, nettoyer, tenir et construire.»

Là, il s’agit seulement de «préparer». L’axiome : démontrer aux villageois parfois hostiles qu’«on est là pour les servir et les protéger». L’enjeu de cette guerre est la population. Contre elle ou sans elle, rien n’est possible.

Dehors, le vent claque comme un fouet de bouskachi. Au pied d’une muraille, «Vauban», alias le capitaine Berger, fait activer les travaux. Etonnant, ce capitaine. Trapu, discret, débonnaire, il plaisante comme un écolier, comprend tout et mène son monde à marche forcée. Là, il s’agit de protéger d’urgence 2,5 tonnes de munitions – de quoi faire sauter la base – sous une épaisse carapace de béton.

Un mois plus tôt, quatre roquettes chinoises ChiCom 107 mm tirées par les talibans ont frôlé l’enceinte de la FOB Tora. «Petit frisson…», sourit le capitaine. A son arrivée le 15 août dernier, «Vauban» a découvert la place laissée par les Italiens, une petite structure en étoile mal protégée, à 1 450 mètres d’altitude, au-dessus des lumières clignotantes du village de Surobi, avec un faux air de djebel kabyle.
Tora est une place forte stratégique.

Tenir cette base, c’est contrôler la route du Pakistan et l’accès au barrage qui alimente Kaboul en électricité. Ici s’ouvrent trois grandes vallées utilisées par les «insurgés», dont les hommes d’Al-Qaida venus des zones tribales du Pakistan pour s’infiltrer au coeur de l’Afghanistan. Alors, jour et nuit, le capitaine creuse, aplanit, élève des tours de guet fortifiées, dessine des remparts de sacs de gravier capables d’arrêter un obus de mortier et il fait construire des murailles en V, pointe à l’extérieur, à la façon du grand Vauban.

Aujourd’hui, Tora est une véritable base de combat, avec une superbe vue panoramique sur le désert. C’est d’ailleurs la seule distraction. La crainte des talibans ne permet pas aux hommes de se mêler à la population de Surobi. Pas de sorties au souk, pas d’alcool, pas de restaurant en ville, d’invitations chez les familles ou de gosses à prendre dans ses bras. Ici, on vit dans une tour d’ivoire barbelée sous la menace d’un camion-kamikaze, entre deux patrouilles blindées, arme au poing, en contact radio permanent avec Tora.

Leur service terminé, les hommes se ruent sur internet, la webcam et le chat avec la garnison de Carcassonne, la femme au pays… «J’ai dû interdire à certains de regarder leurs DVD, dit un lieutenant, ils ne parlaient plus à personne.» Ou se livrent à la guerre virtuelle sur Call of Duty 4, un jeu de simulation vidéo étonnamment proche de l’exercice guerrier… C’est de quel côté, le réel ? Au mess, face à la télé, quand la publicité montre à l’écran une blonde capiteuse vanter le moelleux d’une lingette, le silence se fait, poitrines bloquées, fourchettes et conversations suspendues, en attendant la fin du supplice.

La guerre semble parfois monotone, jusqu’au jour où elle rappelle à chaque soldat qu’il est payé pour tuer et mourir. «Après l’embuscade d’Uzbeen, j’ai décidé de quitter l’armée. Onze ans, ça suffit…», dit un fantassin. Un autre, maître-chien, râle en permanence, tourmenté depuis le jour où il s’est avancé dans un tunnel, seul, à tâtons dans le noir, pour désamorcer une bombe. Six mois à tenir ! Et la France, là-bas, qui se fiche bien de ses 3 000 soldats perdus en Afghanistan !

Parfois, les hommes ont le cafard. A la nuit tombante, ils fument dans la cour de Tora en regardant le soleil aveuglé par un éperon rocheux surnommé le «Mont-Saint-Michel». Cinquante minutes d’ascension à travers une chaussée des géants permettent de découvrir des soldats-maçons qui plantent des postes d’observation en dur, avec fenêtres de tir entourées de «sonnettes», des mines éclairantes qui sautent régulièrement la nuit au passage des belettes, porcs-épics et chèvres égarées. A l’aube, le froid est horrible mais la vue imprenable sur le paysage de roches beige, jaune, crémeuse, la virgule sombre d’un torrent à sec, les tentes blanches des nomades kouchis, les jeux de lumière d’une terre magnétique et sauvage.

Le col de Sper Kunday n’est qu’à 18 kilomètres seulement à vol d’oiseau. Un artilleur grince contre l’absence de Caesar, ces canons français précis jusqu’à 35 kilomètres : «Ah ! Si on les avait eus au moment de l’embuscade, j’aurais bien explosé les «talebs» sur leur crête. En tir direct, sans bouger d’ici… Bang !»» Vauban» pince les lèvres, mais ne dit rien. Le 18 août dernier, il a suivi les événements minute par minute, l’oreille collée à sa radio. Impuissant.

