Algérie: La rage de survivre.
Le reflux des guérillas islamistes n’a pas encore mis la population à l’abri de l’horreur. Mais malgré la souffrance et la terreur que les grands massacres ont laissées dans les esprits, les partis démocratiques, en dépit de la répression, tentent de faire renaître une vie politique dans le pays, tandis que la France effectue un changement de cap radical à l’égard du pouvoir algérien
AVEC RACHID, DANS UN VILLAGE DE LA PEUR
Traverser la plaine de la Mitidja, c’est comme passer la paume de la main sur un corps couturé de cicatrices. Sur des kilomètres, de chaque côté de la route, les arbres, sciés au ras du sol pour dégager la vue, ressemblent à d’innombrables points de suture. Ici, des poteaux téléphoniques abattus ou réparés, un reste de silo à grains brûlé, une casemate improvisée ou un véritable bunker pris dans le béton et les barbelés ; là, au sommet d’une villa, un fusil-mitrailleur en batterie posé à côté d’un drapeau algérien… la région a une allure d’après-guerre.
Le plus dur, ce sont les regards, porteurs de toutes ces histoires que personne ne racontera jamais. Ou l’odeur, fugace mais entêtante, de paille et de bouse fraîche des étables, de cette campagne autrefois jardin du Grand Alger.
On ne s’attarde pas à Sidi-Hammed où, depuis une nuit de mort en janvier, les survivants ont creusé 130 tombes sur la place du village, taillé les arbustes devant leurs maisons et allument, la nuit venue, de médiocres projecteurs pour éclairer leur peur. Le village où vit Rachid est un peu plus loin. Rachid est un jeune prof, licencié en droit, arabisant, serré dans une veste rêche et une chemise blanche boutonnée jusqu’au col, mélange de simplicité paysanne et de rigueur musulmane.
Chaque soir, dans son village, on peut assister à l’étrange spectacle de l’exode de toute une population, hommes, femmes et enfants, un ballot de couvertures sous le bras, qui descend vers la ville de Meftah, chercher refuge jusqu’au matin. Ne restent là-haut qu’une quinzaine de jeunes hommes en armes, serrés et vigilants sur les terrasses « stratégiques » des maisons désertées. Ici, l’histoire du village est coupée en deux, entre avant et après le massacre des frères de Sidi-Hammed. Avant, tous ont voté FIS en 1991 et la branche armée du parti islamiste, l’AIS, a pris aussitôt le contrôle du village.
Les hommes de l’AIS ont tendu des embuscades aux militaires sur la grand-route, mis une balle dans la tête aux indicateurs, racketté les notables, confisqué les papiers d’identité de l’Etat « impie », avant d’égorger les conscrits en permission. Puis ils ont géré le terrain conquis : protection de la population, hidjab obligatoire pour les femmes, interdiction de boire, de fumer, de chiquer, d’apprendre le français et de suivre les cours à l’université… Une année blanche pour Rachid.
Alors, il décide de se travestir en marchand ambulant de légumes, part chaque matin dès l’aube sans cartable et sans stylo, fait un grand tour par Alger et remonte vers Blida suivre ses cours à la fac de droit. Au village, les émissaires de l’AIS sont impressionnants d’autorité : en armes, rebelles, pieux, en jeans propres ou en treillis, baskets de luxe aux pieds… Beaucoup de jeunes les rejoignent. Une nuit, Mahfouz, un ancien camarade de classe de Rachid, frappe à sa porte pour lui raconter le dernier attentat contre le dortoir de la police de Meftah : la bétonnière bourrée d’explosifs qu’on a laissé rouler sur la pente face au commissariat, puis l’énorme déflagration et la cinquantaine de victimes.
Rachid, hostile à la violence, se tait. Mahfouz le regarde au fond des yeux : « Pourquoi est-ce que tu ne viens avec nous au maquis faire le Djihad ? » Rachid comprend le danger : refuser, rester neutre, c’est être lâche, voire complice, donc traître. « Mon heure n’est pas encore venue. – Quoi ? [l’autre arrondit un sourcil suspicieux] – Ecoute, Mahfouz. Le Djihad a commencé en 1992, non ? Quand as-tu rejoint le maquis ? – Aussitôt ! Enfin, presque. Un an après. – Quand Dieu t’avait préparé la voie. Pour moi, c’est pareil. Hélas, Dieu ne m’a pas encore appelé. Cela viendra, Inch’Allah ! »
Mahfouz parti, Rachid a poussé un grand soupir de soulagement. Mahfouz est mort peu après au maquis. Comme beaucoup d’autres. Après 1995, les choses se dégradent pour l’AIS. Dans la montagne, ses hommes sont traqués, sales, barbus, misérables. L’armée regagne du terrain, les autorités poussent les villageois à prendre une arme ou à rejoindre les forces des « patriotes ».
