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Algérie: Zina, Leila et les autres.

publié le 13/12/2006 | par Jean-Paul Mari

Quelle détresse! Ils sont là, attablés, sans bouger, le corps allourdi d’angoisse, le regard tourné vers l’intèrieur, comme s’ils revoyaient toute leur vie, le passé, les combats pour une Algérie qu’ils aiment, celle idéale dont il rêvait et l’autre, celle qui vient de leur claquer au visage, un soir d’élections. Tout défile. Dehors, la rue sans ampoules est noire, le trottoir poussièreux, encombré par les travaux d’un métro qui n’avance pas et, à quelques mètres de là, devant le siège du Front Islamique du Salut, quelques ombres barbues montent une garde efficace et discrète. Le repas est silencieux, inhabituel dans ce pays d’éclats, de bruit et de lumière. Autour de la table, il y a quelques intellectuels et des journalistes, copains d’adolescence rompus depuis vingt ans à l’analyse politique; ceux là seraient prêts à parler, par habitude et par courtoisie, pour meubler le vide et oublier qu’ils sont seuls. Mais il y a l’autre, là-bas, immobile sur sa chaise, avec son regard de noyé qui garderait le sourire aux lèvres. Il est humoriste. Et les meilleurs amis de la terre ne peuvent rien contre la drôlerie d’un amuseur qui a le cafard. De temps à autre, il relève la tête, la bouche ironique et cruelle, terrible: « il y a dix ans, on se tenait les côtes devant la tv en regardant les mollahs iraniens jouer leur farce du moyen-age. Aujourd’hui, les Islamistes vont diriger l’Algérie. Question: pourquoi est-ce qu’on ne rit plus? » Il grimace, redevient pitre, imite les « barbus » et les autres sont pris de fou rire. Quand le calme revient, rien n’a changé, la légèreté s’est déjà évanouie. Ne reste que cette grosse boule calée là, au fond de la gorge.
A l’autre bout de la ville, des fenêtres grandes ouvertes donnent sur le port d’Alger, les bateaux et leurs lumières dans la nuit. « Vous regardez ma ville…Elle est belle, n’est-ce pas? » dit la maitresse de maison. Au salon, ses invités mangent du bout des lèvres et fument cigarette sur cigarette. Il y a Zina, cinquante ans, directrice d’une école au centre ville, Leila, la trentaine, enseignante, et son mari, vétérinaire dans une petite ville de campagne. Ici, on parle, beaucoup, une autre façon de cacher son désarroi: « Avant, on vivait mal mais, au moins, on vivait, » dit Leila. Elle n’a jamais imaginé une victoire islamiste: »je n’arrive toujours pas à y croire. Que vont-ils faire de nous? » On leur avait tellement dit que le Front Islamique du Salut n’était qu’une excroissance, une simple tâche posée sur le vilain nez d’une société moderne qu’ils avaient fini par s’en convaincre. Pour eux, l’essentiel était ailleurs dans la lutte contre un état monolithique qui menacait, au mieux, de jouer encore une fois à la farce électorale. Et puis les résultats du premier tour sont arrivés, des villages, des circonscriptions, des Willayas entières, comme autant de coups de massues: trois sièges pour les partis indépendants, morts-nés; quinze pour le FLN, le puissant parti K-O debout; moins que les vingt-cinq points du FFS d’Aït-Ahmed de retour d’exil; et surtout, cent quatre vingt huit sièges pour les islamistes du FIS, à bout touchant d’emblée de la majorité au parlement, du pouvoir. « J’ai écouté tomber les résultats,  » dit Leila, « et je suis restée au lit toute la journée du lendemain. Malade. Anéantie. »
Au début, il y a eu le refus de la réalité, comme à l’annonce brutale de la mort d’un proche. Un rejet qui s’est étalé sur les murs de la ville, à coups de slogans nerveux: » Annulation des élections pour une Algérie moderne! » A la radio, les perdants dénoncaient la dictature des urnes: »qu’est ce qu’on va faire avec trente huit sièges face à la montagne du FIS? De la figuration? Non, de la trahison. Un alibi démocratique à un état théocratique. » Et un ministre a fini par concéder, géné: « Ce n’est pas la tenue des élections qui pose problème, c’est leur résultat… » Paradoxe, le FIS applaudit aux eléctions et les démocrates, effondrés, découvrent qu’ils sont en train de réinventer le parti unique par la voie des urnes. Piégés, ils rèvent d’un impossible retour en arrière: » pendant quelques jours, dit Leila, on s’est même surpris à espérer…un coup d’état militaire! »
