Au Pakistan, un fils à tout prix.
Poussés par une société patriarcale et discriminatoire, de plus en plus de couples se tournent vers des cliniques privées qui leur permettent de choisir le sexe des futurs enfants.
«Un garçon ou une fille, c’est vous qui choisissez !» : la publicité, stupéfiante, s’affiche en pleine page dans le supplément dominical d’un grand quotidien pakistanais. Deux bébés blonds (un garçon, puis une fille) vous fixent avec douceur, leurs yeux bleus écarquillés. «Choisissez le sexe de votre enfant avant votre prochaine grossesse : le diagnostic préimplantatoire (DPI), pour des familles équilibrées !» proclame le slogan de la clinique privée Life à Lahore (dans le Pendjab, est du pays).
Selon les mois, l’annonce finit coincée entre les pages people ou avec une publicité pour des ventilateurs… Dans ce pays de 200 millions d’habitants à la démographie galopante, le «bébé sur mesure» est devenu pour plusieurs cliniques un juteux business. Il leur suffit de réaliser une fécondation in vitro (FIV), puis de trier les embryons en leur prélevant des cellules. Elles ne garderont que les mâles, à la demande de parents qui subissent la pression de cette société très patriarcale et discriminatoire, où un garçon vaut toujours mieux qu’une fille.
A coup de pubs dans les journaux, de SMS, ces cliniques attirent de plus en plus de couples. Ce jour-là, on retrouve Areefa (1), 32 ans, prostrée et stressée, chez le docteur Siddiq Saqib, directeur d’une clinique associée à l’Institut de Lahore pour la fertilité et l’endocrinologie (Life). Elle a donné naissance à trois filles en quatre ans, mais pas de fils. Areefa dissimule sa honte sous une abaya noire.
«Je suis comblée par mes filles, mais pas mon mari et ma belle-famille, qui me mettent la pression !» crie-t-elle, désespérée et terrifiée que son mari, Ali (1), la rejette et prenne une deuxième femme pour enfin avoir un fils : «Alors, j’ai accepté ce traitement lourd, mais j’ai peur .» Ali pique un fard, jurant qu’il n’en a pas l’intention…
Au Pakistan, le but de tout mariage reste d’avoir des enfants et l’infertilité est un tabou douloureux. Cette stigmatisation s’abat sur les couples infertiles, en premier lieu les épouses, et sur ceux qui n’ont pas d’héritiers mâles. Au point que les gynécologues ont officiellement interdiction de révéler le sexe en début de grossesse, pour limiter les infanticides de fœtus féminins. Ali et Areefa, unis par mariage arrangé comme souvent dans le Pakistan rural, sont propriétaires terriens à Jang (est).
Dans cette société, malheur à ceux qui n’ont pas de fils pour hériter : la majorité de leurs terres et propriétés si précieuses sera partagée entre les proches masculins (oncles, cousins, etc.) et diluée dans les dots colossales à verser aux belles-familles. Leur nom disparaîtra. Et ils craignent de ne pas avoir de fils chez qui passer leurs vieux jours.
Même s’ils adoptent un garçon, celui-ci ne peut légalement pas hériter d’eux pleinement. Alors, après avoir obtenu la bénédiction de son mollah, Ali a rassemblé la petite fortune nécessaire à la procédure de DPI (3 500 euros) et traîné sa femme dans cette clinique pour avoir un fils, son «assurance-vie», comme il dit…
Innombrables détresses
Dans la clinique Life, Amir, grand gaillard de 41 ans, patiente avec sa femme et ses trois filles. Ce commerçant de Gujranwala, à deux heures de là, n’en peut plus des piques de ses collègues : «Tu te crèves pour ton magasin, mais t’as personne à qui le léguer !» ricanent-ils. Le couple vient d’engloutir des années d’économies dans un DPI, car Amir veut un fils pour lui succéder.
«Les femmes ne peuvent pas gérer les choses comme les hommes», juge-t-il. Il avoue avoir été «déprimé» à chaque grossesse, et encore plus quand Ambre, leur quatrième fille née prématurée, est morte à onze semaines. «Allah nous l’a reprise parce qu’on ne l’a pas assez aimée», confie-t-il, secoué.
