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Algérie, un vote à l’ombre des massacres.

publié le 08/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Entretiens avec les chefs de principaux partis:
Qu’attendent-ils du scrutin du 5 juin?


Il aura fallu plus de cinq ans à l’Algérie pour revenir à la case départ. Mais entre deux élections législatives, l’une annulée début 1992 et l’autre organisée cette semaine, il y a un calendrier sali par une énorme tâche de sang, un bilan estimé à l’aveugle à plus de 60 000 morts, une nation en deuil, marqué par des atrocités qu’on n’a plus envie de relater. Cinq ans après, l’Algérie n’est plus la même.

C’était un pays en voie de démocratisation; c’est aujourd’hui un système politiquement verrouillé. Et les hommes qui l’habitent, quelque soit leur bord, ont le visage et l’âme marqués par le calvaire qu’ils vivent au quotidien. Politiquement, aux législatives de 1991, il existait un FLN, dinosaure de parti unique, usé, discrédité, parfois haï par trente cinq ans de mépris du peuple qui l’avait enfanté. Les Algériens, en majorité, ont haussé les épaules à l’appel des urnes; ils se sont abstenus.

Le FIS d’alors, au delà du courant islamiste, a su incarner un instrument pour changer les choses et il a emporté la mise électorale. Loin devant une opposition démocratique, conduite par le FFS, qui bégayait une histoire nouvelle. Au lendemain des élections, le pouvoir et le pays, stupéfaits, ont compris l’ampleur du désastre. Alors, l’armée a donné un grand coup d’éponge sur le tableau électoral. En affirmant que la peste verte insoluble dans la démocratie, s’évanouirait dans la fumée du napalm.

Aujourd’hui, ces élections législatives ne sont pas un simple remake de 91. On a changé les données et les acteurs. Le FLN d’antan s’est réincarné dans le RND, parti du président, amené à la vie adulte en quelques mois. Le FIS, dissous, voit son espace électoral squatté par les « islamistes modérés » d’un Hamas politiquement lifté. Et le courant démocratique, harcelé, matraqué et divisé, va aux élections sous la contrainte, en espérant survivre à l’épreuve.

En cinq ans d’une guerre civile qui ne dit pas son nom, le pouvoir, acculé, n’est pas tombé, arquebouté sur une volonté impressionante d’évacuer toute idée du FIS, de ne pas céder un pouce de terrain, d’imposer une « Algérie nouvelle », de reconstruire le réel. L’opposition réclamait qu’on jette les fondations d’un Etat démocratique mais le pouvoir a imposé un remodelage à partir du sommet: présidentielles en 1995, référendum constitutionnel en 1996, législatives aujourd’hui. Entretemps, le fond politique a changé.

Et la constitution, amendée, a transformé un cadre post-socialiste en compromis arabo-islamique entre le sabre et le goupillon. Au lendemain de ces élections, on retrouvera probablement un parti du pouvoir forcément majoritaire, une assemblée verrouillée soumise à la volonté du président, une opposition parlementaire partagée entre des islamistes conservateurs, forts

mais hostiles au FIS, et des démocrates laïques réduit à la portion congrue. Un schéma qui doit parachever le coup d’éponge historique de janvier 1992.
C’est peut-être parce qu’ils sentent que l’essentiel n’est plus en jeu que les murs d’Alger restent silencieux. Et on cherche en vain dans ses rues, toujours grouillantes d’une vie têtue, les traces d’une fièvre propre aux campagnes électorales.

Ce matin, à la salle des fêtes de Kouba, trois à quatre cent personnes, écoutent sagement le premier ministre Ahmed Ouyahia, tête de liste du RND. Il y a là quelques hommes aux lunettes noires, pas mal de jeunes et beaucoup de femmes, têtes nues et maquillées, ou voilées. Le quartier a été soigneusement bouclé, la salle repeinte de frais et les drapeaux claquent au vent de la mer. A la tribune, l’homme, petit, moustaches, lunettes et complet gris a les allures d’un grand fonctionnaire de l’Etat. « Le RND ne s’exprime pas sur les chaînes de télé étrangères. Mais ici, en Algérie! » Applaudissements.