A l’abri de son bureau, il raconte l’histoire qui le tourmente, celle des anciens occupants de Tora, une cinquantaine de soldats de l’Armée rouge. A l’époque, la garnison russe n’occupait que quelques bâtiments protégés par des tanks alignés sur un parking. A l’aube du 14 janvier 1984, les moudjahidin investissent le «Mont-Saint-Michel» pour guider le tir de leurs mortiers. Un autre commando s’est infiltré par le fossé profond de 50 mètres le long du mur d’enceinte jusqu’à l’entrée du parking. Quand les premiers obus de mortier explosent en plein milieu du camp, les soldats blonds, paniqués, fuient en pyjama vers les blindés… droit sur les moudjahidin embusqués !

Le reste est une histoire terrible. Les vainqueurs égorgent les blessés. Jusqu’au dernier. Pourquoi n’y a-t-il jamais de prisonniers en Afghanistan ?

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8h45, au deuxième jour de l’opération Kaman. Nescafé et rations de combat. Interdiction de faire du feu. Les hommes ont encore le corps raide du froid de la nuit. Une lumière crue dévoile des crêtes dentelées et l’objectif de l’opération : deux villages, Hosseinkheyl et Kabratu, citadelles troglodytes plantées à mi-pente.

Jusqu’ici, tout va bien. Sur le coup, les «talebs», surpris, n’ont pas réagi. Mainte-nant, la radio crépite de messages d’alerte : «Noir 13… trois véhicules se dirigent droit sur vous.» Les pick-up passent à 10 mètres de notre position, villageois à béret de laine et couverture sur l’épaule. Visages sans expression, regards de plomb. Paysans le jour, talibans la nuit ? Les ordres de «Panthère», le colonel Perrin, sont clairs : sans arme apparente, un Afghan est intouchable.

Les raids aériens américains sur les «terroristes» ont tué 600 civils innocents l’an dernier, de quoi envoyer bien des villageois dans les montagnes crier vengeance avec les vrais talibans. Toute la matinée, les communications interceptées parlent d’attaques en cours «contre les étrangers». Les «talebs» multiplient vrais et faux messages d’intox. Haut dans le ciel, le drone qui tourne avec son bruit énervant de tondeuse à gazon a repéré du mouvement sur les hauteurs. Mortiers ? Les hommes réajustent leur casque.

Fausse alerte : «Menace terminée… Reprise de la progression.» Toute une colonie de scarabées d’acier rampe le long de la falaise, vers le poste de police du village de Hosseinkheyl, notre premier objectif. Pauvre garnison ! 63 hommes en treillis dépareillés, armés de vieux fusils. A l’entrée, un gros trou noir laissé par un coup de lance-roquettes, en signe d’avertissement. «Quand je pars en permission, je préfère ôter mon uniforme», dit le commandant Zaher, chef de poste. A portée de kalachnikov, entourés de villages rebelles, le commandant et ses hommes essaient juste de survivre.

La mort de Ghazi. Après Uzbeen, très vite, le renseignement a appris que le guetapens du 18 août aurait été mené par trois chefs distincts. Dans le village de Jaghdand règne le groupe de Sultan Ali, du Jamaat-e-Islami, désigné au briefing de l’opération comme un «chef insurgé très dangereux». L’homme, en fuite, se déplace sans arrêt dans la vallée. Plus haut, Gul Rahim, autre chef, se serait mis à l’abri au Pakistan. Devant nous, dans le village de Gaz-e-Sofia, vivait Ghazi, «le fils de Gaz», 28 ans, chef de bande affilié selon l’occasion au H-I-G (Hezb-e-Islami de Gulbuddin Hekmatyar) ou aux talibans.

Auréolé du prestige du coup de main contre les Français, il s’est vanté publiquement d’avoir achevé les blessés au couteau et a pris l’ascendant dans la vallée. Dans la nuit du 30 novembre dernier, sur renseignement, les Forces spéciales américaines encerclent sa ferme. A l’intérieur, huit hommes dont Ghazi, Neck Mohamed, son oncle, et Saïd Agha, son cousin et bras droit. Des hélicoptères américains attaquent la maison, le groupe essaie de gagner la montagne proche, mais bute sur les Forces spéciales embusquées qui les fauchent : huit morts.

Ghazi ne se vantera plus et les autres chefs sont en fuite. «Insurgé… c’est un métier difficile», ironise un expert du renseignement à Kaboul. Pour lui, l’objectif de l’opération Kaman est aussi de prendre contact avec les Afghans de la vallée pour recruter des indicateurs.
Parfois, le renseignement est de premier ordre, comme celui qui a permis de neutraliser Ghazi. Parfois, l’appel est plus ambigu. Un berger vient d’être tué, accidentellement, alors qu’il s’enfuyait.

Au téléphone, le maire de son village plaide :
«Mon capitaine, je demande votre aide pour cette misérable famille.
– Volontiers ! Mais expliquez-nous pourquoi un pauvre berger utilisait un téléphone ultramoderne ?
– Il venait de vendre un mouton…
– Ah ! bien… Et pourquoi avait-il sur lui le nom d’un chef insurgé ?
– Tout le village peut vous assurer qu’il était innocent !
– Bien sûr ! Et pourquoi a-t-on retrouvé sur ses mains des traces fraîches… d’explosifs ?»

