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Alger: retour aux années de plomb.

publié le 16/12/2006 | par Jean-Paul Mari

C’est le silence qui dérange. Inhabituel. Comme le ciel d’Alger, gris et humide. Le gyrophare de la voiture de police tourne sans bruit, les passants font un détour et les hommes de la sécurité, bonnet de laine sur la tête et oeil noir, ont leur arme au poing. « Un accident..Rien de plus, » lâche un officiel. La R5 est encastrée dans un arbre, sur la place de la Grande Poste. A côté, un homme repose sur une civière, le corps recouvert par une bâche. A l’arrière du crâne, un trou circulaire laisse échapper un caillot sombre: une plaie caractéristique d’une sortie de balle. On apprendra qu’il s’agit d’un automobiliste qui a voulu dépasser un cortège officiel, bourré de gardes du corps. Imprudent.

Quelques minutes plus tard, la rue ne porte plus aucune trace de ce qui s’est passé. Alger a son aspect habituel, affairé et grouillant. Coups de sifflet, coup de klaxons, altercations aussi brèves que violentes, la rue est bruyante mais ne rit pas, ne se parle pas. Les regards sont rapides, faussement indifférents, méfiants. Foule de jeunes chômeurs, hommes en costume, policiers en civil, femme cheveux au vent ou pris dans un voile strict, on s’observe en chiens de faïence brisée. Il y a de la souffrance dans l’air. Une noirceur qui ternit la lumière de la baie d’Alger. Le prix du lait qui a triplé, les dépenses du Ramadan qui approche, la main gantée du FMI qui étrangle les petites gens et cette violence dite « résiduelle » et qui l’est beaucoup trop, comme un mal profond, chronique…Cinq ans déjà! C’est cette difficulté à vivre qu’on lit sur les visages.

Alors on ne regarde pas les murs couverts d’affiches du gouvernement appelant à participer au référendum. Voilà des semaines que la télévision déroule son chapelet de réunions de soutien, d’associations d’anciens combattants, d’organisations de fonctionnaires, de paysans ou de femmes. Une campagne sans passion et sans fièvre. Mécanique comme cet hélicoptère de l’armée qui, tout à l’heure, à lâché ses tracts sur la capitale. Pratiquement pas un mot sur l’appel à voter « Non » ou au boycott des partis de l’opposition. Affiches déchirées, interdictions de réunions, militants interpelés…l’opposition n’a pas pu faire campagne.

Et dans les meetings gouvernementaux, après avoir écouté les hommes du pouvoir leur expliquer les subtilités constitutionnelles des amendements prévus, les algériens lèvent la main pour demander un logement, un robinet d’eau potable ou un téléphone au village en cas d’urgence. Ce matin, dès l’ouverture du scrutin, une bombe a explosé dans un café populaire de Baraki: deux morts et dix-huit blessés. A Relizane, le bureau de vote a sauté: onze morts, dix blessés…Sans compter la dizaine de voitures piégées désamorcées par les artificiers. L’année dernière, juste avant les élections présidentielles, l’armée avait réussi à imposer une pause dans la violence. Cette année, le mois de novembre est celui de toutes les horreurs. La seule photo d’une vieille femme qui sourit entourée d’une foule en liesse a été publiée par le journal Liberté qui titre en gros: « Yemma El Hadja vengée. »

En mai dernier, à Baraki, banlieue d’Alger, un groupe islamique armé a assassiné son mari et ses six enfants. Aujourd’hui, on apporte le cadavre du chef présumé « Djeha » et de trois autres islamistes. Devant le commissariat, la foule se bouscule pour voir les corps, les toucher. On danse, on tire des coups de feu en l’air et la vieille dame pousse des youyous de joie en criant: « Reposez en paix mes fils, vous êtes vengés! » A la mi-novembre, on a compté officiellement sept massacres, près de cent morts:  » Peu de choses par rapport à la réalité. » dit un journaliste algérien. » Tout juste l’écume de l’horreur. » Depuis un an, dans les grandes villes de la côte, les attentats semblaient avoir diminué. Mais ces « taches claires » vivent à bout portant d’endroits où on n’ose pas s’aventurer, des « taches sombres » dont la géographie peut changer. On passe la limite d’une ville, d’un quartier, d’une rue comme on franchit la frontière invisible d’un pays en guerre. Taches claires, taches sombres…L’Algérie prend l’allure d’une peau de léopard ou la mort est plus ou moins obsédante. Depuis quelques mois, l’horreur gagne des villages de montagne posés à quelques kilomètres des grandes villes. Comme si les hommes du GIA installaient leur maquis d’hiver.

