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Afghanistan : Les ombres d’un retrait

publié le 20/12/2012 | par Jean-Paul Mari

Après dix ans de présence, l’armée française se retire. 
Une vraie guerre dont elle n’a jamais pu contrôler les moyens, 
les objectifs et la stratégie. Une intervention qui n’a pas pacifié le pays et encore moins garanti son avenir.


Les matins sont toujours poussiéreux à Kaboul. Et dangereux. Il est très tôt, le premier soleil est froid, le ciel voilé, les Afghans sortent enroulés dans leur patou de laine et la ville est déjà bloquée par des embouteillages. Briefing du matin au pied de deux 4×4 de 
l’armée française, le 35e point sécuritaire Grand Kaboul, du 8 décembre 
2012.

En substance : « Nombreuses menaces pesant sur le pays et la capitale en particulier. Risque d’attaque complexe et coordonnée. Attention aux nouveaux modes opératoires. » Nouveaux ? Un exemple : le kamikaze qui s’est fait sauter à 1 mètre du chef des services de renseignement afghans a réussi à passer toutes les fouilles au corps.

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Explication : l’homme, membre de la commission de paix, revenait du Pakistan où un chirurgien complice lui a ouvert le ventre pour y installer une charge explosive. Ce matin, la lecture du bulletin apprend que deux ados de 13 et 14 ans se promènent sur une moto rouge et bleu, une ceinture d’explosifs à la taille, et qu’un homme de 23 ans, bonnet blanc, conduit une Toyota Corolla gris foncé de 1996, immatriculée dans la province de Nangarhar, bourrée d’explosifs.

Au pied des 4×4, les militaires français enregistrent, bouclent leur gilet pare-éclats et leur casque de combat, ajustent leurs oreillettes antidéflagration et arment leur fusil d’assaut. Le convoi peut démarrer. Tous savent qu’il ne faut jamais ouvrir les portières blindées et aucun d’entre eux n’imagine s’arrêter, le temps de prendre un thé sur un marché, taper dans un ballon avec les gosses ou discuter avec une population qu’ils sont censés protéger.

Leur préoccupation aujourd’hui ? Le retrait, s’en aller en bon ordre, sans avoir l’air de fuir ou de laisser le pays retourner à son chaos originel. 2001-2012 : plus de dix ans de guerre. Et pour quel résultat ? Qu’est venue faire la France dans cette galère ? Comment nous sommes-nous retrouvés pris dans le piège afghan, engagés dans une guerre qui n’était pas et n’a jamais été la nôtre ?

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Au départ, il y a, bien sûr, l’attentat du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center, à 
Manhattan, qui fait s’effondrer deux certitudes : l’invulnérabilité des Etats-Unis et l’efficacité sans faille de leurs services de sécurité. Et qui voit s’enfler le sentiment de toute-
puissance d’un président Bush trop petit pour mesurer les enjeux mais roule des épaules en croyant avoir trouvé un rôle de vengeur divin à sa mesure.

Ben Laden a frappé ? Ecrasons-le, lui et le pays des talibans qui l’abrite ! Les B-52 bombardent, 
les Tadjiks de l’Alliance du Nord 
avancent, Kaboul tombe. Une affaire américaine ? Pas seulement. Bush pointe le monde du doigt, le convoque, lui intime de choisir entre le Bien et le Mal.

Le 7 octobre 2001, Jacques Chirac répond, prudent. La guerre, il connaît. Il l’a faite en Algérie, refusera de la faire en Irak mais concède l’envoi de ses forces spéciales dans un coin du désert afghan, sur la frontière pakistanaise, à Spin Boldak. Travail de spécialistes, dur mais discret et efficace. Dans le pays, après l’obscurantisme des hommes en noir, la pax americana déclenche une euphorie générale.