Le 9 octobre dernier, quand quatre roquettes ont manqué de peu l’enceinte de Tora, on n’avait jamais vu autant de moutons dans la vallée !

11 heures, le plus dur reste à faire. Grimper jusqu’au village de Kabratu, situé juste au-dessous de la crête bombardée par l’aviation cette nuit. «Ici «Panthère». Une colonne d’hommes dans la vallée porte un brancard en direction du cimetière.» Un enterrement ? L’accueil risque d’être chaleureux ! D’autant que le chemin ne permet pas le passage des blindés. Tant pis. Une compagnie grimpera à pied, l’autre avec les 4X4 de la cavalerie.

On progresse à découvert, entre des blocs de roche avec l’impression de pénétrer dans l’antre d’une grotte. «Mon lieutenant, c’est quoi la guerre qu’on va faire ?», demande un chauffeur. L’autre ne répond pas, puis grommelle : «Ces mecs se baladent sous notre nez, à l’endroit du raid d’hier… Putain ! Qu’est-ce qu’on attend pour les taper ?» Il n’en est pas question : l’opération a pour mission de «préparer», pas de «nettoyer».

Voici enfin Kabratu, 800 âmes. A la shoura, l’assemblée du village, ils ne sont qu’une centaine, assis sur leurs talons : gamins aux yeux bleus, en sandales et tunique verte, adolescents au regard hostile et anciens, les «barbes blanches». Manque la génération des 18-35 ans, celle des combattants. Les derniers soldats étrangers qui sont venus jusqu’ici étaient des… Russes. «Et ils ont massacré 150 têtes de bétail», dit un ancien moudjahid.

Les militaires distribuent journaux, couvertures, sacs de farine et réchauds à bois. «Pour gagner la population, pas pour aider les plus misérables, reconnaît un officier. Nous ne sommes pas une ONG en kaki.»

«Panthère» prononce son credo : «Pourquoi vient-on de si loin ? Pour vous aider. Trente ans que les Afghans se battent entre eux. Il faut y mettre fin. Pour vos enfants. On veut amener la paix, l’électricité, la route, un puits… mais pour construire, il faut la sécurité. Vous ne pouvez pas aider les talibans la nuit et nous accueillir le jour Il faut choisir !» Le malek, le maire, s’approche de «Panthère» : «Si on accueille les talibans, vous nous bombardez ou arrêtez nos hommes. Mais si on collabore avec vous, quand vous repartez…» Il passe son doigt sur la gorge : «On est pris entre deux feux.»

Pour occuper le terrain en Afghanistan, il faudrait près de 400 000 hommes, les forces étrangères n’en comptent que 70 000 à peine, 100 000 avec les renforts promis par le président Obama. A Kabratu, demain, à peine les étrangers repartis, les talibans sortiront de leurs grottes de la vallée d’Uzbeen.

C’est l’heure du retrait, le moment le plus critique, celui où «Panthère» craint un sursaut d’honneur des talibans. «Lors de la dernière opération, au moment du départ, un «taleb» est apparu sur une crête, debout, droit, seul, son RPG sur l’épaule. Nous étions hors de portée, il le savait. Sa roquette s’est écrasée dans le sable, se rappelle le sergent-chef Gwennael. Rien que pour l’honneur !» Les hélicoptères Apache l’ont aussitôt coupé en morceaux.

Nouveau message radio : «Attention, mouvement en vue sur les crêtes…» «Pan-thère» ne prend aucun risque. A 6 kilomètres derrière nous, une batterie de mortiers de 120 mm tire des obus fumigènes qui montent à 4 500 mètres de hauteur : «Top ! C’est parti. Impact dans 35 secondes…» A la seconde près, une rafale de nuages blancs couronne la cible au sommet. Si les «talebs» avaient de mauvaises intentions, les voilà prévenus.

«Panthère» est satisfait, l’armée afghane a pu contacter les villageois au coeur du bastion insurgé et le prestige des talibans en a pris un coup : «Opération Kaman réussie !» Il aura fallu 1000 hommes et deux jours de manip pour atteindre ce résultat. Du bon travail, de la microchirurgie, mais sur une seule vallée d’un pays qui en compte des… milliers.

Lors de la messe de Noël, que «Panthère» ne rate jamais, l’aumônier avait lu le Livre d’Isaïe : «Comme il est doux de voir les messagers courir les montagnes pour apporter la Paix !» Puis il s’était interrogé : «Sommes-nous les messagers de la Paix ?»

De retour à Tora, par une nuit d’un noir d’encre, dans l’intimité d’un véhicule blindé, quand on demande à un combattant pourquoi il se bat ici, la réponse est nette : «Pour faire mon métier : la guerre ! Pour le reste, j’ai juste l’impression de poser un pansement compressif» Sur la plaie de l’Afghanistan.

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur


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