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«Qu’ils bombardent, qu’on en finisse!»

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Voilà, tout est en place. Il manquait une couche sur les fortins de sable aux carrefours et devant les bâtiments officiels, c’est fait. Quatre rangées de sacs supplémentaires, avec une meurtrière pour planter une mitrailleuse, transforment le tout en bunker académique pour futur héros mort. La guerre a parfois des élégances, comme à Mansour, quartier résidentiel de Bagdad, où un tumulus fortifié s’orne d’arabesques en pierres blanches: «La victoire ou le martyre».
Tout le monde court après quelque chose, un carton d’eau minérale dont le prix vient de tripler, quelques médicaments, un revolver, une prise pour un générateur ou une valise pour protéger des affaires précieuses. Bagdad met en caisse, emballe, déménage. Il suffit de rouler un bon kilomètre le long de la rue Arrassat, fréquentée par la nomenklatura et les profiteurs de guerre, pour voir les magasins de luxe se vider. Bijoux, parfums de Paris, vêtements de marques occidentales, murs d’écrans de téléviseurs géants, réfrigérateurs, tout est emporté en lieu sûr.
Ici, on craint le pillage plus que les raids. On compare les hôtels: celui-ci est confortable, mais placé à 100 mètres à peine du ministère de l’Information, tout hérissé de paraboles, cible prioritaire à 150 mètres d’un grand pont sur le Tigre, autre cible, à 60 mètres d’une grande antenne de relais télé et, depuis quelques jours, à deux pas d’une batterie de DCA plantée sur un monticule… Mauvais. Les marchands d’informatique s’inquiètent, eux, de la nouvelle e-bombe électromagnétique américaine, ce nouvel engin explosif censé «cuire» les disques durs de tout ordinateur.
A Arrassat, un chrétien négociant en narguilés et tabac anglais attend la première sirène pour mettre la clé sous la porte. Comme tous les Bagdadiens, il est envahi par une sorte d’impatience, traduction d’une immense lassitude: «Allez! Qu’ils bombardent! Qu’on en finisse…» Il est interrompu par le vacarme d’un chantier proche; l’heure est à la destruction, et des ouvriers du bâtiment, imperturbables, continuent leur labeur. Dans les jardins de l’hôtel Rachid, de vieux jardiniers arrosent et taillent les massifs de fleurs.
Au centre de presse, autre objectif de choix bourré d’électronique et d’antennes, on marche, dans l’odeur de peinture fraîche, sur la poussière de ciment, entre les pelles et les brouettes de maçons qui aménagent de nouvelles salles dans ce qui sera peut-être, après les raids, un simple tas de gravats. Pour l’heure, l’ordre ancien règne. Qu’un ministre annonce sa visite et aussitôt des hommes en civil entourent le bâtiment, kalachnikov à la main, l’oeil mauvais et le doigt posé sur la détente. Les fonctionnaires attendent, blêmes, épaules rentrées, les alentours se vident et un officier arrive, lentement, pour une dernière inspection. En uniforme vert olive, béret et lunettes noires, il détecte un étranger, ne lui accorde pas un regard, élève sa main droite et mobilise deux fois son index: l’autre a compris et s’enfuit.
Cette guerre fera sans doute trois genres de morts: ceux tués par les premiers combats, ceux qui auront cru trop tôt à l’effondrement du régime et ceux qui l’auront défendu trop longtemps. Saddam Hussein, le raïs, vient par décret de diviser l’Irak en quatre zones militaires, toutes dirigées par des hommes de confiance. La région Centre est placée sous le commandement de son fils cadet, Qoussaï, considéré comme le successeur de son père. Jeune, 37 ans, discret, il apparaît rarement en public, mais dirige les unités d’élite de la Garde républicaine et ne manque jamais une réunion militaire pour préparer le pays à la guerre. La région Centre comprend Bagdad, noyau dur du régime, et Tikrit, la ville natale de Saddam Hussein, l’origine du clan, son ultime fief.

Autre front, la région Nord – Ninive, Kirkouk, Erbil, Souleimaniyah, pourtant dans la zone actuellement «démilitarisée» – a été confiée au numéro deux du régime, Ezzat Ibrahim, vice-président du Conseil de Commandement de la Révolution (CCR). A 61 ans, Ezzat Ibrahim est à la fois homme d’Etat, diplomate, idéologue et miraculé. En 1998, il a échappé de justesse à un attentat à la grenade dans la ville sainte chiite de Kerbala. Soigné à Vienne, objet d’un mandat d’arrêt pour crimes de guerre, il parvient à s’échapper de justesse. On l’a vu récemment, lors du sommet islamique extraordinaire de Doha, traiter le Koweït de pays «complice, espion des USA». Et quand le prince représentant du pays a voulu répondre à l’insulte, le vieil Ezzat Ibrahim, cheveux roux et visage dur, l’a coupé net: «Tais-toi, singe!… Tu ne mérites pas tes moustaches!»
