Armée: enquête sur un assassinat silencieux.
Pourquoi a-t-il fallu cinq mois pour rompre le secret sur la mort de Firmin Mahé, tué par les militaires français en Côte d’Ivoire ?
En pleine nuit, un homme serre à mains nues un sac plastique sur la tête d’un blessé et le maintient jusqu’à l’asphyxie, jusqu’à la mort. Un crime dans un espace clos, isolé, loin de tout, dans un véhicule blindé léger qui roule entre le poste de Bangolo et la ville de Man, sur les 70 kilomètres d’une mauvaise route en pleine brousse africaine, à des centaines de kilomètres d’Abidjan et du QG français de l’opération Licorne. Dans cette zone dite de « confiance » – en réalité, une zone de non-droit entre l’armée rebelle du Nord et les forces présidentielles du Sud -, le contingent de l’ONU ne veut pas faire la police et c’est l’armée française qui doit s’en charger.
Ici, voilà des mois que les bandes de « coupeurs de route » attaquent les camionneurs et les villageois, les rançonnent, volent, violent, tuent et sèment la terreur. « Mahé », l’homme capturé ce vendredi 13 mai par une section du 13e bataillon de chasseurs alpins, est d’ailleurs réputé être un criminel dangereux. Sauf qu’il est blessé et allongé à l’arrière du blindé. Et c’est un soldat français, en uniforme, qui pèse sur lui et l’étouffe, en silence et dans l’obscurité, comme cette affaire, qui aurait dû rester secrète. Les chasseurs alpins sont connus pour leur esprit de corps. En Afrique, personne n’a parlé. Une fois les troupes rentrées en France, la rumeur a couru mais l’omerta a été respectée, pendant cinq longs mois, jusqu’au hasard d’une rencontre à fin du mois de septembre dans les couloirs d’un ministère à Paris.
Ce jour-là, deux officiers attendent d’être reçus par la direction du personnel. L’un est un « Breton », un lieutenant-colonel basé à Rennes ; l’autre, un officier chasseur alpin revenu de Côte d’Ivoire. Les deux hommes parlent et l’ancien officier de Licorne, troublé et mal à l’aise, finit par raconter l’affaire « Mahé ». Choqué, le « Breton » lui conseille de tout raconter au plus vite. Ce qu’il fait, face au responsable du personnel, qui l’écoute avec attention mais reste apparemment sans réaction. Le 5 octobre, de retour à Rennes, le « Breton » est appelé à accompagner son supérieur, le général Bezacier, pour un voyage officiel de cinq jours au Chili. Il l’informe. Ancien commandant du centre de doctrine d’emploi des forces et nommé à la tête de la région Terre Nord-Ouest, le général Bezacier est connu pour être un fervent partisan de la transparence. Le 10 octobre, à son retour du Chili, il s’étonne du silence qui continue à régner à Paris et téléphone aussitôt à l’un de ses amis, un général de l’état-major de l’armée de terre.
Ensuite, tout va très vite. A la tête de l’opération Licorne au moment des faits, il y a le général Henri Poncet et son adjoint en opérations, Renaud de Malaussène, devenu depuis chef des forces multinationales en Bosnie. Ce dernier, responsable de la brigade alpine, a la réputation d’un militaire sans histoires, catholique très pratiquant, droit et honnête. Contacté par Paris, il reconnaît aussitôt les faits et envoie un rapport écrit. Les faits ? Ils sont très éloignés du rapport officiel émis par Licorne. Le texte, diffusé le 17 mai, parle «d’un dénommé Mahé, connu comme étant le chef d’une bande de coupeurs de route recherchés pour de nombreuses exactions en avril» – 5 morts, 9 blessés, 4 viols -, qui a «ouvert le feu en direction des éléments de la force Licorne». Les militaires français, «en état de légitime défense, ont riposté». Le suspect, «blessé très grièvement», arrêté, est «mort des suites de ses blessures pendant son transfert à l’hôpital»…
Tout est faux ou presque. En réalité, Firmin Mahé, repéré le matin sur indication de villageois, a été pris en chasse dans une zone de marécages et de brousse. Le fuyard, arrêté quinze jours plus tôt et confié à la justice ivoirienne, avait été très vite remis en liberté. Cette fois, les soldats français ouvrent le feu mais il réussit encore à s’enfuir à travers la forêt. Dans l’après-midi, Mahé est retrouvé au bord d’une route, blessé à la jambe par une balle française de calibre 5,56. Il est d’abord soigné par l’infirmier militaire du poste de Bangolo du GTIA 2 puis emmené vers l’hôpital de Man. Dans le véhicule blindé léger, trois chasseurs alpins, dont l’adjudant-chef Rogel. Et à l’arrivée, un médecin français qui constate le décès, avant de confier le corps à la morgue. Mahé n’était pas armé, il n’a pas ouvert le feu, n’a pas été grièvement blessé et il n’est pas mort de ses blessures mais par étouffement.
Le soir, de retour au camp, quand les soldats rendent compte, leur commandant, le colonel Burgaud, décide d’appeler Abidjan. Le général Poncet et le général de Malaussène sont informés au petit matin et ils décident de valider les différents rapports qui leur ont été envoyés : des faux. Ne reste plus qu’à oublier l’affaire au plus vite. En plein week-end de la Pentecôte, l’officier chargé de la communication, qui rédige les communiqués, est allé se reposer au bord de la mer à une heure de la capitale. Personne ne l’appelle. A son retour, il découvre le texte final publié en hâte, s’étonne mais ne pose pas de questions.