Personne, ici, n’a oublié le massacre de Sidi Lekbir, à la sortie de Blida. Au matin du 6 novembre dernier, on retrouve les survivants qui errent, hagards, à peine habillés, jetés sur la route, en fuite. Parmi eux, un gosse de huit ans raconte la vingtaine d’hommes armés qui se glisse la nuit dans le village, les portes fracassées, les habitants réveillés et les cris de terreur. Dans la première maison, on égorge la femme sur son lit et le mari sur le seuil de la chambre. Dans une autre, on tue une vieille femme de soixante-dix ans…Cinq familles, trente et une personnes, sont massacrées, au couteau de cuisine, au sabre, à la hache, à la scie à bois. A l’hôpital, les médecins, pourtant coutumiers de l’horreur, auront du mal à recoudre les corps mutilés. C’étaient des paysans, de pauvres gens, vivant à trois kilomètres à peine de Blida et de ses casernes.

Quelques jours plus tard, trois islamistes sont descendus de la montagne pour essayer de se justifier…Au village, les survivants les ont écouté avec attention avant de les lyncher à mort. Dans les vergers de la Mitidja, c’est une guerre sauvage, cruelle qui couve depuis quatre ans maintenant. A Bensalah, où douze villageois ont eu la gorge tranchée, on monte la garde sur les toits, la nuit, un projecteur à la main, en balayant la limite des broussailles, brûlées pour dégager le regard. Une armée de cent quarante mille hommes qui traque le maquis à coup d’hélicoptères, d’obus et de roquettes; des gardes-communaux payés trois fois le smig local; cinquante mille « Patriotes », miliciens dotés de kalaschnikovs et de radios qui font la chasse aux islamistes; des villageois abandonnés qui finissent par saisir leur fusil de chasse…L’Algérie devient un pays en arme.

Le maintien de l’ordre est devenu guerre, guérilla, affrontements et vendettas locales. « Lutte anti-terroriste » contre « guerre sainte », cinquante mille morts selon « Amnesty international » qui conclue: « La société tout entière est touchée. L’Etat de droit n’existe plus en Algérie où règne une atmosphère de terreur. » Et de silence épais.

Il y avait pourtant des cris de joie, il y a un an à peine, après l’élection du président Zeroual.  » Un espoir fou, irraisonné mais qui faisait chaud au coeur.. » se rappelle Saïd, enseignant de vingt cinq ans, membre d’une organisation de jeunes démocrates. C’était en novembre 1995, « Pour la première fois, on voyait un candidat-président qui parlait sans lire. Son emblème électoral était la colombe. La paix! On en voulait bien sur. Il avait l’air de nous dire: « Moi, je veux! Si vous m’aidez..Alors, je peux! » L’homme au dessus de l’appareil avait promis l’arrêt de la violence, le retour à la démocratie et l’amélioration économique… « Quelle déception après l’élection! » dit Saïd. Le président élu, « celui qui parlait », a commencé par disparaître de la scène.

Au point que des rumeurs ont couru sur un attentat. Et quand le gouvernement s’est exprimé, ce fut pour annoncer des augmentations et des ponctions sur les salaires des fonctionnaires..pour pouvoir payer d’autres salaires. Puis il y a l’assassinat de deux policiers sur la place du 1er mai et la mort horrible de deux journalistes, torturés à la tenaille et décapités. Et la remise au pas du vieux parti FLN, prié de se fossiliser et de réintégrer le giron du pouvoir. Et les sanctions, suspensions, arrestations dans les journaux: « Bref, la vie d’avant a repris. L’espoir, fou, en moins… » dit Saïd. « On lui a fait confiance et il a pris ça comme un chèque en blanc! Nous sommes amers, désabusés. On ne nous y prendra plus. »