« Eux aussi vomissent le pouvoir, mais ils veulent défendre leur honneur », explique Rachid. Lui refuse de s’armer ; du coup, on lui demande de motiver son refus par écrit. Juste avant la trêve décrétée par l’AIS, Rachid ouvre sa porte à un islamiste, un ancien voisin, affamé et désespéré, qui lui confie : « Il y a plein de problèmes dans la montagne. Des chefs, des types bien sont exécutés. Je ne comprends plus. Surtout, ne viens pas au maquis ! »
Il sera tué, lui aussi, deux mois plus tard. C’était avant le massacre de Sidi-Hammed. Depuis novembre 1996, en Algérie, il y a eu 140 massacres de plus de 10 personnes. Dont les 300 victimes de Bentalha. Et celles de Sidi-el-Kébir, Medéa, Beni-Messous, Raïs… Au lendemain du massacre de Sidi-Hammed, les guetteurs du village de Rachid ont vu des ombres traverser les vergers : « Des émissaires de l’AIS. Ils ont dit qu’ils n’étaient pour rien dans ce massacre. Qu’ils n’avaient plus les moyens de nous protéger. Qu’on devait s’armer. »
Le lendemain, 25 jeunes se ruent à la gendarmerie, on leur promet 15 armes, on leur en remet seulement 9. Pour défendre une quarantaine de maisons et 240 habitants. Trois hommes de l’AIS se livrent aux autorités. On les torture – « Ici, c’est banal, presque normal », dit Rachid -, et les repentis donnent quatre noms d’hommes qui livrent à leur tour la liste des notables rackettés, donc coupables, qu’on arrête… Au village, on s’attend à d’autres dénonciations : « L’armée emmène tous les suspects, jeunes, notables ou vieillards », dit Rachid.
Aujourd’hui, avant la tombée de la nuit, la longue colonne des villageois se met en marche vers Meftah. Et sur les terrasses du village une quinzaine de jeunes comme Rachid s’enveloppent, frigorifiés, dans leur peur, la main sur leur fusil, les yeux fixés sur l’ombre des vergers.
NASSIMA ET LES CHIENS HURLANTS
On peut passer, sans le remarquer, des centaines de fois devant ce portail de fer planté à flanc de colline, entre l’hôpital Mustapha et l’hôtel El-Djazaïr, en plein coeur d’Alger. Une lourde grille ouvre sur un terrain vague qui descend vers deux « chalets », des baraquements en dur où s’entassent une soixantaine de femmes et d’enfants.
SOS-Femmes en Détresse accueille un évantail de femmes rejetées par la société. Femmes battues, qui doivent obtenir trois certificats médicaux ou un minimum de quinze jours d’incapacité pour prétendre à une séparation ; femmes répudiées, jetées légalement à la rue grâce à l’article 52 d’un Code de la Famille récent, officiel mais archaïque ; jeunes filles enlevées par les groupes armés, violées, enceintes et chassées, que la famille ne peut ou ne veut pas reprendre, par honte ou par peur des représailles. Ou cette femme de 40 ans, Nassima, coupable d’avoir eu une ferme à Baraki et dont le mari a été retrouvé décapité.
Baraki, un damier urbain planté de vergers, un fief du GIA à la lisière d’Alger. Le mari de Nassima était ingénieur de formation ; elle, fille de « martyr de la Révolution , a été adoptée en France par son oncle… ancien harki. Elle grandit à Manosque, veut épouser un Marseillais et se retrouve expédiée « en vacances » en Algérie d’où elle ne pourra jamais plus s’échapper. Son mari, ingénieur au chômage, devient agriculteur, il plante des pêchers, des poiriers et fait 8 enfants à Nassima.