Autre fidèle parmi les fidèles, Mizban Khader Hadi, membre du CCR, dirigera le sud-ouest de Bagdad et les gardes-frontières. La région Sud, dont Bassora, qui recevra de plein fouet la première offensive américaine, sera tenue par la main de fer du général Ali Hassan al-Majid, membre influent du CCR et cousin de Saddam Hussein. Les Kurdes l’ont surnommé «Ali le chimique» après qu’il eut attaqué en 1988 la ville de Halabja au gaz moutarde: 5000 morts. Nommé «gouverneur» du Koweït pendant l’invasion, il aurait participé à l’écrasement de la révolte des chiites dans le Sud en mars 1991. Un jeune médecin, alors sous l’uniforme, se souvient des corps amoncelés dans les rues, mangés par les chiens, et des ordres très clairs: «Tirez sur tout ce qui bouge.» Dans chacune des régions, le commandant pourra utiliser «toutes les ressources humaines, le parti Baas et l’armée pour la défense de sa zone», mais seul Saddam Hussein pourra décider de l’emploi des forces aériennes et des missiles sol-sol. Jamais en Irak l’exercice du pouvoir de la guerre n’a été concentré en si peu de mains.
La guerre aussi sera «très, très, très différente», selon l’expression d’un général américain. Il y a douze ans, les Etats-Unis avaient mis sur pied une force multinationale de 27 pays et 640000 soldats. L’offensive terrestre avait duré 100 heures à peine, après un bombardement de 38 jours, carpet-bombing de 60000 tonnes agrémenté de 450 missiles Tomahawk. Cette fois, le Pentagone promet 3000 missiles en 48 heures, un déluge des origines, avec une variante à 10 tonnes, 9450 kilos exactement, la «mère de toutes les bombes», comme l’a surnommé élégamment Washington. Ensuite viendront les E-8 J-Stars et les avions A-10 dits «tueurs de chars», une artillerie volante qui tire 3900 obus à la minute. Au sol, le combat sera l’affaire des tanks Abrams, qui ont déjà désintégré les chars irakiens en 1991.
Arrêtons là. Il suffit de voir les regards entendus que s’échangent des fonctionnaires groupés devant un reportage sur l’entraînement des marines au Koweït pour comprendre que les Irakiens, avec leurs 400000 hommes, leurs blindés obsolètes et leur faible défense aérienne, ne se font aucune illusion. L’Irak ne tiendra pas en terrain découvert. Après avoir perdu les derniers avions et hélicoptères d’assaut, les troupes d’élite de la Garde républicaine feront retraite en abandonnant sur place l’armée régulière, chair à canon et futurs prisonniers, pauvres bougres dont le nombre plus que le moral retardera un temps la progression américaine. Les Américains le savent et le redoutent: c’est dans les premiers faubourgs de Bagdad que les Irakiens espèrent piéger leurs très sophistiqués ennemis. «Leur faiblesse réside dans le combat de rue, a assuré un colonel des Forces spéciales irakiennes. Notre stratégie sera d’absorber la première onde de choc puis d’aspirer les Américains dans les villes.»
Dans Bagdad, capitale de 5 millions d’habitants, à peine moins étendue que New York, on compte dans un rayon de 10 kilomètres trois aéroports, six palais présidentiels, une gare centrale, un centre de télécommunications, le QG du parti Baas, la raffinerie de Dawrah et une kyrielle de casernes. Ah! Balayer la technologie, revenir au ras des tranchées, des angles de rues de quartier, des mosquées, des hôpitaux, des immeubles bunkers et des cages d’ascenseur, se battre soldat contre soldat face à un adversaire qui répugne au carnage et aux pertes de ses propres soldats: voilà ce dont rêvent les stratèges irakiens, en se répétant la conclusion d’un document d’état-major américain, cette phrase de Sun Tse, stratège chinois du vie siècle avant J.-C.: «La pire des stratégies est d’attaquer les villes.» Plus près d’eux, ils aiment rappeler la conquête coloniale britannique et la défaite sanglante de Kout-el-Imara, à 150 kilomètres au sud de Bagdad, où les Anglais avaient reconnu avoir eu 98000 morts. «Nous leur ferons payer chaque centimètre de territoire», dit le colonel.