« On va combattre le terrorisme jusqu’à la victoire! » Applaudissements. « Le peuple Algérien a refusé la paix proposée par San Egidio, cette paix venue de l’étranger! » Nationalisme, option sécuritaire, refus des accords de Rome…Le tryptique de base est réaffirmé. Soudain, on pense à ce meeting du candidat-président Zéroual en 1995, à Bouira, à l’énorme ovation qu’il avait soulevée en promettant la paix. Deux ans plus tard, le coeur de la foule n’y est plus.

Comme son président, pourtant, le premier ministre utilise un arabe accessible et sans arrogance; il reconnait le poid du chômage, le scandale du logement impossible, le prix du pain multiplié par dix, celui du lait par vingt. Lui même a augmenté les prix et ponctionné les salaires mais il ne promet rien sinon la fin du désespoir contre beaucoup de « travail, d’efforts et de sacrifices… »

Au bas de la tribune, un premier homme s’avance face au premier ministre, invoque le nom de Dieu, « le clément, le miséricordieux » et annonne un texte de remerciements aux candidats du RND; le deuxième lui récite un poème; le troisième et le quatrième, membres du parti, un texte de bienvenue…Et puis soudain, une femme se dresse, en longue tunique rouge sang, petit voile mauresque sur le visage. Elle ne lit pas et parle d’une voix étranglée par l’émotion: un de ses enfants a été enlevé par des inconnus en 1991; on ne l’a plus jamais revu. Un cri: » Je vous en prie! Faites quelque chose!  » Toute la salle l’applaudit, debout. Et le premier ministre promet des nouvelles.

Dehors, au coeur de la capitale, en pleine campagne électorale, on entends l’écho de lourdes explosions venues de la Mitidja. Là-bas, aux portes d’Alger, soldats, gendarmes et « Patriotes » font la chasse à l’islamiste et les hélicoptères de l’armée pilonnent les maquis. De la Mitidja, grenier du pays jusqu’aux montagnes de Blida et de Chréa, la région a pris le visage de la guerre, truffée de barrages militaires, de groupes d’autodéfense, de « faux barrages » islamistes, de petites routes désertées ou minées, de casemates enterrées, de ponts sabotés et d’usines incendiées.

Là-bas, la nuit, on installe des projecteurs face aux broussailles de la forêt et on se mure, seuls, recroquevillés sur sa terreur. Pour découvrir, au petit matin, des traces de pas dans les vergers, des fermes dévastées et des matelas tâchés de sang: hommes à la gorge tranchée, enfants assassinés à coups de pioche, femmes éventrées, têtes décapitées posées au bord du chemin.

Avec, parfois, sur les murs, une incription badigeonnée du sang des victimes: « GIA…Nous reviendrons! » Une horreur sans nom, mélange de massacres, de représailles, de vendettas entre anciens voisins, entre frêres, parfois entre islamistes: un mélange de haine, de haine et encore de haine.
On quitte Alger, dans le cortège du cheikh Nahnah, leader du Hamas, parti en campagne électorale vers la Kabylie, fief de l’opposition FFS et RCD. Sous escorte militaire, les voitures roulent à tombeau ouvert, à trois mètres l’une de l’autre. Premier arrêt à Draa Benkhedda.

Ici, huit jours plus tôt, sur la place publique, une bombe artisanale a blessé cinq passants. A Boufarik, c’est une voiture piégée qui a déchiqueté vingt personnes. Et d’autres ont explosé à Tlemcen, à Bab-El Oued…On repart vers Tizi-Ouzou, en grimpant à travers une provence sauvage où l’air enbaume le pin. Trente Willayas en quinze jours, l’oeil sur la montre, un arrêt de cinq minutes dans chaque village, éternel sourire aux lèvres, le Cheikh Nahnah démarche le pays comme un industriel du commerce électoral: « Avant, je parlais devant un auditoire de 20 personnes..Aujourd’hui, je vois que vous êtes tous là » sourit le candidat en entrant dans la salle du plus grand cinéma de Tizi-Ouzou.

le public, cinq cent personnes, l’ovationne, dans une atmosphère de fête soigneusement organisée. Devant, les jeunes militants qui chantent: « N’aie pas peur ma mère! Nahnah est contre la Hogra, (injustice, humiliation)! » A droite, les hommes, notables en costume sombre ou paysans en gandoura. Et, à gauche, à l’écart, les femmes du Hamas.