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Entre 2002 et 2004, Washington, pris d’une ambition délirante, promet pêle-mêle la prospérité économique, la modernité, la démocratie… et accumule les erreurs. Les talibans demandent grâce et veulent négocier ? Pas question, répond Donald Rumsfeld, va-t-en-guerre et tortionnaire. Ben Laden et talibans, tous dans le même sac, la guerre sera totale. « La faute originelle », dira Lakhdar Brahimi, envoyé spécial de l’ONU.

On donne le pouvoir aux seigneurs de guerre, on finit par trouver un Pachtoune, Hamid Karzaï, comme président, l’argent coule à flots, aussitôt pompé par la corruption et les entreprises américaines censées accomplir de grands travaux fantomatiques. Tout se fait dans le désordre : « Pas de plan… donc on continue ! » dira un responsable de l’ONU.

En 2003, l’Amérique de Bush se détourne de l’Afghanistan pour l’Irak de Saddam Hussein, son nouveau grand Satan. 150 000 soldats américains à Bagdad, à peine 23 000 à Kaboul. Pendant près de quatre 
longues années, le pays est laissé en déshérence, les Afghans revenus au pays crient leur déception ; le doute puis l’hostilité gagnent le pays profond oublié, les talibans refont leurs forces, relancent la guérilla, reprennent les vallées, les villages, les routes.

En 2007, quand le géant américain se ressaisit, il est trop tard : toute guerre à venir est déjà perdue. C’est ce moment précis que choisit le nouveau président français, Nicolas Sarkozy, pour engager résolument la France au cœur du combat, histoire de plaire à l’ami américain et de se voir octroyer une chaise d’honneur à la table de l’Otan.

Fin 2007, il dépêche 1 600 soldats en Afghanistan. Les Français veulent enfin se battre ? Soit. On leur confie la Kapisa et Surobi, des montagnes et des vallées profondes à l’est de Kaboul, sur l’exact chemin de passage des talibans venus du Pakistan qui s’infiltrent vers la capitale. Parachutistes, marsouins de l’infanterie de marine, légionnaires et chasseurs alpins s’installent dans des bases militaires avancées – Tagab, Nijrab, Tora – et veulent faire ce qu’ils savent faire : reconnaître, patrouiller, accrocher, traquer l’insurgé en prenant le soin de gagner le cœur de la population.

Sauf que, avec 2% des forces de la coalition dirigées par Washington, les Français ne sont maîtres de rien. Ils ne décident ni des moyens ni de la stratégie, dépendent entièrement des Américains pour le soutien aérien, l’éclairage du terrain et la logistique. Les mots d’ordre eux-mêmes leur sont imposés. Ainsi ils doivent d’abord faire la « guerre contre la terreur » de Bush avant d’essayer – trop tard ! – de « gagner les cœurs et les esprits » puis de « prendre, nettoyer et tenir » le terrain, comme l’édictent les stratèges du Pentagone. Et ils découvrent les limites de leur engagement.

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Le 18 août 2008, deux sections d’élite tombent dans une embuscade dans un col bouillant de chaleur de la vallée d’Uzbin. Les Italiens qui les ont précédés n’ont pas fait leur travail 
de renseignement, les deux pauvres hélicoptères Caracal français sont occupés à escorter le président Karzaï à Kaboul, les mortiers lourds sont défectueux, l’absence de drones n’a pas permis la reconnaissance des crêtes, le manque d’hélicoptères de combat interdit une riposte efficace et l’embuscade des talibans décrits comme faibles et divisés… est redoutable ! Bilan : une journée et une nuit d’horreur, 10 morts, 11 blessés et des survivants traumatisés à vie.

Du coup, les Français découvrent que leurs soldats, 4 000 hommes à l’été 2008, sont en guerre dans des montagnes inconnues. Qu’ils doivent tuer et peuvent mourir. Que le discours archaïque du ministre de la Défense sur les « opérations extérieures » cache la réalité, comme celui des autorités de l’époque sur le « maintien de l’ordre » en Algérie. Dans cette affaire afghane, les militaires ont fait leur travail, pas les politiques.

