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Alep : le tourment décisif des frappes russes

publié le 05/02/2016 | par Luc Mathieu

La plus grande ville syrienne, qui n’est plus qu’un champ de ruines, risque d’être assiégée par l’armée du régime et ses alliés.


Que restera-t-il d’Alep ? En restera-t-il seulement quelque chose, sinon des ruines et des quartiers ravagés ? Alep, la plus grande ville de Syrie, est en guerre depuis quatre ans. Dévastée par les combats entre rebelles et soldats du régime, elle est aujourd’hui bombardée par l’aviation russe et risque d’être assiégée par les forces de Bachar al-Assad et leurs alliés. «Les Russes frappent plusieurs fois par jour, aussi bien à Alep que dans les campagnes du Nord, jusqu’à la frontière turque. C’est un rythme jamais vu depuis le début de la guerre», dit Saqr Ali al-Khadr, membre d’une ONG syrienne rencontré à Gaziantep, dans le sud de la Turquie.

Les rebelles sont entrés à l’été 2012 dans Alep. Ils ont rapidement pris le contrôle de la moitié de la ville. Les combats n’ont jamais cessé depuis. Durant près de deux ans, l’aviation syrienne a largué des milliers de barils d’explosifs, visant délibérément les civils. Mais les lignes de front sont restées globalement figées.

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Dans la périphérie, après des affrontements entre rebelles et jihadistes de l’Etat islamique (EI) à la fin 2013, les positions n’ont guère évolué. Mais depuis deux mois, les lignes bougent. Les troupes syriennes, alliées à des combattants du Hezbollah libanais, des miliciens chiites irakiens et des conseillers iraniens, tentent d’encercler les faubourgs de la ville. Précédés par les bombardements russes, ils s’en approchent. Ils progressent depuis le sud et l’est. L’étau n’est pas refermé, mais les rebelles ne tiennent plus que la périphérie nord-ouest.

«Franchement, si ça continue à ce rythme, on ne peut plus exclure qu’Alep soit bientôt encerclé. Ce serait catastrophique, plus d’un million de civils seraient piégés», explique le conseiller politique d’un groupe de l’Armée syrienne libre (ASL), opposée au régime. «Depuis trois ans, on répète que les rebelles vont finir par prendre le contrôle total d’Alep. Mais ce n’est jamais arrivé. Cette fois, c’est l’inverse qui risque de se produire. Si jamais Alep est assiégé et repris par le régime, c’en est fini de la révolution», ajoute un diplomate occidental.

La bataille se joue en réalité dans toute la région au nord de la ville. Les rebelles appartiennent en majorité à des groupes locaux, issus de l’ASL, la branche modérée de l’opposition, celle dont le régime et les responsables russes nient l’existence, estimant que la rébellion n’est que «terroriste». Les salafistes d’Ahrar al-Sham sont également présents. Les jihadistes du Front al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda, viennent quant à eux d’envoyer des renforts. T

ous font face à trois de leurs ennemis : le régime, l’EI et les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), le pendant syrien du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), actif en Turquie. «Oui, sans aucun doute, on peut dire que la situation est complexe», dit en souriant le conseiller de l’ASL. Il ne sourit plus quand il ajoute : «Ils visent avant tout les groupes de l’ASL parce que nous sommes les plus faibles. Ils veulent nous éradiquer.»

Les combats sont quotidiens. Ils alternent d’un front à l’autre, forçant les rebelles à se regrouper avant de se défaire pour rejoindre une autre position. La coalition intervient rarement, ne bombardant que si l’EI risque de s’emparer d’une ville. L’enjeu est pour l’instant de contrôler la route qui relie Azzaz, près de la frontière turque, à Alep. Aidées par des frappes russes, les forces loyalistes attaquent cette zone stratégique par le sud, les Kurdes par l’ouest. Ces derniers se sont alliés à quelques groupes arabes, sous la bannière du Front démocratique syrien.

«C’est une blague, les Arabes ne représentent rien, c’est une façade pour faire croire aux Occidentaux que les Kurdes sont prêts à créer une force pluraliste. En réalité, ce sont eux qui ont les hommes et les armes. Et ce sont eux qui prennent les décisions», dit le conseiller de l’ASL.

Vue d’Alep en novembre 2015. (Photo Ameer Al-Halbi. Apaimage. SIPA)
Depuis le début de la guerre en Syrie, les Kurdes n’ont jamais dévié de leur objectif : unifier leurs territoires, dont une partie jouit déjà d’une autonomie de fait. Ils doivent donc conquérir Azzaz, seul moyen pour relier Afrine, à l’ouest, aux villes kurdes qui jouxtent la frontière irakienne, à l’est. Ce plan ulcère la Turquie, qui rejette violemment l’idée d’un Kurdistan syrien agrégé le long de sa frontière.

Pour le contrecarrer, Ankara mise sur la création d’une «zone de sécurité» contrôlée par des rebelles aux portes de la Turquie. Selon ses estimations, celle-ci serait longue d’une centaine de kilomètres – entre Azzaz et Jarablous – et large d’une trentaine. Sauf qu’aujourd’hui, une partie de cette zone est sous l’emprise de l’EI. Les Turcs s’appuient sur les groupes syriens qu’ils financent et arment, tels les Turkmènes de Sultan Mourad. Ils effectuent aussi parfois des tirs d’artillerie lourde depuis la Turquie. Après plusieurs revers, les rebelles ont repris l’initiative.

En trois semaines, ils ont reconquis une dizaine de villages à l’EI et se rapprochent de leur fief de Manbij. Avant de se retirer, les jihadistes avaient pris soin d’empiler des cadavres décapités de combattants de l’ASL à l’entrée de plusieurs villages – les têtes étaient regroupées un peu plus loin. L’EI est également ciblé par le régime et ses alliés. Eux progressent depuis le sud d’Alep et la base militaire de Kuwaires, dont ils ont brisé le siège imposé par les jihadistes. Ils avancent désormais vers Al-Bab, autre place forte de l’EI.

