Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

« Alep: la mort lente. »

publié le 05/12/2016 | par Luc Mathieu

Les derniers bastions de la ville syrienne détenus par la rébellion se réduisent chaque jour, sous les assauts répétés du régime et de ses alliés. Abandonnée, acculée, la population est à bout.
Alep, une ville syrienne à l’agonie .


«Vous savez que tout le monde vous a abandonnés. Ils vous ont laissés seuls face à votre destin et personne ne vous aidera.» La sentence figure sur des tracts largués ces dernières semaines par des avions syriens et russes dans l’est d’Alep. Elle se vérifie chaque jour davantage.

Après quatre ans de bombardements et trois mois de siège, l’armée du régime de Bachar al-Assad et ses alliés semblent en mesure de reprendre les derniers quartiers contrôlés par l’opposition. Les rebelles y étaient entrés à l’été 2012 et contrôlaient depuis la moitié orientale de la ville. Mais ces cinq derniers jours, ils ont subi défaite après défaite. Ils reculent, sans lancer de contre-attaque. Entre 250 000 et 300 000 civils vivaient dans ces quartiers. En quatre jours, plus de 50 000 ont fui.

Quelle est la situation humanitaire ?

«Alarmante et effrayante», selon Stephen O’Brien, responsable des affaires humanitaires à l’ONU. «Une lente descente aux enfers», d’après la porte-parole du Programme alimentaire mondial. «Une catastrophe», pour le Quai d’Orsay. «La situation est horrible. On ne cesse de nous amener des blessés et des morts, nous sommes complètement dépassés. L’odeur de sang est partout», dit l’infirmier d’un dispensaire. D’autres habitants décrivent à Libération «une pluie de bombes» .

En deux semaines, plus de 250 civils ont été tués, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Les insurgés ont, quant à eux, tué au moins 27 civils en tirant des roquettes sur les zones gouvernementales.

Ceux qui ont survécu manquent de tout. «Il n’y a ni nourriture, ni eau, ni abri, ni moyen de transport», a affirmé Ibrahim Abou Laith, porte-parole de la Défense civile, qui regroupe les secouristes. Les habitants d’Alep-Est s’étaient pourtant préparés. Au printemps, des stocks de farine avaient été constitués dans des bâtiments protégés par des murs de parpaings.

Des lieux de distribution avaient été installés à plusieurs endroits, pour éviter que des files d’attente trop longues ne constituent des cibles pour l’aviation du régime. Les habitants avaient planté des potagers sur les toits d’immeubles, sur des balcons et dans des jardins publics. Mais le siège imposé depuis cet été a épuisé les réserves.

Où les habitants peuvent-ils fuir ?

Depuis samedi, plus de 20 000 ont rejoint la partie ouest d’Alep, contrôlée par le régime. Et environ 30 000 se sont réfugiés à Cheikh Maqsoud, un quartier kurde dominé par le YPG (Unités de protection du peuple, affilié au PKK), dont les combattants ont participé au siège. Des milliers d’autres habitants ont préféré s’enfoncer dans les quartiers encore tenus par la rébellion. «Il n’y a en réalité que deux choix : soit vous rejoignez un secteur rebelle où vous n’aurez pas d’abri, où vous aurez faim et froid, et où vous serez sous les bombes, soit vous repartez dans les mains d’Assad avec le risque d’être emprisonné ou tué», explique un habitant du quartier de Fardos.

D’après Aa’saad Alhalabi, directeur de l’ONG syrienne Shafak, des centaines de civils ont été transférés par les forces du régime dans le camp de l’aéroport militaire d’Alep. Les femmes et les enfants sont autorisés à y rester. Les adolescents sont, eux, envoyés dans les services de renseignements de l’armée de l’air, connus pour leur férocité dans la pratique de la torture. Ceux qui sont jugés innocents sont enrôlés dans l’armée. Les autres sont emprisonnés.

Dans un rapport publié en février, la commission d’enquête des Nations unies a accusé le gouvernement syrien d’«exterminer» des détenus, ce qui relève du «crime contre l’humanité». «Laissez les civils sortir, protégez les civils, mettez en place un couloir sûr pour qu’ils puissent partir», a appelé le président du conseil local des quartiers rebelles, Brita Hagi Hassan, en visite mercredi à Paris.

Quelle est la tactique de l’armée syrienne et de ses alliés ?

Elle est simple : bombarder massivement pour permettre à ses troupes au sol d’avancer. Une fois isolés, les quartiers insurgés peuvent alors être repris, un à un. Les frappes aériennes n’ont en réalité jamais cessé depuis l’entrée des rebelles dans Alep à l’été 2012. Mais elles ont redoublé depuis le mois d’octobre. Tirs de missiles, largage de barils d’explosifs, de bombes incendiaires et au chlore, leur rythme n’a jamais été aussi intense.

