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Algérie: Farid,le Coran et le tranxène

publié le 12/12/2006 | par Jean-Paul Mari

Farid a mal à la tête. La douleur ne le quitte pas. Le matin au réveil, tout au long de la journée et même aux heures profondes d’une nuit sans sommeil, elle est toujours là, lancinante, s’infiltre sous la masse de ses cheveux noirs, lui serre le crane comme une main d’acier, si violente parfois qu’elle déforme les traits de sa gueule de beau gosse. Pour la fuir, il ne tient pas en place, s’agite l’air pressé, se lève d’un bond, enfile son blouson et part droit devant lui se cogner contre les murs de la cité. Ceux trop serrés de l’appartement familial au onzième étage d’un immeuble sans ascenseur, ceux des escaliers étroits que l’on dévale dans l’obscurité, ceux de la cour d’en bas où les copains tuent l’ennui, adossés au même pan de ciment, jusqu’à l’user à hauteur d’épaules, ceux enfin d’Alger, la ville qui se déchire à coups de graffitis. « Bientôt l’Etat islamique » a écrit une main nerveuse; « Ici, l’ordre » lui réplique une écriture autoritaire, « je veux partir » a crayonné un enfant perdu. Les jambes écartées, un homme pisse sous le panneau « Défense d’uriner » et les poubelles s’entassent à l’endroit précis où un pinceau officiel ordonne « ne pas jeter les ordures ici ». Souvent les murs se contredisent: « j’aime London et l’Australie et le FIS »; quand ils ne sombrent pas dans le désespoir tranquille: « Alger sortira de la merde le lundi 30 avril 3999, à minuit. »
Farid marche toujours, la tête entre les mains, il accélère le pas au carrefour devant les fourgons de police, laisse partir le bus qui va vers son université fermée depuis deux semaines et remonte l’avenue de l’hôpital où une femme psychiatre le reçoit le matin sur rendez-vous. Ce n’est pas l’heure, l’étudiant serre son tube de Tranxène dans sa poche mais ne s’arrête pas. Il file jusqu’à atteindre le mur lisse de la mosquée. Là, il peut se déchausser, se laver les pieds, les mains et le visage. A l’intérieur, serré contre les autres, prosterné, la tête tournée dans la même direction, il prie longuement. Et autour de ses tempes douloureuses, pour la première fois, il lui semble que l’étau se desserre. Le temps d’une prière. Farid le rebelle, militant du Front Islamique du Salut, est malade, déprimé, sous calmant. Il a vingt trois ans avec, côté pile, une allure de jeune homme privilégié, le visage lisse d’un étudiant en troisième année d’économie sciences-financières, jean et blouson à l’européenne, amoureux des femmes et de la vie; et côté face, un regard tourmenté, le front assombri par la tâche hématome du choc répété de la prière sur le sol et, au coin des chevilles rougies, le cal épais de ceux qui savent rester courbés longtemps devant Allah. Dans sa famille kabylle, on sert l’armée, le pouvoir ou la cause berbère, on vote FLN par devoir, FFS par amour; au pire, on ne vote pas, par dégout. Mais personne n’ose imaginer un Etat islamique. Chez lui, Farid est seul. Long parcours.