Une nuit de 1994, peu après que la gendarmerie avait demandé à la population de remettre ses fusils, Nassima retrouve son mari tremblant de peur. Trois islamistes en cagoule l’ont pris, ligoté, menacé : « Ton fusil ! Quoi ? Tu l’as donné aux gendarmes ? Au lieu de nous aider ? » Tout autour, les voisins, pro ou anti-GIA, n’ont pas bougé. Les uns se taisent, terrorisés ; les autres ressemblent à cette famille, de l’autre côté du chemin, qui a cuisiné un couscous de fête à l’assassinat de Boudiaf et dont la maison, les nuits d’attentats, résonnent à chaque explosion des cris d’« Allahou Akbar ».
A l’annonce des premiers grands massacres, une autre voisine, mère de famille, a pris Nassima par le bras : « Le peuple avait promis d’aider les islamistes à renverser le pouvoir. Et il a trahi. Eh bien, il le paie… Bien fait ! » Son fils sera tué peu après en posant une bombe. Sur un autre islamiste abattu, on découvrira « du pain chaud et du poulet rôti », des provisions données par la population, « des gens de notre quartier », dit Nassima. La nuit, toute la famille s’enferme à double tour. « On entendait des coups de feu et, surtout, les chiens qui hurlaient à la mort », ajoute-t-elle.
Nassima part vers Tiaret, à 500 kilomètres de là, installer son fils cadet ; celui que des islamistes sont venus voir en disant : « Toi, tu es un sage… Viens avec nous. » A Baraki, en avril 1997, des soldats sautent sur une mine artisanale ; les militaires lancent une vaste opération de ratissage et abattent des islamistes. En représailles, le GIA enlève 80 civils. « J’ai roulé toute la nuit, inconsciente du danger, folle d’angoisse. Des voisins ont vu mon mari se faire arrêter en voiture, avec mon beau-frère et deux de mes neveux. Mais ils ne m’ont rien dit. »
Elle regagne Tiaret en emmenant cinq de ses enfants, de 5 à 14 ans, et laisse ses deux grandes filles à Baraki. Tout près de là, à Raïs, se déroule un affreux massacre… « Mes filles ! » Elle fonce et les retrouve vivantes, mais pleines d’écorchures : « Maman, on s’est cachées dans les figuiers de Barbarie ! » On retrouvera son mari en novembre dernier, parmi d’autres, jetés dans la fosse d’un garage : « Deux têtes seulement pour onze corps. De l’eau, des os, des papiers, des sous-vêtements. Ma belle-sœur a identifié son mari grâce à son bridge dentaire.
Son père, lui, a vu les corps. Il est mort vingt jours après, d’une crise cardiaque. » Depuis un an, Baraki a changé, l’armée patrouille et, le jour, on y est en sécurité. Les voisins, autrefois hostiles, parlent à Nassima, manifestent de la compassion et lui disent de revenir vivre parmi eux. Mais Nassima n’ose plus : « Là-bas, c’est vrai, j’ai une maison, des pêchers, des poiriers, un verger, mais… » Elle s’interrompt, une lueur d’épouvante passe dans son regard : « Parfois, même ici, dans ce foyer, en pleine nuit, j’ai l’impression d’entendre hurler les chiens. »
DES ISLAMISTES DU TROISIÈME TYPE
« Les voilà ! Ils arrivent ! Vite, faites quelque chose… Pour l’amour de Dieu. » Réveillé en pleine nuit par le téléphone, l’homme de permanence au bureau d’un parti démocrate n’hésite pas. On mobilise, on se précipite. Direction Oued Aïch, près du quartier de Frais-Vallon, aux portes d’Alger. Sur place, des familles entières courent dans tous les sens, un balluchon sur la tête, en pleurs. La fuite, la panique. « Ils arrivent ! » Qui ? Où ? Combien ?
« Eux. Bien sûr ! » On fouille : personne. Pas un coup de feu, pas un blessé, rien. Sinon la rumeur, folle, dévastatrice. Dans un autre coin du pays, à Bougara, tous vous jurent les avoir vus galoper au clair de lune, au moins 70 personnes, une cavalerie entière, avec des armes à feu et de grands sabres, juste avant un terrible massacre : les cavaliers de l’Apocalypse ! A l’automne 1997, la presse a fait l’écho de l’existence d’une secte d’islamistes « ennemis de Dieu », l’index droit tranché, celui que l’on dresse vers le ciel pour invoquer Allah. D’ailleurs, on les a vus : sales, cheveux démesurément longs, la barbe prise dans un élastique, doigt coupé et sourcils rasés… Des géants, qui apparaissent, capables de se dévisser la tête et de la poser à côté d’eux, et de disparaître !