Depuis la mi-novembre, les avions russes peuvent décoller du porte-avions Amiral Kuznetsov qui vient d’arriver en Méditerranée. Plusieurs milliers d’hommes ont été mobilisés en parallèle : des soldats de l’armée syrienne mais surtout des miliciens chiites irakiens, afghans, iraniens et du Hezbollah libanais.

Qui sont les rebelles présents à Alep ?

L’insurrection est essentiellement composée de groupes modérés de l’Armée syrienne libre (ASL) : Jabha Chamiya, Fastakim et Faylaq al-Sham. Les islamistes de Nourredine al-Zinki sont également présents. Ces groupes, qui comptent entre 7 000 et 8 000 hommes dans la ville, se sont pour la plupart formés au début de la guerre, parfois sous d’autres noms, lorsque des soldats de l’armée du régime ont déserté.

Les jihadistes de Fatah al-Sham (l’ex-Front al-Nusra, filiale syrienne d’Al-Qaeda) seraient environ 900 dans Alep-Est, d’après Stafan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU ; les groupes de l’ASL et plusieurs ONG estiment qu’ils ne sont pas plus de 250. L’Etat islamique (EI) a été chassé d’Alep début 2014.

Les insurgés vont-ils perdre Alep ?

«Il ne nous reste qu’une solution : la résistance. Pourvu que Dieu nous vienne en aide», affirmait mardi un chef rebelle via WhatsApp. Les insurgés sont acculés, attaqués par le nord, l’ouest et le sud. Ils ont perdu près de la moitié des quartiers qu’ils contrôlaient il y a encore deux semaines. Ce recul ne s’explique pas uniquement par la violence de l’offensive des loyalistes. Il tient aussi au redéploiement des combattants d’Alep à l’extérieur de la ville ces derniers mois.

«Depuis la mi-2015, la plupart des factions non-jihadistes ont été marginalisées dans le combat contre les forces du régime, pas parce que l’ASL n’existe plus, comme certains l’affirment parfois, mais parce que ses soutiens lui ont demandé […] de se focaliser sur d’autres ennemis», note le chercheur Félix Legrand dans une étude pour le think tank Arab Reform Iniative. Depuis cet été, plusieurs milliers de combattants de l’ASL ont rejoint des soldats turcs à l’est de la ville à la demande d’Ankara, l’un des premiers soutiens de l’ASL.

Baptisée «Bouclier de l’Euphrate», l’opération vise à empêcher les forces kurdes d’unifier leurs territoires dans le nord de la Syrie. Elle a aussi permis de chasser l’EI de dizaines de villages. Les rebelles, associés à des soldats turcs, sont désormais aux portes d’Al Bab, dernier fief jihadiste avec Raqqa dans la région.

«Le fait est que cette opération a largement dégarni les lignes de défense rebelles à l’intérieur d’Alep. Mais ils ne pouvaient pas refuser, ils dépendent trop de la Turquie du point de vue logistique», explique Thomas Pierret, maître de conférences à l’université d’Edimbourg. Si elle se concrétise, la reprise d’Alep-Est par le régime constituera la défaite la plus significative de l’insurrection depuis le début de la guerre.

«Alep était devenu la capitale de facto de la Syrie révolutionnaire. Sa perte aurait une importance considérable au niveau politique et symbolique. Les rebelles auraient beaucoup plus de mal à se présenter comme une alternative au régime», poursuit Thomas Pierret.

Une initiative diplomatique pourrait-elle aboutir ?

Selon toute vraisemblance, non. Une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU devait se tenir en urgence mercredi à New York. Au-delà des condamnations des frappes aériennes, aucun pays du Conseil n’est en mesure d’infléchir la position russe. «On est dans la gestion des affaires courantes en attendant que Trump soit investi en janvier», explique Pierret. Durant sa campagne, le Républicain a déclaré à plusieurs reprises vouloir se rapprocher de Moscou sur le dossier syrien.

L’impuissance occidentale était de toute façon manifeste avant l’élection de Trump. La dernière trêve, décrétée en septembre, n’avait duré qu’une semaine. La Russie n’avait alors pas hésité à bombarder un convoi de ravitaillement du Croissant rouge à l’ouest d’Alep.

Sans aucun espoir d’issue à l’ONU, les insurgés syriens de l’ASL tentent de négocier directement avec la Russie. Des représentants des deux camps se sont rencontrés lundi à Ankara pour discuter de la mise en place d’une trêve. Celle-ci pourrait s’appuyer sur une proposition de Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU : un arrêt des frappes syriennes et russes en échange du départ d’Alep des jihadistes de Fatah al-Sham. Déjà formulée en octobre, cette tentative de règlement n’a jamais été appliquée.

ALLER SUR LE SITE DE LIBÉRATION


Tous droits réservés Libération