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Réchauffement climatique : Au début était l’ours blanc…

publié le 20/12/2006 | par Jean-Paul Mari

Tout commence dans l’Extrême Nord. Au Spitzberg, cet archipel au milieu de l’Arctique, Jean-Paul Mari a constaté les effets du réchauffement et ses conséquences sur les grands plantigrades. Sans glace, ils sont condamnés à mort. Reportage sur la trace de ces géants des neiges, victimes de la folie des hommes et symboles des changements climatiques qui nous menacent


Il faisait nuit noire depuis des semaines. Une nuit polaire, celle qui tombe en novembre, dure jusqu’à fin janvier, plonge la vie du Spitzberg dans une obscurité totale vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un froid jusqu’à moins 30 degrés, noirceur parfois ponctuée du bleu magnétique des aurores boréales. Cette nuit ou ce jour-là, Geir marchait à l’aveugle près de son campement. Soudain, il perçoit un étrange grognement, comme une plainte humaine.

L’homme hésite, écoute le silence et fait un pas prudent. Aussitôt, le grognement reprend. Quand Geir allume sa lampe, il éclaire face à lui deux yeux rouges qui le fixent là, tout près. Posé sur ses pattes, cet ours blanc mesure un bon mètre soixante, soit trois mètres cinquante quand il se dresse, une masse de près d’une tonne qui peut marcher pendant 100 kilomètres, courir à 47 kilomètres/heure sur 200 mètres, et ouvrir des mâchoires quatre fois plus puissantes que celles d’un tigre du Bengale.

En un mot, si l’ours le veut et si Dieu le permet, Geir Aasebostol, 44 ans, chef de la station scientifique de Ny Alesund, est un homme dévoré. Sauf que l’ours blanc, après avoir émis un nouveau grognement, se détourne et s’en va en balançant sa montagne de muscles et de griffes.  » Une façon de me dire : ne t’approche pas. Ici, c’est mon territoire »,raconte Geir, qui a découvert et mesuré sous le faisceau de sa lampe l’empreinte du visiteur, large de 31 centimètres. Voilà vingt ans que Geir est fasciné par l’ours polaire, ce mélange de peluche blanche pour enfant et de tueur géant hors du commun. Protégé par une fourrure de poils creux, hydrofugés, et parsa couche de graisse, il peut rester six mois sans manger, mais, quand il a faim, son odorat supérieur à celui du chien lui permet de renifler la nourriture à plusieurs kilomètres.

Sa force, colossale, ses dents, ses griffes en font le plus grand prédateur carnivore au monde. Les explorateurs polaires connaissent tous l’histoire de cette équipe de scientifiques assis dans une hutte autour du poêle, sous de lourdes couvertures, en pleine tempête. Et de l’éclair d’une patte blanche qui déchire le tissu de la tente, enlève un homme de 100 kilos, l’emporte comme une poupée de chiffons dans sa gueule, plonge dans l’eau glacée et nage jusqu’à l’autre rive pour le manger sous les yeux horrifiés de ses camarades.

Quand l’ours a faim… Surtout ne jamais conserver de provisions au chaud dans sa cabine de campement ! L’erreur a valu au jeune Geir son plus horrible souvenir : abattre un ours. C’était il y a une vingtaine d’années, du côté de l’île Hopen, au-delà du 78e degré de latitude nord. Attiré par l’odeur de la viande pour les chiens, l’ours affamé est entré pour manger, pour tuer.  » Il a attaqué, sorti de nulle part, comme toujours avec les ours polaires », dit Geir. Face aux rasoirs des griffes de la bête, Geir n’a qu’un 357 Magnum, une arme terrible mais d’un calibre trop léger pour tuer un ours blanc. Il fait feu, touche « par chance » la carotide de l’animal, qui lâche des geysers de sang, recule et plonge dans l’eau glacée.

Geir le suit, l’achève d’une deuxième balle dans la tête, s’en sort sain et sauf, mais s’effondre sur la glace, le cœur brisé d’avoir assassiné son dieu. Depuis, il en a observé plus de 1 400, ne commet plus d’erreur, stocke sa nourriture à l’écart, emporte toujours un fusil calibre 12 mm, des balles à ailettes et surtout un pistolet à fusée rouge qui permet de repousser l’ours, de se défendre sans tuer.

Autrefois, c’était des hommes que venait le danger.Les trappeurs et les mondains aventureux tuaient près de 200 plantigrades par an, et dans les années 1950 le célèbre Harri Rundi, mélange de chasseur et d’homme-ours, en a abattu 43 à lui seul. Depuis 1973, la chasse est totalement interdite au Spitzberg et, en cas d’accident, il faut prouver qu’on a tué en état de légitime défense. Mais en Russie le braconnage a causé l’effondrement économique des régions du Nord ; au Nunavut, ce sont les Inuits eux-mêmes qui décident des quotas ; au Canada et en Alaska, le droit de chasse des autochtones, le native hunting, reste inaliénable.Plus grave encore est ce vent venu de l’est, au-delà des mers, et qui peut noyer le Spitzberg pendant deux à trois jours sous un épais brouillard gris chargé de particules de carbone à raison de 960 nanogrammes par litre !

