Algérie: « Il faudra négocier avec l’opposition. »
– Obs: Voilà quatre ans, après le premier tour des élections législatives de décembre 1991, l’armée a interrompu le processus électoral. Aujourd’hui, l’Algérie se prépare à voter. Pour élire un président. Que veut dire cette élection? Est-ce un acte politique majeur ou une péripétie? Où en est le pays aujourd’hui?
– Benjamin Stora: L’Algérie est à un carrefour de son histoire. Il ne faut pas sous-estimer ces élections présidentielles au prétexte de l’absence d’une grande partie de l’opposition et de la violence qui règne dans ce pays. Aujourd’hui, le pouvoir algérien est obligé d’avoir recours à des élections pour se légitimer. C’est à dire que le nettoyage par le vide politique et la tactique du tout-sécuritaire, du tout-répressif n’ont pas donné les effets escomptés. J’entends par « nettoyage », l’élimination du champ social de la mouvance islamiste et la destruction des forces politiques traditionnelles, le FLN et le FFS d’Aït-Ahmed. Malgré cela, le pouvoir n’a pas trouvé une légitimité au sein de la population. Il lui faut repasser par les urnes. C’est donc l’échec de sa politique.
-OBS: Vous parlez d’échec. A Alger, les autorités parlent, elles, de continuité en affirmant qu’il fallait d’abord réprimer avant de pouvoir revenir à un processus électoral.
-B.S: Quatre ans et quarante cinq mille morts plus tard, je ne sais pas si l’on peut parler de continuité. Assassinats d’intellectuels, exil d’une grande partie de l’intelligentsia, désertions dans l’armée, viols de femmes…tout cela laissera des traces profondes et durables dans l’imaginaire algérien. Fallait-il en passer par là pour en revenir à une discussion possible ou probable avec les islamistes?
-Obs: Vous pensez que les élections vont déboucher sur ce dialogue?
-B.S: Tout dépendra des conditions dans lesquelles se dérouleront ces élections. Quel sera le taux de participation? En décembre 1991, seulement 50% environ des électeurs inscrits ont voté. Les Algériens auront-ils le sentiment d’un scrutin transparent? Quelles seront les réactions des quatre candidats qui ont décidé de jouer un jeu qu’ils ne maitrisent pas? Enfin, quel sera le niveau de violence, -pressions, intimidations, meurtres, attentats, -autour de ces élections? Pas seulement dans les grandes villes, sous l’oeil des journalistes et des observateurs étrangers, mais dans les trente deux mille bureaux de vote d’un pays très vaste? Cela fait beaucoup de questions.
-Obs: L’objectif de ces élections n’est pas seulement de légitimer le pouvoir mais aussi de recomposer le champ politique..
-B.S: Exactement. Il existe trois grandes tendances en Algérie: le nationalisme arabe, la berbérité et l’islam. C’est ce qui explique le relatif succès des « trois fronts » FLN, FFS et FIS aux élections législatives de 1991. Aujourd’hui, derrière l’élection présidentielle, il y a une volonté de susbtituer à ces « trois fronts », d’autres organisations politiques qui les remplaceraient. En se posant comme des « continuateurs ». Pour cela, on fait le pari que quatre ans de guerre ont effacé les trois fronts de la carte politique.
-OBS: Est-ce réaliste?
-B.S: La réponse n’est pas simple…D’un côté, il est évident que la société algérienne aspire à sortir de la guerre. A plus de sécurité et de paix. Elle comprend donc mal la logique du refus, celui d’aller aux élections. L’usure, le désespoir, la fatigue née de quatre ans de guerre peut conduire à une forme de marginalisation politique des trois fronts.
-Obs: Le FIS, le FLN, le FFS pourraient payer leur politique de la chaise vide?