Parfois, l’Algérie délire. Trop de massacres, trop d’horreurs. A force de se répéter ces histoires – vraies – de bébés jetés vivants dans un four et de corps dépecés, les Algériens se sont persuadés que ceux qui font ça ne sont ni des Algériens, ni des musulmans, ni des hommes. Voilà ! Ce sont des djinns, des extraterrestres, des islamistes du troisième type. Un fantasme porteur de tous les délires, de toutes les paniques. Un cauchemar collectif ? Pas seulement.
Entre les tueurs du GIA qui théâtralisent leurs massacres, les mettent en scène, et le pouvoir qui expose avec complaisance dans les médias et à l’étranger ce rituel macabre, tous participent au même effet : la sidération par l’horreur. Les uns veulent règner par la terreur, les autres la récupèrent à l’envi. Du coup, on évacue la raison, le discernement et l’analyse politique.
« ALGÉRIE LIBRE.. » ET MATRAQUÉE
Ce jour-là, le docteur Ahmed Djeddaï sait qu’il va travailler douze heures d’affilée, et cela le réjouit. On l’attend très tôt à la clinique où il doit opérer toute la journée. Tumeur, calcul ou prostate, peu importe le geste thérapeutique : le chirurgien urologue va soigner, façon à lui d’être en accord avec lui-même. C’est d’ailleurs la médecine qui l’a projeté en politique lors des émeutes de 1988, lorsque, jeune chirurgien militaire, on lui amenait des manifestants, des gosses à qui les flics avaient écrasé les testicules.
Aujourd’hui, Ahmed Djeddaï est secrétaire national du FFS (Front des Forces socialistes) et il aimerait bien oublier les menaces qu’il a reçues au cours de ces derniers mois. Hier encore, en arrivant au cabinet, il a découvert son infirmière inquiète et, sur la plaque à l’entrée, une inscription, en forme de dénonciation, tracée à la peinture fraîche : « GIA ».
Pendant l’Aïd, jour des morts, on lui a déconseillé d’aller s’incliner sur la tombe de sa mère. Au cimetière de Kouba, son frère, sa femme et ses enfants ont vu deux hommes jeunes, bien habillés, sauter le muret du cimetière et s’approcher mains dans les poches en les dévisageant longuement. Puis repartir dans une Passat blanche. A l’automne 1997, deux autres inconnus, agressifs, ont approché sa fille à la sortie du lycée. La gamine s’est enfuie et la police lui a conseillé… de changer d’établissement. Entre-temps, on a fait passer trois messages à l’opposant : adoucir son discours ou se taire.
Or le FFS vient d’appeler à une manifestation non autorisée. Le parti a des députés à l’assemblée où l’opposition ont obtenu un débat sur la politique sécuritaire, avec la participation du Premier ministre. Mieux, le pouvoir a autorisé la diffusion des débats en direct à la télévision nationale. Un signe d’ouverture ? Mais le jour de la manifestation, il faut trois heures pour venir de Tizi Ouzou à Alger ; sur la route, les barrages de police freinent la plupart des militants. Autour de la place de la Grand-Poste, 3 000 policiers – casque, bouclier, matraque – vident les ruelles.
Un petit groupe scande : « Algérie libre et démocratique », « Le peuple se bat contre l’islamisme et le système ! » Quelques coups de matraque brisent le début de manif, et le docteur Djeddaï s’en sort avec quelques hématomes. Un homme s’avance vers les caméras : « Je vais vous dire la vérité sur… » Deux hommes en civil le saisissent : « Il a fait des déclarations ! » On l’emmène. Sur le talkie-walkie d’un policier, un ordre arrive : « Dispersion totale. » L’assemblée peut s’agiter, mais la rue reste sous contrôle.