Strictement voilées, disciplinées et hyper-actives, implantées dans les classes populaires, ce sont elles qui visitent les pauvres, soignent les malades, aident les vieillards et labourent un terrain social abandonné par le pouvoir. Militantes d’un Islam conservateur proche des Frêres Musulmans, adeptes du « Code de la famille », elles sont un instrument puissant du parti du Cheikh.

Lui seul a l’art de transformer une tribune politique en scène de spectacle: « Dans quel pays a-t-on le réflexe d’éteindre la télé dès que le chef de l’état prend la parole? » Et la foule rit. « Ils nous ont interdit les mosquées…Tant pis! Aujourd’hui, nous occupons les rues alentour! » On l’ovationne. Tour à tour jovial, rassurant, matois ou menaçant, il joue avec la foule, rythme son verbe, sorte de Jesse Jackson version arabe.

Tribun rompu aux salons et aux meetings, il n’hésite pas à attaquer le pouvoir et l’opposition, cite Jugurtha en Kabylie, critique l’Est à l’Ouest, utilise partout l’argument de la misère dans un discours qui épouse parfaitement toutes les inégalités du terrain électoral. « Le Hamas, qui est l’expression du bazar, est en position d’infiltrer l’appareil d’Etat et de nous préparer une situation à la soudanaise » a prévenu Aït-Ahmed.

Le RND, pour le pouvoir; Hamas, au nom de l’Islam modéré…voilà les deux partis qui sortiront sans doute en tête du scrutin. Quant aux démocrates, FFS, RCD de Saïd Saadi ou Parti des travailleurs de Louisa Hannoun, tous affaiblis par cinq de silence imposé, ils s’accrochent des deux mains, mais sans illusion, à une campagne électorale, première tribune qui leur permet enfin de parler paix et politique. « On a brisé le tabou de la peur…C’est un premier pas » dit Saïd Saadi. Quant aux résultats des urnes, les opposants ne se font pas beaucoup d’illusions:  » Tout dépendra de l’ampleur de la fraude. On espère seulement qu’elle ne sera pas massive. »

Jean-Paul Mari

Quatre entretiens « express », 3 questions, 3 réponses réalisées avec leaders principaux partis politiques algériens. (RND, HAMAS, FFS,RCD)

Les trois questions sont:

1/ Quel est, selon vous, l’enjeu essentiel de ces élections?

2/ Quel résultat espérez-vous obtenir?

3/ Croyez-vous que ces élections seront « libres et honnêtes » comme cela a été promis par le gouvernement?

Ahmed Ouyahia, premier ministre actuel, tête de liste du RND, Rassemblement National Démocratique

1/ » »L’enjeu fondamental de ces élections est de retrouver l’ordre et de poursuivre un processus de restauration nationale. L’Algérie a toutes les chances de retrouver la croissance et la stabilité. Elle a droit au pluralisme et a besoin d’éviter de retomber dans la démagogie et l’aventurisme. Le désespoir n’est pas de mise.

2/ Notre parti , le RND, est entré dans la campagne pour se battre loyalement. Et pour gagner. Pour le reste, nous nous en remettons aux urnes.

3/ Vous êtes là, n’est-ce pas? Vous, journalistes, avez pu venir en Algérie, voir la situation, parler avec les gens..A vous de juger.

Cheikh Mahfoud Nahnah, leader du Mouvement de la Société pour la Paix (HMS) ex-Hamas.

1/  » Pour nous, il s’agit d’exposer un programme, notre programme, qui change la manière de gérer le pouvoir. Et permette d’entrer dans le monde du multipartisme culturel et politique.

2/ Notre mouvement (parti) est la pierre angulaire du succès et constitue un axe très efficace. Il n’est pas possible qu’il y ait une activité politique dans ce pays sans notre participation. Le peuple Algérien nous a réservé un accueil chaleureux à travers la trentaine de Willayas (préfectures) visitées. Si on avait pu mesurer cette chaleur de la population avec un thermomètre… Je dirais qu’il faisait 35 degrés, aujourd’hui, ici, à Tizi-Ouzou; 50 degrés à Tipaza et jusqu’à 75 degrés dans certaines régions!