Morne campagne électorale! L’opposition a eu du mal à mobiliser une population lasse jusqu’à l’indifférence, persuadée que le scrutin était joué d’avance. Morne journée électorale! Il est déjà onze heures du matin et on vote au compte-gouttes dans cette école Aissat Idir, bureau électoral réservé aux femmes, en plein centre ville. Une cour vide, un palmier, trois platanes et un préau vide où des officiels expliquent que  » c’est l’heure de la cuisine pour les femmes.. »

Mais dehors, sur le trottoir, les jeunes du quartier croisent ostensiblement les bras, l’oeil brillant de haine au passage des voitures officielles. Qu’importe! Le lendemain, le résultat affiché est un « Oui massif » à 85,81% . Et la participation, de 79,80%. Plus qu’aux présidentielles de l’année dernière, où les bureaux avaient connu une réelle affluence. Les Algériens auraient voté davantage pour un texte constitutionnel que…pour un homme. « Jamais je n’ai connu une fraude électorale aussi outrancière, aussi vulgaire » s’emporte Saïd Sadi, leader du RCD.

L’année dernière, il était candidat aux élections présidentielles; aujourd’hui, il a prôné le boycott et veut donner une conférence de presse. A l’entrée du centre de presse, des officiels lui barrent l’accès, refusé…parce qu’il « ne porte pas de badge »! Au siège du FFS d’Aït-Ahmed, là-aussi, le climat est sombre: « C’est une véritable monarchie républicaine qu’on va nous imposer! » Ailleurs, rares sont ceux qui gardent espoir ou veulent croire en une « dictature éclairée ».

Le texte voté consacre l’Islam comme religion d’état et interdit les pratiques « contraires à la morale islamique ». Comme un gage donné aux islamistes. Il reconnaît « L’Islam, l’arabité et l’Amazighité » mais refuse que la langue des berbères soit admise comme langue nationale. De quoi révulser toute la kabylie! La constitution verrouille aussi le champ politique. Le nouveau président peut légiférer par ordonnances, nommer les hauts-fonctionnaires ou les magistrats et contrôler une deuxième chambre parlementaire, le « Conseil de la nation » dont il désigne directement un tiers des membres. Le résultat est un président fort. Mais un homme sous surveillance de ses pairs qui peuvent l’envoyer devant une Haute-cour en cas de « trahison ».

Dans son bureau du centre d’Alger, un intellectuel se penche longuement sur les cent quatre vingt deux articles qui vont régler la vie de l’Algérie nouvelle: « L’esprit de ce texte est aussi terrible que son contenu ». Il pointe le préambule de la constitution: « Regardez..Les gens qui ont pensé ces amendements veulent un retour à l’époque Boumédienne. Tout n’est que concession au nationalisme-arabe, au vieux courant baathiste et à l’islamisme politique, récupéré, intégré au pouvoir. Adieu démocratie. Vive le sabre et le goupillon. Ce pouvoir, cynique et sûr de lui, a décidé de se recroqueviller….Pour de longues années. »

Soudain, il a l’air las, aussi découragé que Saïd, le jeune enseignant « désabusé », avec le même air que l’on retrouve sur le visage de la foule d’Alger. Celle des gens qui aimerait seulement que la violence cesse, que la paix revienne, que la vie soit moins rude. Celle que plus personne ne semble faire rêver. Et qui redoute le retour des années de plomb.

JPM


Les journalistes en résidence surveillée.

Les journalistes étrangers à Alger ont remis une protestation aux autorités algériennes où ils « constatent que, depuis leur arrivée en Algérie, ils ont éprouvé les plus grandes difficultés puis l’impossibilité d’effectuer normalement leur travail d’information et de reportage. Le lieu de résidence et tous les déplacements sont désignés par les autorités et strictement encadrés par les agents de sécurité.

Tout ce qui sort de ce cadre officiel se heurte à des retards, refus ou interdictions. Ces conditions de travail qui s’apparentent à une mise en résidence surveillée de la presse étrangère ne lui ont pas permis une couverture normale du référendum sur la révision de la constitution. Et encore moins de la situation actuelle en Algérie. »


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