Rêve pour les uns, cauchemar pour les autres, l’état-major américain n’a sûrement pas l’intention de se laisser entraîner dans ce Stalingrad oriental. On compte d’abord sur le coup massif porté à la tête du régime, sur la défaite des uns et surtout sur le manque de motivation et la révolte des autres, chiites, Kurdes, opposants politiques de tous bords, rebelles en guenilles de la banlieue de Saddam City, officiers de haut rang effrayés de se retrouver devant un tribunal international, généraux putschistes en sommeil prêts à déclarer le cessez-le-feu et un nouveau gouvernement «libre et démocratique».
Voilà pourquoi tout se jouera sur la loyauté, consentie ou imposée, des défenseurs de Bagdad. Le régime reposera sur les 20000 à 30000 hommes des unités spéciales de la Garde républicaine, sur la milice politique du parti Baas et sur les Fedayin du Peuple, unité dirigée par le fils aîné du président, Oudaï, survivant criblé de balles d’un attentat il y a sept ans, bouillant et violent, réputé pour être sans états d’âme. Dans chaque quartier de la ville assiégée, ces combattants d’élite politique seront retranchés dans des maisons-bunkers, en civil, mêlés aux autres défenseurs, un oeil sur l’ennemi et un autre sur d’éventuels déserteurs. Personne ne sait combien de temps tiendra ce système de défense, mais chaque jour qui passera apportera son lot de destructions et de «martyrs». Quant à l’issue du combat, elle est tellement prévisible que beaucoup d’Irakiens se posent déjà la question de l’après.
«Les Américains sont très forts pour pénétrer au coeur des choses, mais ils ne savent jamais comment en sortir…», dit Abdel Kholok al-Rukabi. Lui sait qu’il ne se battra pas. D’ailleurs, il ne parle pas d’art militaire mais de littérature. Son premier roman, «Fenêtre sur rêve», parlait d’un ex-soldat aux jambes paralysées; juste après l’avoir écrit, une injection d’un médicament sous embargo l’a paralysé à son tour à vie. Depuis, il se traîne chez lui, accroché à sa canne, en gandoura et calot blanc, et ne va plus au Shahbender, le café où les écrivains se retrouvent pour un thé ou pour vendre des photocopies de leurs romans étalés à leurs pieds. Ici tout se lit, se recopie, s’échange, avec une avidité d’oeuvres nouvelles introuvables.
Al-Rukabi est un visionnaire. Son deuxième roman décrivait une ville assiégée par l’armée d’un sultan. Il vient juste de terminer un ouvrage après avoir lu «le Choc des civilisations» de Samuel Huntington, «pour dire le contraire, faire l’éloge de la différence et de la richesse du débat, de la primauté de l’homme sur la mondialisation». Parfois, il a envie de renoncer quand il voit, dans des souks surréalistes, sur des tapis à même le sol, de fines tasses de cristal, un balai, un réchaud à pétrole, un livre personnel dédicacé ou la bicyclette d’un père qui doit nourrir ses enfants… «J’écris en vain. La civilisation recule sous nos yeux!» Déjà, l’embargo le tue «parce qu’il nous prive de culture extérieure, nous renvoie au Moyen Age». Et maintenant la guerre, imminente, avec ceux dont il a lu tous les livres, Hemingway, Steinbeck, Faulkner, Mark Twain, Toni Morrison: «Nous avions un rêve. Celui d’une Amérique, pays de civilisation, de progrès, de liberté. Quel mensonge!»
Il se tait. Entre dans le salon une jeune fille – Shahed, «le miel», 12 ans – qui dépose une tasse de café à la cannelle. «Aujourd’hui, oui, j’ai peur, avoue le célèbre écrivain. Pour mes trois filles, pour ma bibliothèque, pour l’Irak.» Quand on lui demande s’il arrive à imaginer que dans quelques jours, ou quelques semaines, il verra des GI passer dans sa rue, il écarquille les yeux: «Non, je ne peux pas concevoir une chose comme ça!» Un temps. «J’ai beau plonger dans l’histoire, je ne vois pas d’occupant qui se soit transformé en libérateur.»
Shahed revient avec du thé et des gâteaux aux dattes. Et Al-Rukabi préfère vous parler littérature, du rapport au temps dans Platon et Heidegger, des grands penseurs de la Perse, de Malraux et de Descartes. Et surtout de Camus, son humanisme brûlant, Alger, la ville d’Oran et le début de «la Peste». Shahed s’en va. Et il vous murmure à l’oreille: «Ici, la peste, c’est la guerre.»

JEAN-PAUL MARI


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