SAÏD SADI : « SI TOUS LES DÉMOCRATES… »
Saïd Sadi est en colère. Son parti, le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie), est le frère ennemi du FFS d’Aït Ahmed. Les deux hommes ne se voient pas. Quand ils s’approchent, ils se déchirent. Les démocrates sont divisés. Mais aujourd’hui, dans son bureau d’el-Biar, Saïd Sadi ne vise que le pouvoir. En termes couperets : « Le régime ne comprend rien à la situation. Bien sûr, l’hypothèque islamiste est levée dans la société et l’islamisme ne fait plus rêver grand monde. Mais cette somme de violence ! »
Hier encore, on a abattu un policier tout près d’ici. « Je ne crois pas que l’Etat anticipe bien le traumatisme historique et les plaies, qui seront difficiles à cicatriser. C’est un pouvoir dominé par un puissant courant islamo-conservateur, profondément convaincu que le retour au parti unique est nécessaire. Le rêve de Zeroual est de ressembler à Boumediene ! Alors, on se méfie des jeunes cadres et, sous prétexte de corruption, on les boucle. »
Il tend un doigt tremblant d’indignation : « Savez-vous combien d’hommes de valeur sont en prison, certains depuis deux ans, avec un dossier vide ? 3 000 ! 3 000 cadres ! Les autres ? Ils sont paralysés. On veut soumettre l’administration ! » Saïd Sadi fait le bilan de la société algérienne : « Des classes moyennes liquéfiées ; peu de médicaments dans les hôpitaux, des compressions de personnel à venir dès l’année prochaine, des centaines de milliers d’ouvriers qui vont se retrouver sans un sou… »
Puis vient la grande question : « Pourquoi nous, démocrates, ne pourrions-nous pas nous associer ? Et négocier entre nous ? Cela doit être facile, grand Dieu… On a les mêmes repères ! » Après l’idée, les modalités : « Aucun préalable de notre part, sinon l’autonomie par rapport aux islamistes et au pouvoir. Entre le RCD, le FFS, le PT (le Parti du Travail de Louisa Hanoune), et Ettahadi (communistes)… Je suis persuadé qu’il y a une majorité démocratique dans ce pays… L’urgence est de rassembler ! »
Un appel à l’union sacrée avec le FFS et le PT, signataires des accords de Rome en 1995 et violemment attaqués alors par le RCD ? Sous quelle forme ? « Une démarche groupée, un ensemble fédératif sur une base minimale, un front électoral… On peut tout concevoir. Ensuite, imposer au pouvoir les règles du jeu sur le traitement des médias publics, l’administration, la loi électorale, le Code de la Famille. Appeler ensemble à une marche, à une grève… Déjà, amorcer ça ! » déclare Saïd Sadi. C’est un appel, une nouvelle stratégie, un pari. « Ensemble, croyez-moi, on aurait du poids. Et du grain à moudre ».
PARIS-ALGER: LA FRANCE CHANGE DE CAP
Il y a eu quelques notes fortes, comme l’entretien en tête-à-tête de Claude Cheysson avec le président Zeroual le 18 novembre 1997, à Alger ; ou les déclarations d’André Soulier, avocat français qui a mené la délégation des euro-députés en Algérie en février 1998 ; ou le voyage de Jack Lang aussitôt après. Le tout constamment conforté par l’action de l’ambassade de France, sous l’oeil approbateur du ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, qui n’a pas hésité à inviter à dîner des journalistes de télévision pour leur expliquer que leur vision de l’Algérie était dépassée.
Plusieurs initiatives, toutes de la même tonalité, qui, mises bout à bout, marquent un changement de cap radical. En toile de fond, il y a le soutien américain apporté, dès le 10 septembre dernier, par Ronald Neumann, ambassadeur des Etats-Unis, qui déclare « appuyer les mesures militaires » et la politique du gouvernement algérien. A Paris, un constat et une analyse. Jusqu’ici, la France en Algérie a adopté une « mentalité de bunker » due entre autres aux meurtres de ressortissants français, à l’attaque contre des locaux diplomatiques, à l’enlèvement d’agents consulaires et au détournement sanglant de l’Airbus.
Mais aujourd’hui, l’Algérie dispose d’un président élu. Et malgré la fraude électorale aux législatives, les députés n’ont pas déserté l’Assemblée nationale. Idem pour les élections locales. De plus, le pays dispose d’un Conseil de la Nation et d’un Institut supérieur de la Magistrature… autant, dit-on, d’« éléments d’un Etat de droit qui se mettent en place ». L’Assemblée nationale, aux pouvoirs soigneusement limités, a pourtant débattu d’un sujet tabou : la situation sécuritaire.