La pollution apporte aussi son lot de PCB et de DDT, poison violent qu’on retrouve tout au long de la chaîne alimentaire, dans l’herbe, les algues, les corps des oiseaux morts mangés par les renards et dans la graisse des phoques chassés par l’ours blanc. Et puis il y a cette succession de phénomènes étranges. En novembre 1993,il pleut en plein coeur de l’hiver – 270 mm d’un seul coup sur les 330 mm qui tombent tout au long de l’année ! Les nuits claires et glacées deviennent plus rares, 6 seulement l’hiver dernier au lieu des 30 recensées normalement. Enfin, il y a cet hiver 2006, le plus chaud de tous, avec des températures positives de 7 degrés au lieu des moins 20 degrés habituels… Les signes de réchauffement se multiplient et le taux de gaz carbonique ne cesse d’augmenter, 340 ppm en 1988, 400 prévus en 2008 !

La règle est simple : « Quand on a une grande quantité de CO2 dans l’air, on a une température élevée, constate Geir, et les saisons les plus chaudes sont celles des dernières décennies. » Or le Spitzberg n’est que terre glacée. La terre est gelée en permanence, 60% de l’archipel sont recouverts de glaciers et seuls 6 à 7% de la superficie sont recouverts de végétation, sans aucun arbre, mais une simple mousse, quelques lichens et de petites fleurs fragiles et éphémères.

Naviguer le long des côtes, c’est fendre une eau sombre, lourde de sel, sable mouvant de l’Arctique, un marchepied vers les ténèbres qui tue l’homme à la mer en moins de trois minutes. Puis vient la glace dérivante : le  » growler « , plaque de 3 mètres de large qui dépasse de 20 centimètres mais pèse 18 tonnes, et le  » bergybitt  » couleur de plomb gelé ou grande montagne de l’iceberg. Soudain, près des falaises, un bruit énorme, celui du sérac qui s’effondre, de la taille d’une tour de glace, à l’image d’un homme qui se jette à l’eau, mains collées au corps, comme le suicide émouvant d’un géant du froid.

A chaque fois, la chute de la masse provoque un petit tsunami, lourdes vagues qui soulèvent l’océan et finit en sifflant sur la côte par de puissants coups de fouet sur les cailloux de la plage. Olivier Pitras, navigateur français, a réussi le passage du pôle par la route nord. Il sait lire chaque mouvement de la glace, celle qui libère le passage ou celle qui écraserait son voilier de métal comme une coque de noix. Depuis cinq ans qu’il navigue au Spitzberg, son constat est le même que Geir le scientifique : la glace vive fond plus tôt, le  » pavot arctique « , coquelicot jaune du froid, a fleuri avec quatre semaines d’avance et la mousse verte du silène acaule apparaît bien avant la mi-juillet.

Partout, la glace vive  » vêle « , casse et sème la mer de glaçons d’un bleu profond, récent. Les phoques se font de plus en plus rares, et il faut beaucoup d’attention pour arriver désormais à observer un ours près de la côte. Au fond des fjords, la sea-ice, la glace qui recouvrait la mer, a disparu. Du coup, elle ne réfléchit plus la lumière du soleil, et c’est la mer qui en absorbe les rayons, contribuant au réchauffement des eaux.

Bien sûr, les signes sont parfois contradictoires. Le Spitzberg se rappelle l’hiver sans glace de 1911, la banquise de 1988 et la chaleur spectaculaire de l’an 2000. Sans parler de la théorie savante du Gulf Stream qui prévoyait une chute d’activité de la pompe à chaleur du courant et une glaciation totale du Spitzberg. L’activité du Gulf Stream a chuté, mais… le climat s’est réchauffé ! Quoi qu’il en soit, la glace fond de plus en vite, et c’est bien ce qui inquiète Olivier le marin du froid et Geir le scientifique. Déjà, sur la banquise, l’ours blanc peut mettre plusieurs semaines avant de capturer un phoque. Sans elle, le prédateur se retrouve parfois bloqué au sol ou prisonnier sur d’immenses glaçons qui se détachent.

Sur la glace, le phoque est une proie difficile ; dans l’eau, l’ours n’a que très peu de chances de pouvoir le capturer et se nourrir. Aujourd’hui, on peut croiser en plein hiver des ours aux flancs creux qui errent. « Affamés, ils sont de plus en plus dangereux pour l’homme », affirme Geir, qui ne quitte plus jamais son fusil dès qu’il s’éloigne de la base. Et si le réchauffement continue ? « L’ours blanc vit sur et par la glace, explique Geir, inquiet pour son dieu vivant. Sans le froid de l’Arctique, il est condamné à mort. »

Jean-Paul Mari


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