Que savions-nous d’une guerre où nous sommes entrés par la petite porte, une guerre que nous n’avons jamais décidée, pour laquelle il n’y a jamais eu de débat à l’Assemblée nationale ni de discussion sur la montée en puissance de notre dispositif ? Comme si les combattants envoyés là-bas n’étaient que des mercenaires professionnels et non des soldats en mission pour la nation, des hommes dont on expédie la mort, à leur retour, avec un cercueil, un drapeau, un discours aux Invalides et… fermez le ban.

Uzbin fait tomber le masque. Sarkozy, toujours très réactif, ne connaît rien à la guerre mais promet une « enquête » pour déterminer « les causes de l’accident », comme s’il s’agissait d’un TGV qui a déraillé et non d’une bataille. Un an plus tard, il affirme que la France « n’enverra pas un soldat de plus en Afghanistan ».

Pendant ce temps-là, les pertes sur le terrain s’accélèrent : 3 morts en 2004, 11 en 2008, 16 en 2010, 
26 en 2011, et des centaines de blessés lors d’un été critique. Nos soldats ne peuvent plus sortir de leurs bases sans s’exposer aux IED, les puissantes mines artisanales posées au bord de la route, dans une poubelle ou une charrette de paysan, et déclenchées à distance par un téléphone portable.

Il faut se méfier des voitures piégées, des kamikazes, leur ceinture d’explosifs autour des reins, des maisons des villages d’où peut partir le feu, des embuscades tendues par des faux paysans – vrais talibans – qui posent la charrue pour saisir la kalachnikov, des vieux qui écoutent leur transistor pour tester les systèmes de brouillage, des gamins, téléphone portable à l’oreille, qui renseignent sur la progression des convois… il faut se méfier de tout.

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« Gagner les cœurs et les esprits » ? Les militaires français auraient bien aimé. Sauf que leur engagement ne peut pas être dissocié de celui des autres forces de l’Otan. Et que les Américains ont accumulé les fautes, multipliant les bombardements et les bavures, prenant une noce pour un rassemblement d’insurgés, ratissant les villages de nuit, portes enfoncées et hurlements à 
l’appui, femmes dévoilées et intimité violée, confondant guerre à la population et traque des insurgés, avec son cortège de meurtres, d’exactions, d’images de marines pissant sur le Coran et d’hommes ligotés, sac sur la tête, dénudés, humiliés. Tout ce qu’il ne faut pas faire avec ces montagnards du Royaume de l’Insolence.

Du coup, plus personne ne fait la différence entre les Américains et les autres, tous qualifiés d’ « occupants étrangers ». Et les Français eux aussi, qui ont perdu leur voix et leur crédit, reçoivent leur volée de pierres au passage à Kaboul ou dans les villages reculés. A l’été 2011, celui de tous les dangers, 3 000 hommes vivent sur la défensive dans la Kapisa, cinq soldats français sont tués dans un attentat suicide et l’Elysée annonce le début du retrait.

Que reste-t-il comme option à une armée qui s’en va, sinon « l’afghanisation » du conflit ? Dans son bureau ultraprotégé installé dans la zone verte, le général Olivier de Bavinchove, commandant les forces de l’Otan en Afghanistan, peut vous 
parler trois heures durant de sa foi en l’armée afghane. D’abord, parce que les insurgés semblent lever le pied 
et qu’il croit – « Uzbin, c’est fini ! » – qu’ils ne sont plus capables de grandes confrontations armées. Les militaires français, qui ne sortaient plus de leurs bases depuis l’hiver dernier, ont rendu le terrain à l’armée afghane et « elle n’a pas perdu un seul poste de combat ».