Du coup, on évoque « l’axe fondateur d’un pluripartisme parlementariste en Algérie » et on parle de « chance historique ». D’autant qu’on est loin de la vague de l’islamisme triomphant née des émeutes de 1988. Le FIS ? On le considère comme « déligitimé », contraint de signer une trêve unilatérale, avec des leaders historiques en perte de vitesse. Bref, un has been, dont le terrain est occupé par un GIA criminalisé, sans projet politique.
Reste le dossier des droits de l’homme et le silence d’Alger sur les disparitions, la torture, les exactions des forces de sécurité… « Embarrassant, c’est vrai. » Quant à l’économie, là, le bât blesse. Alger parle de nécessité de réformes, d’économie de marché mais sans le moindre début d’application. « Entre la manne pétrolière et le marché noir du trabendo, il y a un mammouth à genoux mais qui ne tombe pas… », résume un diplomate.
Pendant ce temps, le pays affronte 1 million de chômeurs de plus par an, une crise sidérale du logement et des jeunes désespérés. Ceux-là, malgré les « pertes sévères et constantes infligés aux terroristes », continuent à alimenter un maquis invariablement estimé à 4 000 à 5 000 combattants. Entre un pouvoir officiel vainqueur aux pieds d’argile et un perdant passablement discrédité, la France pèse soigneusement ses mots. On ne parle plus de « pouvoir » mais de « président élu ».
Plus question de poser les questions interdites : « L’Algérie n’a pas besoin d’un juge », a répété André Soulier. « Le destin des Algériens est entre leurs mains », précise Jack Lang. En clair : toutes les tueries sont l’oeuvre des islamistes armés, la France n’a pas à y mettre son nez, exit la commission d’enquête internationale dont la simple évocation hérisse le poil des Algériens. Désormais, on tiendra compte d’un argument diplomatique : l’« extrême susceptibilité algérienne » face à toute solution venue de l’extérieur.
Il faut « inverser la vapeur, donner de l’air » aux relations franco-algériennes, selon l’expression de Jack Lang. En s’appuyant sur le Parlement « qui fonctionne et où passe un souffle neuf ». Conclusion officielle : l’Algérie de 1998 n’est plus celle de 1994, il se passe quelque chose, ne passons pas à côté, « encourageons-la ! » Corollaire : on change de discours. Et l’Europe ?
En majorité, elle accompagne le mouvement ; ou le suit. Au programme : rétablir les ponts entre les deux rives, soutenir des associations algériennes, libéraliser l’octroi de visas qui a dramatiquement chuté – de 500 000 par an à un maximum de 60 000 en 1997 -, tenter de rouvrir nos consulats et envisager un retour de la compagnie Air France à Alger. Bref, l’essentiel de ce que demandait avec insistance la présidence à Alger. En termes diplomatiques, il s’agit de « substituer une dynamique de vie à une logique de mort ». En termes politiques, cela s’appelle une normalisation.
SUR UN AIR DE CHAÂBI
Il n’y avait plus une table de libre, ce soir-là, dans ce restaurant asiatique niché au coeur d’Alger. La salle était enfumée, pleine de rires et de musique. Un couple d’amoureux s’est mis à danser entre les tables. L’orchestre enchaînait des airs de Chaâbi, « My Way » ou « Santana ». Il y avait un guitariste, la quarantaine, un peu chauve, petite moustache, en pull jacquard sage, et un joueur d’orgue électronique, jeune prof de français au lycée technique d’Hussein-Dey.
Le matin, il avait demandé à ses élèves de disserter sur « un projet utopique » et ils avaient dessiné des satellites, des gratte-ciel et… des vestiaires individuels au lycée. A une table, il y avait une femme photographe, Zaza, visage noir en lame de couteau, fantassin de l’information, qui pousse son appareil au milieu des voitures piégées, et puis Hocine, solide, un peu bourru, l’âme écorchée par les images des derniers massacres, mais du talent plein l’objectif et qui fêtait un prix de photo.
A une autre table, deux hommes sévères, les « cousins », policiers chargés de la protection de l’étranger. Dans ce restaurant, désert un an auparavant, le public appaudissait, sifflait, riait… Une joie, une volonté de vivre un peu oubliée. Soudain, un craquement sec. La sono, déréglée, a craché trois notes basses, explosives.
Brutalement, les clients ont sursauté et se sont tus, regards interrogateurs, inquiets. Et puis l’orchestre a joué « la Bamba »… et toute la salle a repris le refrain.
JEAN-PAUL MARI
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