Enfant, il adorait écouter son père l’officier militaire lui parler du président Boumédienne, celui qui a nationalisé le pétrole et les mines, donné au peuple une médecine gratuite et la fierté d’être algérien. Quand son père était loin, le gamin reécoutait la cassette où le président parlait de Nasser l’égyptien, de la nation arabe et de l’avenir du tiers-monde. « Boumédienne n’était pas un tendre mais il aimait le fellah, le paysan, » dit Farid, »et surtout il savait parler du peuple. » Aujourd’hui, il aime toujours l’austère révolutionnaire mais la rupture avec le père sévère est définitive depuis qu’il a commencé à se pencher sur la passion des immams du passé, ceux qui parlaient déjà de souffrance, de malheur et de lumière. Comme Djamel Din Afghani qui disait « l’obscurité est belle, quand on en sort, on découvre le bonheur de la clarté »; ou Ibn Taïmnai’a: » Mon paradis à moi est dans ma poitrine. Mettez moi en prison, je pourrais contacter Dieu. Tuez moi, je serais martyr d’une noble cause » disait le pieux mort dans un cachot après avoir récité quatre vingt une fois le coran tout entier. Farid vivait une passion d’adolescent enfiévré, on l’a envoyé lui et son imaginaire prendre quelques vacances à Marseille. Dans les yeux des français, il a lu le mépris quand il exhibait son passeport vert. Un jour, un noir pris de malaise s’est effondré sur le pavé: » tu as vu le négro » a dit un antillais, « il est tombé comme une pierre! » Farid revient écoeuré. Et il découvre un prédicateur imberbe comme lui, une sorte de grand frêre excessif, radical, tourmenté, humain: Ali Benhadj. « Il était magnifique. La première fois que je l’ai entendu, je suis resté bouche bée. » Ali Benhadj parlait d’injustice, de révolte, de solidarité et d’amour, « un réanimateur de l’âme, quelqu’un envoyé par le bon Dieu pour nous garder sur le droit chemin ». Une chanson est revenue brutalement à la mémoire de Farid: » des paroles de Goldmann ou Bruel qui résument tout: »on me dis que le système est comme ça/ mais il faut beaucoup de pilules pour l’avaler… »
Quand Farid entre à la faculté des Caroubiers, il croit y trouver le calme de l’étude si proche de la méditation mais l’année universitaire s’ouvre sur les émeutes sanglantes d’octobre 88. L’université algérienne est en pleine ébulition. C’est là que l’islamisme s’est développé, dès les années soixante, dans le secret et tapage idéologique. Au début, c’est l’affaire d’une poignée d’intellectuels francophones, hommes de loi ou sociologues, un noyau limité aux murs de la faculté centrale d’Alger. L’islamisme, version algérienne, a commencé par la tête. Le fondateur du mouvement radical « Exil et Rédemption » est un des rares algériens a avoir décroché un doctorat d’état à la Sorbonne. La rupture se fera avec l’arabisation, qui exclut ceux qui s’expriment en français, la prolifération des mosquées dans les facs, l’émergence de leaders loin des salles de cours mais doués d’une solide formation religieuse, l’arrivée en masse des fidèles qui imposent partout leurs chefs. Entretemps, les barbus ont multiplié expositions, conférences et débat sur l’Islam; ils nourrissent la vie intellectuelle de la fac, tissent des réseaux de solidarité pour les plus démunis, mènent la chasse au « laxisme » venu d’occident, font le coup de poing contre les communistes, l’extrême-gauche et les berbéristes kabyles. Ils s’imposent.Le 12 novembre 82, à la fac centrale d’Alger, Abassi Madani fait lire le premier manifeste islamiste. C’était il y a dix ans: nationalisme, solidarité arabe, justice sociale, discours anti-corruption, anti-piston et respect- ah! le respect- de l’intellectuel; le cours est magistral et les étudiants dodelinent de la tête. Plus tard, il y aura d’autres troubles, l’état de siège, la guerre du Golfe, l’arrestation d’Abassi Madani et D’Ali Benhadj « le magnifique »…Très vite, Farid devient président du « Collectif Culturel Scientifique », il mène de longues discussions avec les copains communistes du PACS: »Il me parlait de quelque chose de mort, le marxisme ». Il organise des débats sur l’endettement, la banque mondiale et le programme économique du premier ministre Hamrouche: » Du coup, on nous a enlevé notre local. » En Juin 1990, Farid est en grêve à l’appel du FIS; en septembre, la session de rattrapage est terrible: »un examen par jour pendant vingt quatre jours. Les barbus étaient sacqués. Pour nous rendre fous ou quoi? » La rentrée 91 ne se fait pas: grève des profs. Quand elle s’arrête, le pays passe aux élections, le FIS avale le premier tour, il n’y aura jamais de second tour. Fac centrale d’Alger, fac-usine de 20 000 étudiants à Bab Ezzouar, fac de Constantine, Annaba, Sétif, Blida..le FIS fait donner ses troupes étudiantes. Farid participe aux marches « pour le respect du choix (électoral) du peuple ». La formule d’action est partout la même: » on se retrouve à neuf heures, on marche dans les couloirs, on fait sortir les étudiants de la classe, on bloque les portes avec des tables et des chaises. Il n’y a jamais d’examens… et parfois quelques coups de poings. » La réponse est musclée: »Bab Ezzouar était bourrée de « jardiniers » pistolet sous la veste, de policières en Hidjab et de flics en civils. » Les policiers finissent par investir le campus, arrêtent les barbus et tirent des coups de feu en l’air; les facs s’arrêtent, ferment, rouvrent quelques jours et bouillonnent pendant des semaines.