Ces plans, qu’ils soient turcs, kurdes, rebelles ou loyalistes, n’ont rien d’inédit. Ils sont à l’œuvre, au moins en partie, depuis 2013. Mais ils sont démultipliés par l’implication de la Russie. Après s’être attaquée à Homs et Lattaquié, les positions rebelles qui menaçaient le plus la survie du régime, aux alentours de Damas, l’aviation russe a basculé vers le nord. Mais les objectifs de la Russie ne sont pas que militaires. Même si les quartiers généraux de la rébellion à Alep ont été visés ces dernières semaines, les cibles sont avant tout civiles.

Le matin du 11 janvier, trois écoles de la petite ville d’Ain Jara, à l’ouest d’Alep, ont été bombardées par des chasseurs russes. Au moins vingt enfants ont péri, selon l’ONG Spirit Humanity. Le 22 janvier, un missile a explosé sur le marché de Bab al-Hawa, à la frontière turque, tuant au moins dix civils. «Les Russes ciblent les hôpitaux, les boulangeries, les écoles. Ils veulent faire fuir les civils», explique Jamal Djneid, responsable des affaires internationales du Conseil du gouvernorat d’Alep libre.

Ces accusations n’émanent pas que d’humanitaires ou de rebelles syriens. Selon nos informations, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a créé une base de données qui recense les frappes russes sur les hôpitaux depuis septembre. Seules celles de sources choisies et recoupées sont analysées.

D’après un diplomate qui a accès à cette base, un «modèle» se dégage : «Les données montrent qu’avant chaque offensive du régime, l’aviation russe bombarde les hôpitaux. Ce sont des frappes extrêmement précises, qui ne visent pas les bâtiments d’à côté. Ils vont jusqu’à détruire les générateurs qui les alimentent en électricité, ce qui prouve au passage que les Russes sont particulièrement bien renseignés. L’idée est de démotiver les rebelles en leur faisant comprendre qu’ils ne seront pas soignés s’ils sont blessés.»

Le diplomate confirme également la volonté de pousser à l’exode les civils qui vivent dans des zones rebelles : «Les bombardements annihilent toute capacité à fournir des services de base à la population : l’éducation, l’accès aux soins, mais aussi l’approvisionnement en eau, en électricité, en essence. Ils veulent que les villes sous contrôle de l’opposition soient ingouvernables.

Ils font ça de manière systématique.» Cette stratégie menace de faire s’effondrer Alep. Les civils qui vivent dans la zone rebelle manquent de tout. Les prix ont explosé. Celui du kilo de pommes de terre a été multiplié par sept, une bouteille de gaz coûte environ 50 dollars (près de 46 euros).

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Alors que l’hiver s’est installé et que la neige commence à tomber, les habitants ne parviennent que très rarement à trouver du fuel pour alimenter les poêles. «Nous avions mis en place un approvisionnement via l’Etat islamique, ce sont les seuls qui pouvaient nous fournir. Mais comme les Russes bombardent les camions-citernes, nous faisons venir [le fuel] avec des voitures. Forcément, cela ne suffit pas. Les habitants en sont réduits à couper les arbres qu’il reste pour se chauffer», explique Jamal Djneid.

Pour éviter les bombardements, les rares hôpitaux de fortune ont été installés dans des sous-sols, tout comme les écoles. Depuis le début des frappes russes, environ 200 000 habitants d’Alep, essentiellement du sud de la ville, ont fui. Plusieurs milliers d’autres se massent dans les environs d’Al-Bab depuis une semaine. Mais ils ne peuvent rejoindre la Turquie, où plus de 2,2 millions de Syriens les ont précédés.

Depuis trois mois, la frontière est fermée, sauf dérogation. Les passages clandestins sont possibles mais très risqués – les soldats turcs n’hésitent pas à tirer à vue – et chers, entre 100 et 500 dollars. «En réalité, les civils syriens sont piégés. Ils n’ont d’autre choix que de se déplacer au gré des combats, de passer d’une zone bombardée à une autre plus sûre, jusqu’à ce qu’elle aussi soit bombardée. C’est impossible de mettre en place une véritable aide humanitaire», explique Jamal Djneid.

La nouvelle offensive du régime syrien et de l’armée russe pousse jusqu’aux habitants des quartiers d’Alep contrôlés par le gouvernement à s’enfuir. Yasser, 28 ans, vient d’arriver à Gaziantep, en Turquie. Il vivait jusque-là à Al-Furqan, à côté de l’université d’Alep, où il travaillait comme employé administratif. Il ne s’est jamais impliqué ni dans la guerre ni dans les manifestations qui l’ont précédée.

Il décrit les rues désertées après les tirs de mortier des rebelles, les patrouilles de miliciens irakiens et libanais, les rackets des moukhabarats (les «forces de sécurité du régime»), les prix qui ne cessent d’augmenter : «La vie était très dure, de plus en plus dure, même. Mais je tenais, malgré mon salaire de 50 dollars par mois. J’ai pensé un moment m’exiler, l’un de mes cousins est en Suède, avant de renoncer. Je n’ai pas envie d’attendre des papiers durant des mois sans pouvoir travailler.»

Mais en septembre, lorsque la Russie a lancé son intervention, il s’est résolu à l’exil. Il a économisé avant de rejoindre Tripoli, au Liban, puis de prendre un bateau pour la Turquie : «Il n’y a qu’à voir ce que les Russes ont fait en Afghanistan et en Tchétchénie. Ce n’est plus possible d’espérer que cette guerre s’achève.»

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