-B.S: Peut-être. Mais, dans le même temps, ils conservent une réelle crédibilité parce qu’ils se posent comme une alternative politique au système en place. En fait, personne ne sort intact de quatre ans de guerre qui ont épuisé les consciences et les forces politiques. D’un côté, le FIS est éclaté, le FLN est entré en zone de turbulence politique et le FFS est traversé par des discussions sur le fonctionnement du parti. De l’autre côté, les « éradicateurs », partisans du tout-sécuritaire, sont eux-aussi affectés: leur base sociale et sur le chemin de l’exil intérieur, de la démoralisation ou en exil vrai, hors des frontières. Ajoutez à cela les querelles de personnes, la crise au sein du sérail, les courses au pouvoir…Bref, bien malin celui qui pourrait dire ce que serait le paysage politique issu d’éventuelles législatives!
-Obs: Et dans quel état est l’armée?
-B.S: Elle fonctionne toujours au consensus…même si, là aussi, les divisions internes existent. De nombreux officiers estiment que, pour sauver la cohésion et l’unité de l’armée, il faut que cette dernière se dégage des luttes de clans du sérail politique. Il y a l’amorce d’un mouvement. Le retour de l’armée dans les casernes et la dépolitisation du religieux restent, à court terme, les deux questions majeures de l’Algérie et du monde arabe. Quelque soit le résultat des élections. A Alger, la re-légitimation du pouvoir se fera, -non pas tant par les urnes-, que par une relève civile dans le pays. Pour obtenir une paix civile, il faut une relève civile. Cela exige de sortir d’une culture de guerre pour adopter une attitude de compromis politique.
– B.S: L’important, au delà des élections, est ce qu’on fera au lendemain du scrutin?
-Obs: Absolument. Tout dépend de la volonté politique des acteurs principaux. Soit, on ouvre le champ politique; soit, on le ferme, c’est-à dire que l’on continue sans les trois fronts de l’opposition.
-Obs: Le risque?
-B.S: La poursuite de la guerre. Parce que le problème n’est pas de savoir si le régime va tenir ou pas…Il tient! Avec les recettes des hydro-carbures, l’aide de la CEE, le soutien de l’opinion publique occidentale anti-islamique contre l’intégrisme islamique…Bref, il tient. La véritable question est le pourrissement, la dérive, les formes du terrorisme. Et sa contagion. Il faut bien comprendre que la solution du problème est en amont. Comme le disait le président Jacques Chirac, « il faut une issue politique au problème en Algérie ». Il y a la présence d’un espace mixte franco-algérien de près de deux millions de personnes en France et il faut éviter la liaison possible entre » violence algérienne » et « malaise des banlieues ».
-Obs: La contagion? Elle a déjà commençé. Est-ce qu’il n’est pas trop tard?
-B.S: Non. L’immense majorité franco-algérienne vit un islam tranquille en France. L’islamisme radical ne fonctionne pour l’instant qu’à la marge d’un désespoir social. C’et dire à quel point la France est impliquée, qu’elle le veuille ou non. Soit elle poursuit un tête à tête d’Etat à Etat, sur le principe de la non-ingérence politique et de la gestion économique; soit elle prend langue avec tous les acteurs du drame. Sans exclusive.
-Obs: En attendant, faut-il s’attendre à d’autres attentats en France?
-B.S: Oui. Si le problème politique ne se règle pas en France.
-Obs: Vous-même, vous sentez-vous menacé?
-B.S: Oui. Vous savez..Il est très difficile d’avoir, ici, en France, un débat serein sur l’Algérie. On nous somme, comme en Algérie, d’être dans un camp ou dans l’autre. Or, je ne suis ni dans le camp du tout-répressif, ni dans celui de la « république islamique ». Et cela, les radicaux des deux camps ne le supportent pas. A partir de là, depuis plus d’un an, les menaces de mort, les lettres d’insultes, le harcèlement téléphonique de nuit, sont devenus difficiles à vivre pour ma famille et moi-même. Au point que, pour plus de sécurité et de sérénité intellectuelle, j’ai décidé de quitter la France. Je pars à l’étranger avec un projet de travail, l’étude des « Imaginaires de guerre comparés; guerre d’Algérie, guerre du Vietnam. » Pour un historien passionné par le monde contemporain, c’est un projet passionnant!
Propos recueillis par Jean-Paul Mari
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