A Abidjan, la présidence ivoirienne ne réagit pas, la presse ne mentionne pas l’incident et personne ne s’émeut de la mort d’un bandit de grand chemin abattu dans la brousse, sort réservé à ceux qui sont recherchés et retrouvés par les forces de police ivoiriennes. D’ailleurs, depuis la disparition de Firmin Mahé, les exactions ont cessé dans la région. Et sa famille n’a pas réclamé le corps de la victime, qui aurait été enterré dans une fosse commune. Quant à l’armée française basée en Côte d’Ivoire, elle a d’autres préoccupations. Il y a d’abord les suites politiques de l’accord signé à Pretoria, un accord de plus pour essayer en vain d’en finir avec un pays coupé en deux et des adversaires toujours prêts à en découdre de part et d’autre d’une « zone de confiance » tenue par les forces de l’Onuci et de l’opération Licorne depuis près de trois ans.
Il y a aussi des soucis internes au camp français, comme l’affaire des « lettres anonymes » envoyées par les « épouses du 43e Bima » au ministère de la Défense et à Jacques Chirac, lettres que la presse ivoirienne s’empresse de publier. La décision de faire rentrer en France les familles des soldats du 43e Bima a provoqué un vent de colère parmi les épouses des soldats, qui ne comprennent pas ce retour programmé, dans une période de calme, six mois après avoir vécu les événements violents de novembre 2004, quand le pays était en proie aux émeutes antifrançaises. Les lettres accusent «l’officier supérieur commandant de la force Licorne», en clair le général Poncet, de vouloir libérer les villas de fonction pour pouvoir loger ses officiers en mission pour quatre mois. L’affaire a pris une telle ampleur que le général Bentegeat, chef d’état-major des armées, est attendu le 17 mai pour une visite de trois jours où la décision sera expliquée à l’ensemble des familles du 43e.
Autre dossier en suspens, une accusation de viol collectif sur mineure contre les hommes du GTIA 2 à Odienné, accusation exploitée par la presse ivoirienne comme une nouvelle arme contre Licorne et la présence française. L’enquête établira que le crime de viol collectif sur mineure n’est en réalité qu’une dispute de gros sous entre un proxénète et quatre soldats français un peu imprudents. C’est dans ce climat que survient la visite du général Henri Bentegeat. Pendant trois jours, le chef d’état-major et le général Poncet, chef de Licorne, ont des entretiens permanents où ils évoquent tous les problèmes en Côte d’Ivoire. C’est la troisième visite du général Bentegeat dans le pays, les deux hommes se connaissent, ils se tutoient mais le général Poncet ne souffle mot de l’affaire « Mahé » à son supérieur, connu pour son obsession de la légalité.
Quand l’affaire éclate à l’automne, le chef d’état-major appelle l’ancien chef de Licorne, rapatrié le 15 juin, héros décoré par Jacques Chirac le 13 juillet, nommé, à Bordeaux, à la tête de la région Terre Sud-Ouest et promis au plus grand avenir après ses résultats dans l’évacuation des ressortissants français pendant la crise de novembre dernier. «Pourquoi est-ce que tu ne m’as rien dit à Abidjan?» a demandé le chef d’état-major. «Parce que tu aurais évidemment prévenu les prévôts [la police militaire], a répondu le général Poncet, et c’est bien ce que je ne voulais pas…» Poncet assume sa décision d’avoir couvert ses hommes et leur crime, comme il a reconnu avoir falsifié le rapport envoyé à Paris et sa décision de mentir à son chef d’état-major. Depuis, le général Bentegeat, profondément choqué, dit que «la confiance ne se donne qu’une fois» et le chef d’état-major de l’armée de terre tempête que «l’éthique n’est pas une variable d’ajustement!»
Le 12 octobre, une fois les faits établis, les deux hommes se présentent dans le bureau de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, où il est décidé de frapper très fort. D’autant que le président Jacques Chirac, chef des armées, aurait exigé des mesures spectaculaires. Le 17 octobre, le général Poncet est relevé de son commandement et relégué à la Direction du Renseignement militaire (DRM) comme chargé de mission, sous tutelle. Le général de Malaussène est suspendu, rappelé de Bosnie et nommé à Lyon sous l’autorité du commandant de la région Terre Sud-Est. Le colonel Burgaud, responsable du secteur d’opération, et l’adjudant-chef Rogel sont suspendus et tous sont renvoyés devant un conseil d’enquête et passibles de poursuites judiciaires.
Bilan : les «six hommes qui savaient», ceux qui ont commis le crime et ceux qui l’ont couvert, ont été sanctionnés. Les hommes ont fauté, l’armée les a punis avec force et au grand jour, au nom de l’éthique, de l’honneur et de la transparence. Fermez le ban.
Sauf que l’affaire n’est pas terminée. Sur le terrain, où beaucoup d’hommes – médecins, aumôniers, soldats – ont su probablement très vite la réalité du crime. A Abidjan, ensuite, où le communiqué a été rédigé par les généraux et des assistants. En France, enfin, quand la rumeur courait et que les témoignages de ceux qui voulaient faire savoir ont été ignorés. Au point que le chef d’état-major particulier du président vient de lancer une enquête interne pour dresser la liste de ceux qui se sont tus, avec «d’autres sanctions à la clé, même si elles seront plus discrètes», dit un officier supérieur. Pourquoi a-t-on mis si longtemps pour savoir ? Au-delà de l’horreur du crime et d’un chef qui décide de couvrir ses hommes, c’est la question qui taraude l’armée et son état-major. Malgré le nombre de témoins directs ou indirects, il aura fallu attendre cinq mois, une confession dans un couloir, un voyage au Chili et un général sourcilleux d’éthique pour que l’information, en passant par Rennes, fasse un très long chemin entre la Côte d’Ivoire et Paris.
Jean-Paul Mari
COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES