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Amundsen en pole position

publié le 13/04/2012 | par benoit Heimermann

Il est des centenaires qui marquent l’histoire plus que d’autres. Le 14 décembre 1911, Roald Amundsen devint le premier homme à rallier le pôle Sud. Un exploit que nous commémorons en compagnie d’un autre Norvégien, Borge Ousland, son équivalent contemporain en matière d’exploration polaire


Rendez-vous était pris au bord de la rivière Glomma, à une centaine de kilomètres au sud d’Oslo. Au téléphone, la préposée au souvenir avait prévenu : “ En semaine, la maison est fermée, mais pour vous je veux bien faire une exception. ” Vous ? Le référent qui nous accompagne n’est pas un inconnu. Il jouit en Norvège d’une enviable réputation. Depuis près de quinze ans, il n’a cessé de hanter les confins glacés et de fréquenté les deux extrêmes de la planète.

En 1997 et 2001, il a, en particulier, traversé le continent antarctique et la mer arctique avec pour tout viatique une rudimentaire paire de ski et un traîneau à l’avenant. Borge Ousland est un géant, et pas seulement parce qu’il frise le double mètre et que ses aptitudes physiques sont impressionnantes.

En ce jour de septembre baigné d’un soleil étourdissant, il a accepté, à l’instigation de “ L’Equipe Magazine ”, de rallier Borge, un petit village dont l’homonymie ajoute encore au solennel de la visite. Une demi-douzaine de maisons de bois blond s’égaye loin de l’autoroute et de son vacarme. Celle qui nous intéresse est belle et bien fermée. Mais la préposée est là lestée d’une clef qu’elle confie naturellement à l’explorateur de passage. Le geste a son importance : Borge Ousland pousse rien moins que la porte d’entrée de la maison natale de Roald Amundsen son prestigieux prédécesseur qui, il y a cent ans tout juste, mettait un point final à la conquête du Pôle Sud au terme d’une épopée remarquable (voir encadré).

A l’intérieur du sanctuaire, rien a changé ou presque. Le délavé des tapisseries, le poussiéreux des maquettes, la patine du mobilier renvoient à des temps reculés et bénis. On imagine les cris des enfants et, en contrebas, les vingt-quatre bateaux qui, au temps de sa splendeur, composaient l’armement de son père, Jens Amundsen. Transport, pêche, agrément : toutes les vertus de la marine à voile étaient alors sollicitées. A l’exception de l’exploration qui relevait encore de la lubie. Celle du fils dont on devine le nez taillé comme un floc d’avant sur les photos et bustes alentour. Une émancipation tout autant qu’une motivation.

Borge Ousland : “ De tous les polaires recensés, Amundsen était sans doute le plus déterminé, le plus habité, le plus égoïste aussi. C’était un compétiteur, un sportif dirions-nous aujourd’hui, qui se fixait des objectifs bien précis. Son credo était simple : s’entraîner sans relâche, rallier à lui les meilleures compétences et tirer avantage des meilleurs techniques du moment. ”

La veille, à Oslo, à l’extrémité de la presqu’île de Bygdoy, notre guide privilégié avait déjà insisté sur les spécificités de son aîné. Pendant deux bonnes heures, il avait entrepris de nous détailler les équipements et installations du “ Fram ” le bateau même qui participa de la conquête du pôle Sud. Une manière de trésor national conservé au creux d’un impressionnant bâtiment taillé en accent circonflexe. Borge : “ Ces 600 tonnes de chêne et d’ébène ultramodernes étaient la propriété de Fridtjof Nansen, le père de tous les explorateurs qui, dès 1893, tenta de gagner le pôle Nord en dérivant sur la banquise. Par la suite, Amundsen s’en servira, mais ses intentions étaient moins claires. ”

La remarque mérite que l’on s’y arrête. Entre Nansen et Amundsen le cœur des Norvégiens balance. Et tout autant celui de Borge Ousland qui pousse la confrontation jusqu’à définir deux conceptions antagonistes de l’exploration. D’un côté un esprit conciliant, humanisme et généreux (Nansen). De l’autre, un caractère ambitieux, volontaire et arrogant (Amundsen). “ J’ai du mal à départager le ‘’Prix Nobel de la paix’’ et ‘’L’athlète des pôles’’. ”, insiste Borge.

