Alger, hôpital Mustapha
Depuis un pays plongé dans la tragédie, témoignages d’un lieu où l’emportent le silence, l’embarras, les questions sans réponse et, bien sûr, la peur des témoins
C’est un reportage à voir entre les images. Sur une Algérie qu’on frôle, un monde de non-dits et de silences, de regards gênés et de phrases avortées. Un monde où l’on se méfie de tout. D’emblée, on comprend que la caméra est perçue ici comme un instrument dangereux, une provocation, une obscénité. Au départ pourtant, l’idée paraît simple : filmer le quotidien de l’hôpital Mustapha à Alger, comme autrefois les hôpitaux de Beyrouth ou de Sarajevo en guerre. Au-delà du constat de l’horreur, il s’agit de montrer la réalité du plus grand hôpital d’Algérie : 20 000 lits, 5 000 blouses blanches, 15 hectares de bâtiments au coeur de la capitale, un véritable monument historique fondé en 1854 par les Français. L’hôpital Mustapha a reçu tous les hommes brisés pendant plus d’un siècle de turbulences… Colonisation, guerre d’indépendance, attentats du FLN et de l’OAS, émeutes de 1988, voitures piégées, assassinats et massacres. Un lieu d’observation privilégié, unique, dans une Algérie devenue folle. Que voit-on?
D’abord, un combat permanent entre l’apparence et le réel. A l’entrée de «Mustapha», Alger regorge de vie, mais aux portes de l’hôpital des hommes en uniforme noir fouillent chaque véhicule. Et à l’intérieur, le personnel parle en choisissant ses mots. Sur un lit du service des urgences, un gamin est en état de choc, victime d’un «traumatisme balistique», selon la terminologie officielle. Balistique? «Tout ce qui fait des trous», explique un infirmier. Le gosse a été victime d’une voiture piégée à Lakhdaria, un attentat dont personne n’a parlé. Et quand un médecin raconte le service envahi par une centaine de blessés après une explosion, il dit qu’il faut «trier» les patients pour «ne pas gaspiller les médicaments». En clair : faire une médecine de guerre. On revoit les dernières images autorisées d’une voiture piégée qui a explosé le 30 janvier 1995 : 35 morts, plus de 200 blessés. Depuis, la censure filtre ce genre de scène. Assiba, une victime, filmée à visage caché, explique comment ce jour-là les chirurgiens ont dû suturer des plaies sans anesthésie. Sa blessure, mal nettoyée, a tourné à la catastrophe : «J’ai attrapé une gangrène gazeuse. Et il a fallu m’amputer.»
Les médecins algériens sont pourtant connus pour leur compétence, même si beaucoup de spécialistes ont choisi l’exil. Ceux qui restent ont tous le teint gris et le visage usé par la fatigue. Amel, femme médecin, a décidé de rejoindre le samu quand son frère est mort dans un attentat au snack-bar du Telemly. Elle sait que son ambulance, la nuit, est une cible facile. Et elle redoute ces faux appels à l’aide «dans des quartiers éloignés, sombres, où l’adresse est fausse et le « malade » introuvable. Ces soirs-là, je me méfie des coups fourrés». Guerre d’embuscade qui n’épargne personne; guerre sale où l’on peut être successivement la cible des deux camps.
Sur son lit de l’hôpital Mustapha, un homme parle avec difficulté. Blessé au poumon et aux jambes, victime de l’attentat de Belcourt, il raconte comment il est passé devant la «chose» avant que l’explosion du paquet piégé ne le projette en l’air. «Oublier? Impossible. C’est la troisième fois que j’échappe à la mort. J’ai déjà une blessure à la jambe provoquée par…» Suit un silence interminable. De qui a-t-il été victime? Des islamistes ou de la répression policière dans son quartier populaire réputé islamiste? On ne le saura pas… «C’est tout ce que j’ai à dire. Ca suffit. On arrête l’interwiew.» C’est ce silence qui enferme les victimes dans leur solitude et les pousse vers le désespoir. Images d’une réunion d’une association qui a décidé de créer un centre d’aide aux victimes: une femme raconte l’histoire d’une jeune fille, gravement blessée dans un attentat, et qui a fini par se suicider. Parce que personne n’a su l’écouter.
On retiendra de ce document quelques moments forts, ces phrases et ces images volées, témoins du courage des médecins et de la souffrance d’un peuple. On aurait pu reprocher un reportage trop rapide, travail inachevé où l’hôpital Mustapha est plus esquissé qu’exploré. Mais ce serait oublier l’honnêteté du journaliste qui, tout au long de l’enquête, ne cesse de mettre en valeur ce qu’il n’a pu dire ou montrer, les questions restées sans réponse, le silence, l’embarras et la peur des témoins. En un mot, la difficulté de travailler dans une Algérie arc-boutée sur sa douleur et son courage. Mais condamnée à se taire.
J.P.M.
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