Farid a commencé à avoir la tête douloureuse le 26 décembre devant son poste de tv quand il a entendu le président Chadli affirmer qu’il pouvait « dormir la conscience tranquille ». Après ces années de troubles, les morts de 88, la crise économique, les immeubles bondés, la rue, ses mendiants collés aux limousines de luxe…Farid blémit, « dormir tranquille? Comment pouvait-il! » Le premier tour des législatives a fait souffler sur le pays le vent brulant de l’Etat Islamique. Le gamin perdu rêvait déjà de « Doula Islamiya », le pays de Dieu, habité par des milliers d’Ali Benhadj libérés, une terre peuplée de frêres qui s’aiment et croient en la même chose; Farid imaginait, exultait, volait sur son petit nuage sacré…jusqu’à ce qu’une information sèche le ramène au réel. Démission du président Chadli et donc annulation du deuxième tour des élections: « un coup de poignard. Au début, je n’y ai pas cru. Puis il y a eu cette étrange sensation d’avoir mon propre cerveau suspendu dans le vide. » Il sort de la mosquée, fonce chez lui, rencontre son père satisfait, veut fuir au bled en kabylie, file à la gare et fait demi-tour, entends un oncle docte dire que « ce sont des choses qui arrivent en politique » et remonte chez lui, desespéré, poser sa tête douloureuse sur l’épaule de sa mère. Depuis Farid passe ses nuits les yeux ouverts à demander une réponse au plâtre du plafond de sa chambre. Le jour, il tourne en rond, à la recherche des autres militants: » Mais tous ceux que je connais ont le même problème que moi. Ils sont perdus. » Hier, il est allé voir Abdoul, un homme pieux, « très fort en Islam », qui savait toujours trouver le mot juste. Farid a vu Abdoul. Il s’était rasé la barbe pour échapper aux contrôles d’identité. Et il pleurait de honte. Farid a fui en pensant aux paroles du prophète: » Là où la vie n’a plus de sens, la mort a parfois sa raison d’être. » Puis les arrestations ont commencé. Sept mille selon les autorités, trente mille selon le FIS. Farid se fout des « selon »; il sait seulement que Mustapha, l’ami d’hussein-dey, a été pris en pyjama dans son lit à minuit; Ali est tombé lui deux jours après et que personne ne sait où il est, Hassan est parti prisonnier dans un avion pour un camp de Reggane. Les gamins de Kouba et les terroristes « afghans », tous mélés, dans les camps du désert, sous des tentes où il fera bientôt quarante degrés. De quoi fabriquer pour l’éternité des réseaux entiers d’Islamistes qui sortiront leurs bombes en entendant le mot démocratie. Farid a entendu ces histoires de charters pour les camps où les militants chantaient leur foi: »pour elle, nous vivons; pour elle, nous mourrons ». Et ce grand silence ponctué par le rire des pilotes quand les portes s’ouvraient sur le vent de sable inconnu.
Le président Boudiaf a beau répéter que le retour à l’ordre ne veut pas dire la fin de la démocratie et le premier ministre annoncer la libération rapide des jeunes emprisonnés « par erreur », la grève dans les facultés peut bien se terminer par l’échec des islamistes qui n’ont pas pu enflammer les rues..Peu importe. Farid n’écoute plus rien, ne croit plus en rien d’humain. Quand la tête lui fait trop mal et que le tranxène ne fait plus d’effet, il file chez la psychiatre lui demander de faire quelque chose pour son cerveau suspendu: » je lui demande de me remettre sur les rails. Elle est formidable, elle m’écoute. » Il souffle. Avec le Ramadan, Farid va connaitre le repos: cinq prières par jour, plus les huit prières du soir et la lecture de tout le coran en vingt sept jours: « retrouver enfin le contact avec Dieu! » C’est l’heure. Farid se lève, vous quitte d’un bond, pressé d’aller ce prosterner dans l’obscurité d’une mosquée. Ailleurs, les non-islamistes évitent de penser à l’avenir et se réfugient eux aussi dans le silence sucré du Ramadan. L’Algérie toute entière a mal à la tête.

Jean-Paul Mari


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