3/ Il est impossible que des élections soient libres et honnêtes dans le monde arabe. La liberté et l’intégrité ne s’obtiendront que par une surveillance de notre parti et de la population. » »

Sedik Debaili, premier secrétaire du FFS, Front des Forces Socialistes.

1/ L’enjeu est multiple. D’abord, il s’agit de rebondir sur la question de la paix. Et surtout, si les élections sont honnêtes, on aura apporté la preuve que la population est acquise à une solution politique, un arrêt inconditionnel des actes de violence et de répression, un dialogue avec toutes les parties, à l’exception des groupes armés. Bref, une solution pacifique, à l’opposé du tout sécuritaire prôné par le pouvoir. Bien sûr, après les élections, il faudra capitaliser cette dynamique, imposer la paix à ceux des deux camps qui portent les armes. Mobiliser la population par des manifestations et des meetings. De plus, pour notre parti, il s’agit, en participant, de ne pas risquer d’être marginalisé, mis hors du champ politique. Le boycott aurait provoqué l’affrontement avec le pouvoir. Et la violence. Or, nous tenons à réhabiliter la politique dans ce pays.

2/ Question difficile…Dans les meetings, nous percevons une très forte adhésion de la population. Même si, depuis plus de cinq ans maintenant, le FFS a été systématiquement matraqué par le pouvoir. Malgré cela, nous avons gagné en audience et en crédit dans le pays. Contrairement aux phantasmes des uns et des autres. Ce n’est pas parce que le pouvoir décide que nous ne devons plus exister que nous n’existons pas!

3/ Ecoutez, ces élections vont parachever un processus de normalisation totalitaire. L’objectif est la restructuration du champ politique: par la fraude! A titre d’exemple, à Alger, sur 24 sièges, nous savons que le pouvoir a l’intention de s’attribuer 9 sièges (RND), 6 au Hamas, de 1 à 3 au RCD et de 0 à 3 au FFS. L’objectif est de nous réduire au maximum. Selon l’ampleur de la fraude, il n’est d’ailleurs pas exclu que nous demandions à la population de venir confirmer son vote réel dans la rue ou qu’on se retire de la nouvelle assemblée.

Saïd Saadi, leader du RCD, Rassemblement pour la Culture et la Démocratie.

1/ L’enjeu est symbolique, il fait partie du combat que je mène depuis trente ans. Si demain, on a une assemblée plurielle en Algérie, c’est un pas en direction d’une assemblée pluraliste. Cela peut permettre une décantation politique, une perception plus claire dans un paysage embrouillé par la confusion, la surenchère et la multiplication des partis. Cela peut aussi porter, -partiellement-, la revendication populaire jusqu’aux rangs d’une assemblée, même partiellement verrouillée. C’est un premier pas.

2/ Il n’existe pas de sondages fiables en Algérie. Mais on sent que certains fonctionnaires, qui votaient systématiquement pour le pouvoir, peuvent reporter leur choix sur les démocrates. D’autre part, l’extrémisme religieux est en reflux, du fait des exactions et des déchirements de la mouvance islamiste. On sent une méfiance voire un rejet, même dans les couches populaires. Quant à nous, notre identité politique a mûri. Si j’en juge par l’écho populaire rencontré, le projet démocratique n’est plus une abstraction ou une vision élitiste. Mais je me sens incapable de quantifier ce mouvement en termes de suffrages…

3/ Libres et honnêtes…j’aimerais m’en persuader. Mais je doute qu’une administration depuis 35 ans au service exclusif du pouvoir puisse faire une telle mue! Il y a la présence d’une centaine d’observateurs de l’ONU, qui peut avoir, peut-être, un effet dissuasif. Et puis, on compte plusieurs partis en lice, et non pas seulement quatre candidats comme aux présidentielles, ce qui permettra une surveillance plus large du scrutin. Reste que, à la veille des élections, on nous annonce que le corps électoral est passé de 14 millions à 16,7 millions…il y a donc un candidat qui a déjà gagné plus de 2 millions de voix! » »


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