Chacun a sa méthode. Et ses mérites. Mais je l’avoue sans honte, qu’Amundsen m’impressionne beaucoup. Il a beaucoup appris auprès des Eskimos du Nord, connaissait tout de la conduite des chiens de traîneaux et lorsqu’il lança son sprint en direction du pôle ses compagnons comprirent que rien ne pourrait plus l’arrêter.

En fin d’après-midi, Borge Ousland nous propose un petit détours par le chantier naval de Sjosikkerhelssenteret. Derrière ce nom imprononçable s’organisent quelques bâtiments fraîchement repeints, des ouvriers affairés et des activités en rapport. Un modeste catamaran aussi, un F31 de chez Corsair Marine, “ acheté sur Internet ” précise Ousland. Un “ Fram ” version polyester et lilliputienne avec quoi notre skieur des extrêmes a bouclé, entre juin et octobre 2010, un entier tour de l’océan Arctique ! Neuf milles milles entre les 60è et 70è degrés de latitude Nord, au milieux des concrétions glacées, en des parages fréquentés au mieux par des ours polaires et des sous-marins nucléaires.

Une aventure supplémentaire menée avec quelques équipiers de fortunes – sept au total – qui s’est achevée, comme un fait exprès, le long du ponton qui jouxte le musée du “ Fram ”. Pour prouver que l’histoire n’a d’autres alternatives que de bégayer ses épisodes les plus glorieux ? Ousland en est persuader : “ Même si j’ai multiplié les performances, je ne suis, par la force des choses, qu’un simple imitateur. Nansen, Amundsen et tant d’autres, Nordenskjöld, Shackleton, Mawson composent une vraie chevalerie. L’ignorance, l’inconnu, le doute ont servi leurs intérêts et leurs mérites. Presque malgré eux. Nous ne pouvons pas revenir en arrière.

Impossible d’imaginez quelles auraient été nos réactions face à l’impossible. Aujourd’hui nos connaissances techniques et nos moyens de communication nous prémunissent de bien des difficultés. Reste l’esprit. Faire les choses proprement, sans extravagance, pour la bonne cause… ”
Dans les jours à suivre, Borge Ousland a rendez-vous avec un public conquis dans vingt-six villes norvégiennes. Son nouveau livre (“ Le Grand voyage polaire ”) servira d’introduction à autant de conférences sur ce thème. Il avoue apprécier l’exercice et plus encore l’échange dans la mesure où ses auditeurs, dit-il, “ ne cessent d’évoluer au fil des temps. ”

Plus exigeants, plus connaisseurs, sensibilisés par les problèmes environnementaux, ils ont compris depuis longtemps que c’est sur les deux sommets du monde que bat le cœur de notre planète malade.

Au milieu d’eux, Borge se sent plus que jamais un “ passeur ” : “ Je suis là pour parler de mes éventuelles pérégrinations, mais surtout pour rendre compte. ” Un nouveau statut, une fonction inédite dont il ne soupçonnait ni l’intérêt ni l’urgence au tout début de son parcours aventureux. Né il y a 49 ans à Oslo, grandi sur la côte déchiquetée de la presqu’île de Nesodden, au milieu d’une famille d’artistes obsédés de nature et d’efforts physique, il n’a longtemps imaginé ses voyages qu’en termes de surenchères. Dans les pas de Nansen ou d’Amundsen certes. Mais plus vite et plus loin qu’eux. Sans autre préoccupation que d’imiter ou de répéter.

“ Au fil des années, concède l’incrédule, j’ai vu mon terrain de jeu évoluer. Mon récent tour de l’Arctique à la voile m’a affolé dans la mesure où j’ai rencontré plus d’eau libre que je n’aurais jamais pu en rêver. Le réchauffement climatique est à nos portes, cela tombe sous le sens ! Je ne suis ni un scientifique, ni un politique, mais il me semble que ma légitimité en vaut une autre. ”

Dans les deux années qui viennent, Borge Ousland s’est fixer un nouveau challenge : arpenter les plus grands glaciers du monde, mesurer les territoires glacés perdus. ” Pour ajouter quelques faits d’arme supplémentaire à son curriculum ? “ Non, tout simplement pour témoigner un peu plus. ”


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