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Algérie: le pouvoir écrase le monde du livre

publié le 21/03/2025 par grands-reporters

Au-delà de Boualem Sansal et depuis le mouvement du Hirak en 2019, la censure s’est intensifiée, des auteurs critiques sont poursuivis, des livres interdits, des maisons d’édition fermées…

(Photo : La police a fait irruption en pleine présentation de l’ouvrage « La Kabylie en partage, dans l’intimité des femmes ». (Illustration) AFP

Poursuites judiciaires contre les écrivains

Le parquet d’un tribunal près d’Alger a requis dix ans de prison ferme à l’encontre de l’écrivain franco-algérien, accusé d’atteinte à l’intégrité territoriale de l’Algérie, une affaire qui a envenimé des tensions déjà fortes entre Alger et Paris. Le tribunal correctionnel de Dar El Beïda rendra son jugement le 27 mars dans le procès de ce romancier, connu pour ses critiques du pouvoir algérien et des islamistes, emprisonné depuis le 16 novembre à Alger. Boualem Sansal, âgé de 75 ans, est accusé, entre autres, d’« atteinte à l’unité nationale, outrage à corps constitué, pratiques de nature à nuire à l’économie nationale et détention de vidéos et de publications menaçant la sécurité et la stabilité du pays ».

« Ce qui s’est passé est très grave », a réagi le président français Emmanuel Macron. « Mais j’ai confiance dans le président [algérien Abdelmadjid] Tebboune et sa clairvoyance pour savoir que tout cela n’est pas sérieux et que nous avons affaire à un grand écrivain, qui plus est malade ».

« Quel est le crime de Sansal ? »

Le cas de Boualem Sansal est loin d’être unique. Plusieurs auteurs ont été directement visés par des mesures répressives. Trois ans plus tôt, Saïd Djabelkhir, universitaire et essayiste, a été condamné à trois ans de prison avec sursis pour « offense à l’islam », en raison de ses recherches sur l’histoire du soufisme.

Le plus célèbre est Kamel Daoud, écrivain algérien et prix Goncourt 2024, dont le roman Houris a été interdit en Algérie. Ce livre, qui évoque la « décennie noire » des années 1990, a été accusé de porter atteinte à la loi de réconciliation nationale. La censure a également touché sa maison d’édition : Gallimard s’est vu interdire toute participation au Salon international du livre d’Alger (SILA) en 2024.

Le prix Goncourt s’est dit très inquiet et pessimiste pour Boualem Sansal, emprisonné depuis maintenant cinq mois. Devant une salle Gaveau pleine pour l’occasion, il a déclaré : « Je connais les radicalités de cette terre. Il est le crucifié de la terreur actuelle. Mais je crois au miracle. Il faut en parler. »

En janvier dernier, il avait signé une tribune dans Le Figaro : « Quel est le crime de Sansal, emprisonné depuis deux mois ? Selon la loi algérienne, il l’est pour atteinte à la sûreté de l’État. Référence faite à un entretien banal et passé inaperçu à propos de l’Algérie, du Maroc et de l’islamisme. Cela n’explique rien et presque personne n’y croit. L’article 87 bis, qui va jusqu’à la peine de mort, est un couteau suisse pour égorger la liberté en Algérie. Tout le monde a compris ce que Sansal incarnait et ce qu’il paye.»

La police a fait irruption en pleine présentation de l’ouvrage « La Kabylie en partage, dans l’intimité des femmes ». (Illustration) AFP

Des livres interdits, des ouvrages saisis…

Les autorités ciblent également des ouvrages considérés comme politiquement ou historiquement sensibles. En 2024, L’Algérie juive – L’autre moi que je connais si peu, de Hédia Bensahli, a été interdit sous prétexte de « normalisation culturelle avec Israël ». La police a perquisitionné des librairies pour confisquer tous les exemplaires et empêcher toute séance de dédicace.

Un autre ouvrage, La Kabylie en partage, publié en France, a été saisi en juin 2024 après qu’une rencontre littéraire à Béjaïa a été interrompue par la police (photo) . L’auteure, son éditeur et le libraire hôte ont été arrêtés et interrogés avant d’être relâchés. Dès 2018, d’autres livres, portant sur des sujets comme la fin de vie du prophète ou les émeutes d’octobre 1988, avaient été saisis au SILA.

L’inquisition jusque dans les librairies

Les maisons d’édition indépendantes font face à des mesures de répression. En 2023, Koukou Éditions, dirigée par Arezki Aït-Larbi, a été exclue du SILA sans explication officielle. En 2024, ce sont les Éditions Frantz Fanon qui ont été fermées administrativement pour six mois après la publication du livre de Hédia Bensahli (L’Algérie juive).

La pression s’exerce jusque dans les librairies. En décembre 2024, la librairie Cheikh de Tizi Ouzou a été fermée par la police sous un prétexte administratif, après avoir prévu une présentation du livre interdit. La fermeture, temporaire, a envoyé un message clair à tous les libraires.

Des sites numériques bloqués…

Les restrictions ne se limitent pas aux publications papier. Plusieurs sites de diffusion de livres, y compris des plateformes indépendantes algériennes, ont été bloqués sans explication. Des pages d’éditeurs et d’écrivains sur les réseaux sociaux ont été supprimées ou restreintes.

Des conférences et débats littéraires organisés en ligne ont été perturbés, certains auteurs recevant des convocations judiciaires après leurs prises de parole. En parallèle, la surveillance des contenus numériques s’est accentuée, rendant difficile toute discussion ouverte sur les sujets censurés.

S’exiler ou publier à l’étranger ?

Face à cette répression, des voix s’élèvent. L’Académie Goncourt a annulé le « Choix Goncourt de l’Algérie » en 2024 pour protester contre la censure de Kamel Daoud. En Algérie, des pétitions ont circulé en soutien à Boualem Sansal et à d’autres auteurs poursuivis.

Des libraires et éditeurs ont boycotté le Salon du livre de Djurdjura 2024, dénonçant une politique visant à « museler le débat culturel ». Certains auteurs choisissent l’exil ou publient désormais exclusivement à l’étranger, réduisant encore plus l’accès aux œuvres critiques en Algérie.

Un paysage culturel sous pression

Fermeture d’espaces de discussion, négation de la diversité culturelle, interdiction d’ouvrages, inquisition jusque dans les librairies, criminalisation des écrivains critiques, emprisonnement si nécessaire… Pour Alger, l’objectif de ces mesures tous azimuts est clair : exercer un contrôle total sur la production littéraire et, à travers elle, sur la liberté d’expression et la parole publique. Quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne.


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