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Au Pakistan (1) : «On a cru que c’était le jour du Jugement dernier»

publié le 27/05/2016 | par Jean-Paul Mari

Il y a un an, un couple de chrétiens a été lynché et brûlé dans une briqueterie du Pendjab, au motif d’un prétendu blasphème contre l’islam. Un drame pas isolé et toujours impuni.


A la briqueterie du village de Chak 59, l’esclavage moderne est d’abord un silence, saisissant. Dans un froid matinal mordant, les forçats couverts de boue démoulent à la chaîne et sans un mot des centaines de briques de terre humide. Accroupis, résignés comme des automates, femmes et hommes les alignent ensuite à perte de vue dans cette campagne de l’Est pakistanais. Bawar, 7 ans, s’essouffle à remplir et transporter les seaux de boue rouge utilisés par son père.

Il n’a jamais été à l’école et travaillera probablement toute sa vie dans ce temple de la misère, damné par la dette colossale de sa famille envers le propriétaire. Dans des briqueteries voisines, des silhouettes d’enfants esclaves encore plus jeunes se cassent le dos à porter des seaux. Le calme est presque angoissant, comme si la terreur qui a déferlé il y a un an sur les ouvriers de Chak 59 avait pétrifié les lieux.

Ce matin du 4 novembre 2014, une foule gorgée de haine converge vers la briqueterie et se déchaîne sur un couple de trentenaires chrétiens, accusés de blasphème contre l’islam. Shama et Shahzad Masih sont séquestrés, battus et torturés, puis traînés et brûlés dans le four de la briqueterie… Au moment du châtiment final, Shahzad est déjà mort mais Shama, enceinte et ruisselante de sang, vit encore. Des centaines de personnes sont arrivées à bord de charrettes et de tracteurs, chauffées à blanc depuis la veille par les diatribes de deux imams qui ont appelé depuis leur mosquée à «brûler les blasphémateurs», et par les discours haineux d’élus locaux. Abdul Aziz était le seul journaliste sur place.

Il a filmé le début du lynchage, avant d’être pris à partie par la foule qui lui a cassé sa caméra. C’est de loin qu’il observera la suite, aux côtés de cinq policiers impuissants. Jamais il n’oubliera ce déchaînement de «cruauté impitoyable». «Ils les battaient avec des bâtons, des barres de fer», raconte-t-il à Libération.

Engrenage

Héritiers des anciens «intouchables», les chrétiens du Pakistan (3 % de la population) y sont discriminés, cantonnés au bas de l’échelle sociale. Mais, à part quelques attentats, ils sont rarement attaqués avec une telle violence. Les dernières émeutes antichrétiennes meurtrières, également liées à des accusations de blasphème, remontent à 2009, à Gojra, également au Pendjab.

Dans cette République islamique régulièrement secouée par la radicalisation et l’intolérance, la loi sur le blasphème, défendue par les islamistes, est un sujet explosif. Elle prévoit la prison à vie pour profanation du Coran et la peine capitale en cas d’insulte envers Mahomet. Mais elle est souvent manipulée pour régler des disputes privées, ou viser libéraux et minorités.

Dans l’affaire de Chak 59, tout semble parti d’une dispute à la briqueterie entre Shahzad Masih et un chrétien converti à l’islam, Irfan, à propos d’un espace de travail. Fin octobre, le père de Shahzad, Nazir, qui vivait avec le couple, décède. Le vieil homme pratiquait la magie noire et fabriquait des talismans avec des textes religieux. Quelques jours avant le drame, Shama avait brûlé des affaires personnelles de Nazir, notamment des papiers. Irfan racontera ensuite dans le village avoir vu Shama brûler des pages du Coran. Cela a suffi à enclencher l’engrenage de la rumeur et des passions bigotes, aiguillonnées par un féodalisme local abject.

Il ne fut pas difficile pour la foule de trouver le couple chrétien le matin du drame : le patron de la briqueterie les avait fait enfermer dans ses bureaux, exigeant le paiement de leur dette de 1 300 euros pour les libérer. Un conflit social qui a conduit le couple à sa perte quand la foule a défoncé la porte pour les en extraire. Le blasphème de Shama n’a jamais été prouvé, aucune page du Coran n’ayant été retrouvée brûlée.

Dans ce bout du monde situé à près de deux heures de la grande ville de Lahore, des dizaines de personnes triment toute l’année dans cette briqueterie. Pour des milliers de familles (dont de nombreux chrétiens) sans terre ni bétail, ces emplois dans les briqueteries de la région sont les seuls possibles pour survivre.

Sous son bonnet de laine, Allah Ditta, 35 ans, déploie de grands gestes en racontant la «terreur» du 4 novembre 2014. «On a cru que c’était le jour du Jugement dernier, qu’on allait tous être tués», confie-t-il, ses pieds nus enserrés de boue. Son ami Sahi Mohamed, le père du petit Bawar, explique sans état d’âme que ce jour-là, toutes les familles, chrétiennes comme musulmanes, se sont enfermées chez elles en priant pour rester en vie. Puis les ouvriers ont fui la briqueterie pendant deux mois.

Illettré, Allah Ditta est pourtant d’une clairvoyance poignante. «On est pauvres et sans soutien, n’importe qui peut venir ici et nous faire du mal ; c’est pour ça que Shama et Shahzad ont été tués de cette façon.» Il ne croit pas au prétendu blasphème : «Personne n’a vu Shama brûler un Coran et d’un coup tout le monde l’accuse ?»