Sur le papier, il est vrai, l’armée afghane est impressionnante : 
352 000 hommes, soldats, policiers et forces de sécurité, avec un objectif de 400 000 hommes à l’heure du retrait. Sauf que c’est une armée construite à marche forcée. Chaque année, ils sont 26%, soldats et officiers, à déserter après leur instruction, un gâchis de 850 millions de dollars. Seule une proportion « marginale » d’entre eux rejoint l’insurrection, dit le général. Tous les autres s’en vont, basés trop loin de chez eux dans un pays que l’on met vingt-huit jours en moyenne 
à traverser, ou pas assez payés – 3 000 afghanis, 63 dollars par mois – ou lassés, pour les Pachtounes, des brimades et discriminations : une « hémorragie constante et un risque mortel » pour la nation future.

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Dans les immenses casernes autour de Kaboul, les Français continuent d’assurer la formation. On visite le programme Epidote, des camps où s’entraînent 12 000 recrues à la fois. Et sur le champ de tir de Pol-e-Charki, en plein désert et dans un vacarme d’enfer, quatre vieux chars russes T-62 crachent une épaisse fumée grasse et quelques obus qui peinent à atteindre leur cible. Quelques tanks, quelques canons et pas d’aviation… l’armée afghane aura encore longtemps besoin du soutien américain.
Plus grave est le sentiment d’insécurité éprouvé lors de la visite sous les tentes des Afghans. Les militaires se postent, surveillent les allées et assurent leurs arrières.

Le mal ici porte un nom : GoB, Green on Blue, soldats verts afghans contre soldats bleus de la coalition. Le 20 janvier 2012, une recrue afghane ouvre le feu sur ses instructeurs français : 5 morts. L’accident, rare, est devenu menace permanente. Depuis le début de l’année, 57 militaires occidentaux sont morts, victimes du Green on Blue, plus d’un par semaine. Armement, désertions, GoB, tout cela n’entame pas « l’optimisme raisonnable » du général et des diplomates alliés.

Après une décennie de stabilité politique et de manne étrangère, le pays s’est enrichi, les villes explosent, une partie de la population s’est ouverte sur le monde, façon incongrue d’accéder à la modernité par la guerre. Le doute s’installe quand il s’agit d’évaluer la volonté politique du gouvernement afghan et du président 
Karzaï de défendre le modèle d’Etat promu à coups de milliards depuis plus de dix ans.

Derrière les Français laissent aussi ces Afghans qui ont cru en eux. Comme Arif, négociant en étoffes rares installé dans une base de l’Otan. Arif, le préféré des Français, son 
sourire d’adolescent, son magasin tapissé de photos souvenirs avec « le colonel » ou « le général », ses voisins jaloux de le voir vendre autant et sa frousse de voir partir ses protecteurs : « Quand vous ne serez plus là, il ne restera que la police corrompue, la mafia et son racket, les talibans et leur couteau pour les “traîtres”… Je veux partir en France ! » Les officiers ont promis un visa, l’ambassade dit qu’elle examinera les dossiers au cas par cas mais Arif a peur de devenir un harki de Kaboul.

Tous les maux de l’Afghanistan sont toujours là : les talibans qui attendent, tapis dans leurs montagnes, les seigneurs de guerre, gavés d’argent et toujours prêts à recruter de nouvelles milices, un gouvernement et des institutions corrompus jusqu’à la moelle, un président ambigu, suspecté d’être prêt à abandonner la société aux obscurs talibans pour conserver une part du pouvoir et des richesses.

«  Ce n’est pas le chaos immédiat de la guerre civile ou le retour du mollah Omar que l’on craint le plus, dit un fin connaisseur de la région, mais plutôt un pays 
déliquescent, surarmé, pourri par l’opium, miné par les divisions, qui peut donner naissance à un Etat mafieux. »

Dix ans de sacrifices, ici, en Afghanistan, dans cette guerre qui n’était pas la nôtre et, à l’heure du retrait, le sentiment amer de laisser un pays où rien n’est réglé.

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Jean-Paul Mari


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