Pendant les émeutes sanglantes d’Octobre 1988, ils étaient pourtant dans la rue, contre l’état de siège et l’armée, du côté des morts, prêts à traiter d’assassins ceux qui tiraient sur les manifestants. Trois ans plus tard, en juin 91, il n’y avait plus que les enfants du FIS; les démocrates étaient restés chez eux. Par peur du FIS, déjà. Et ils approuvaient la répression militaire. Aujourd’hui, ils ne reconnaissent plus cette algérie profonde qui vient de sortir des urnes, une algérie rebelle, faite de frustrations et de désespoir. Sous leurs barbes et leurs « Khamis », les jeunes de Kouba sont nus de misère; ils haïssent la minorité de nantis, celle des fonctionnaires du régime, des privilégiés, des affairistes qui construisent des villas sur les hauteurs de El Biar, s’offrent une voiture, des vacances, des voyages, exhibent une bonne santé insolente, une femme maquillée et des enfants gatés; ou plus simplement tous ceux qui parlent français, ont un travail, un salaire, un toit. Jamais depuis la guerre d’Algérie et le grand rassemblement de l’indépendance, la société n’a été coupée en deux de façon aussi profonde, aussi brutale: d’un côté, une petite poignée qui attend la grâce de la démocratie; de l’autre, la grande masse des exclus, les « gueux » comme ils se sont eux mêmes surnommés, qui croient que le salut ne peut venir que de Dieu. Pour les deux, l’autre est le Diable.
Zina la directrice d’école n’a pas oublié ce jour d’émeute où des islamistes de dix huit ans affrontaient les « casques bleus » de la police: « Il y avait des jets de pierre , des explosions et du gaz lacrymogène jusque dans la cour de mon école transformée en infirmerie. J’ai passé mon après-midi, une bouteille de vinaigre à la main, à soigner des gamins en sang. » Elle remarque un adolescent les yeux blessés par les lacrymos, le pousse à l’écart dans le jardin et demande, émue: »pourquoi tu fais ça? Pourquoi autant de risques? » Le jeune s’assoit à même le sol, ramasse une brindille et se met à dessiner des ronds dans le sable: « J’ai bientôt dix huit ans, on m’a renvoyé de l’école, je n’ai pas de travail, pas de maison et pas de quoi fonder une famille…Je n’ai rien. Alors autant mourir comme ça. » Ce jour là, Zina a eu le sentiment étrange que le courant était passé entre eux, une dernière fois.
Quand elle les a retrouvé, c’était dans le bureau de vote qu’elle dirigeait. Ils étaient là, avec elle, dès l’ouverture à huit heures et jusqu’au dernier bulletin décompté à deux heures du matin. Il a fallu lutter contre les pressions, les femmes voilées que l’on « aidait » à voter, les mains grasses posées par hasard sur un bulletin de vote histoire de l’annuler, les contestations pour un coup de stylo trop large ou un bulletin écorné…Le soir, Zina a vu arriver la collègue du bureau voisin; découragée, en pleurs, elle venait d’abandonner la partie.
Ce soir, Zina, Leila et les autres n’en veulent pas aux islamistes mais au FLN: « En trente ans de pouvoir, ils ont dépolitisé le pays, ont permis l’émergence d’un parti politique religieux et n’ont même pas su tenir et préparer correctement des élections. On savait l’administration corrompue, on ne la savait pas incompétente à ce point. »Englué dans les querelles de clans, déstabilisé par les changements de premier ministre à répétition, sans équipe et sans souffle, le pouvoir a oublié de s’adresser au peuple, et la paresse administrative a fait le reste: « l’Etat.. Quel état? Il n’y plus d’état » soupire, amer, un homme politique. Il est d’ailleurs resté longtemps silencieux au lendemain des élections et sans la manifestation lancée par le FFS d’Aït-Ahmed, Leila serait restée longtemps anéantie au fond de son lit: » ce fut un électrochoc, la plus grande manifestation à Alger depuis l’indépendance. » Ce jeudi là, ils sont quelques centaines de milliers à défiler le long du port. Ils viennent de Kabylie, d’Oran, de Contantine, de tout le pays. Quelques banderolles, « contre les forces de la tristesse », quelques slogans, « non à l’état policier, non à l’état intégriste », une formidable énergie à cracher et surtout la stupéfaction de se retrouver aussi nombreux, dans le vide laissé entre le FLN et le FIS. Pour quelques heures au moins, les hommes du FIS ont déserté les rues. Mais les jeux sont faits. Au lendemain du second tour, l’Algérie
devrait avoir une assemblée, un gouvernement et un premier ministre islamiste.
« Il ne faut pas avoir peur du FIS… » dit Mejid, universitaire et chercheur. Lui vit à Constantine, la ville qui a toujours eu la tête près du ciel. Et il croit que l’exercice du pouvoir est le meilleur moyen de ramener le parti islamiste a sa dimension réelle. « Il n’y a pas de crise d’identité en Algérie. Seulement un déficit économique, un manque d’emplois, d’éducation et de logements. Et contre cela, le FIS ne peut pas grand chose. » Face à l’Algérie active qui lui est hostile, il devra soit composer au risque de devenir un parti politique presque comme les autres, soit aller à l’affrontement avec l’état et l’armée, et il n’en a pas les moyens. « Ce qui est durable ici est la contestation des jeunes de nos villes, le FIS n’est que son véhicule politique. »
Sauf que le FIS n’est ni un accident, ni un miracle. Et que son succès est à la mesure du désarroi du pays. Et du désespoir de Leila:  » On a déjà connu trente années de FLN, soupire la jeune femme,  » L’expérience du FIS au pouvoir sera peut-être transitoire. Mais je n’ai qu’une vie. Et je ne veux pas maintenant perdre les années à venir sous le règne des intégristes. »


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