Quand Sahi a rejoint cette briqueterie il y a cinq ans, il a contracté une dette de 175 euros, à rembourser en nombre de briques fabriquées. Il doit aussi payer le loyer de sa masure, et n’a d’autre choix que d’emprunter à chaque coup dur, maladie des enfants, etc. «Ces gens sont illettrés, les propriétaires gonflent parfois les chiffres et pratiquent des taux d’intérêts prohibitifs, mais personne ne les sanctionne car ils soudoient la police, les élus», déplore le journaliste local. Sahi affirme que sa dette s’élève à des milliers d’euros : «Ici, c’est juste le travail et la misère, on est à la merci du propriétaire.»

Peine de mort

Le lynchage de Shama et Shahzad est un symbole des abus de la loi sur le blasphème. Le nombre d’accusations, même fausses, a explosé en centaines ces dernières années. Les victimes, notamment pauvres et issues des minorités, sont prises au piège et souvent condamnées à mort. Aucune n’a été exécutée jusqu’ici mais leur sort est incertain depuis la levée du moratoire sur la peine capitale en 2015.

Ces derniers mois, plusieurs chrétiens ont été accusés, dont un couple sauvé du lynchage par des policiers. Les coupables ne sont que rarement poursuivis : personne n’a été condamné dans les émeutes de Gojra. Mais l’assassinat de Chak 59 a suscité plus d’indignation que d’ordinaire, du Vatican au Conseil des ouléma du Pakistan. Et, fait rare, 104 personnes (les patrons de la briqueterie, des imams, des élus et des villageois) ont été arrêtées et emprisonnées.

Vingt d’entre eux, dont le propriétaire, Youcef, ont été inculpés de meurtre et terrorisme et encourent la peine de mort, selon l’avocat du couple chrétien, Rehaz Anjum. Mais plus d’un an après, aucun n’a encore été condamné. L’avocat accuse les parties adverses d’enliser le procès et s’insurge : «Les juges ne devraient pas accepter ces manœuvres dilatoires. Ce n’est pas une affaire courante, c’est de la barbarie !» L’enjeu est crucial : mettre fin à l’impunité des meurtriers et de ces violences perpétrées sous prétexte de blasphème.

Une amorce de débat semble émerger, sous l’impulsion de la Cour suprême, qui a confirmé en octobre la peine de mort pour Mumtaz Qadri, icône des radicaux parce qu’il a assassiné, en 2011, un gouverneur favorable à une réforme de cette loi. La Cour suprême a également fait savoir que «l’accusation fausse de blasphème» pouvait être «aussi grave que le blasphème lui-même», et a exhorté le gouvernement à éviter que des innocents ne se retrouvent devant les tribunaux.

Célèbre avocate et défenseure des droits de l’homme, Asma Jahangir se dit optimiste sur la volonté du gouvernement de punir les meurtriers de Shama et Shahzad. «Non que le Premier ministre, Nawaz Sharif, soit épris de justice, mais il est soucieux de son image à l’étranger, et plusieurs pays occidentaux ont un œil sur ce procès», relève-t-elle.

Mais sur le terrain, l’injustice prévaut, comme à Chak 59 où les radicaux semblent avoir gagné la partie : plus aucun chrétien ne travaille dans la briqueterie. Pire, les familles du couple se déchirent à propos de l’argent et des terres que le gouvernement a promis d’attribuer aux enfants à leur majorité.

«Cheminée»

Une visite dans le nouveau logement des quatre frères de Shehzad, dans un village proche, révèle un autre malaise. En mai, ils ont innocenté le propriétaire Youcef, affirmant qu’il n’était pas sur place et donc coupable de rien. Le frère aîné, Iqbal, 46 ans, reconnaît qu’ils ont «tous menti», en échange de l’annulation de leurs dettes contractées à la briqueterie. «Ils ont vendu le sang de leur propre frère», fustige Mukhtar Atwal, le père de Shama, qui a recueilli les enfants du couple.

Jusqu’ici, la justice refuse de libérer sous caution le propriétaire, mais ces déclarations sèment le trouble. Restent les vraies victimes de ces lâchetés et de la vénalité des adultes : Punam, 2 ans et demi, Sonya, 4 ans et Suleiman, 8 ans, privés à jamais de leurs parents.

Outre Mukhtar, veuf d’une soixantaine d’années, ils sont élevés par une domestique dans un appartement sommaire d’un quartier déshérité de Lahore. Punam, bouille toute ronde, pleurniche en tentant de rattraper sa sœur espiègle. La fillette doit la vie à un miracle. Lorsque la foule a extirpé ses parents de la pièce, le bébé d’un an et demi a été lancé par terre et abandonné par la foule.

Punam parle peu, tout comme son frère, Suleiman, qui fixe intensément tout visiteur de son regard inquiet et incrédule. Il a assisté au meurtre de ses parents. «J’ai vu du sang sortir de leurs corps, ils les ont battus avec des bâtons et puis ils les ont mis dans la cheminée», souffle-t-il. Les enfants vont désormais à l’école et tentent de trouver une routine.

Mais Suleiman devient «triste et perturbé» dès qu’on évoque ces événements, selon son grand-père. Ce dernier montre avec fierté l’affiche qu’il a fait imprimer pour la commémoration du drame, une photo de Shama et Shahzad barrée du slogan : «Nous ne vous oublierons jamais.» Sonya s’approche du poster et montre leurs visages souriants : «Là, c’est papa, et là, c’est maman», dit-elle avec douceur. Mais ses parents gisent à des dizaines de kilomètres de là, dans le village où les frères de Shahzad ont refait leurs vies.

Grâce à des dons, la famille a fait ériger un grand caveau de béton, surmonté de plusieurs croix. La tombe, la plus imposante du cimetière, détonne à côté des simples sépultures de terre. Une guirlande de fleurs fanées décore tristement la dernière demeure du couple, si vaine au regard de leur vie et mort de parias.

Lucie Peytermann Envoyée spéciale à Chak 59 (Pendjab)


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