Face à ces innombrables détresses, plusieurs cliniques ont flairé l’aubaine. «Quand on s’est lancé en 2009, on s’occupait de l’élite. Mais les patients viennent désormais de partout, s’ils arrivent à rassembler l’argent», se réjouit Nighat Mahmood, embryologiste chez Life. Ces couples étant en général fertiles, la procédure a de bonnes chances de réussir. Nighat nous présente Irfan Akram, pharmacien de 38 ans qui s’est laissé séduire après avoir eu trois filles. Il fait sauter sur ses genoux un turbulent «mini Irfan», troublant portrait de son père. La femme d’Irfan, Neelam, 29 ans, explique doucement, comme gênée, que leur «vie est meilleure maintenant».
Faire le bonheur des couples en leur promettant d’avoir une «famille équilibrée» est le message martelé à l’envi par les hôtesses d’accueil de Life dans ses confortables locaux climatisés. Son directeur, Haroon Latif, un embryologiste de 37 ans, s’est formé en Jordanie avant de lancer la technique dans sa clinique, où le nombre de DPI a explosé : plus de 250 depuis début 2015 contre 170 en 2014, et 150 les années précédentes.
«Il y a un énorme potentiel», se félicite Haroon Latif, qui compte atteindre très rapidement «1 000 cycles par an». Depuis 2009, chez Life, pas un couple n’a utilisé le DPI pour avoir une fille. Et tant pis pour l’éthique : sans état d’âme, en mimant son geste, Nighat Mahmood explique que les embryons femelles sont simplement «jetés à la poubelle».
«Nos patients et la société en général veulent des garçons, et c’est autorisé. Donc, nous le faisons pour les aider !», résume le docteur Saqib, 64 ans, qui s’occupe d’Ali et Areefa. Ce gynécologue, membre de l’équipe qui a réussi la première FIV au Pakistan en 1989, s’est récemment installé à son compte et fait en moyenne un DPI par mois. A Lahore comme à Karachi, où le DPI coûte jusqu’à 7 000 euros, les cliniques accueillent aussi des Pakistanais expatriés, attirés par les tarifs ou parce que cette procédure de discrimination des genres est interdite là où ils vivent.
«Sauver des mariages»
Dans les années 90, le DPI a été créé pour dépister des anomalies – dont certaines sont liées au sexe du futur enfant – dans des embryons conçus par FIV. Une majorité de pays, dont la France, interdit de l’utiliser sans raison médicale. Mais entre terrorisme et crise énergétique, le Pakistan a d’autres priorités que l’éthique, et aucune législation n’encadre les 23 cliniques pratiquant la FIV. Life prend certaines précautions en n’autorisant le DPI qu’à partir du deuxième enfant.
Les directeurs des autres cliniques les plus renommées assurent à Libération faire de même. Mais lorsqu’on les appelle anonymement, toutes (sauf Life) proposent bien l’option dès le premier enfant… Certains rares spécialistes résistent pour des raisons éthiques, comme Nasim Ashraf, directeur d’une clinique à Islamabad, qui refuse de «fournir un enfant sur mesure». Mais il ne ferme pas totalement la porte, toujours hanté par le suicide d’une de ses patientes mise sous pression par sa famille.
Le docteur Latif, de Life, concède ne pas «être un fan de cette procédure dans un Pakistan idéal». «Mais nous contribuons à sauver des mariages et à protéger des épouses», assure-t-il. Dans la mégalopole de Karachi (sud), le réputé docteur Faridoon Setna est plus «mitigé», ce qui ne l’empêche pas d’en réaliser plusieurs par an. «Nous sommes très sélectifs ; mais il faut avoir un cœur de pierre pour refuser la procédure à des couples désespérés», dit-il, joint par téléphone.
«Foutaises», réplique le scientifique Pervez Hoodbhoy, qui fustige la «fausse moralité» et les «excuses» affichées par ces cliniques «pour faire de l’argent». «Au lieu d’améliorer la condition des femmes, elles les avilissent encore plus», critique cet intellectuel.
Jusqu’ici, les autorités du pays sont aux abonnés absents sur ce sujet. Or, cet impératif d’avoir des fils pousse les familles à multiplier les grossesses, alors que la population pourrait dépasser 300 millions d’ici 2050 et que le pays est déjà difficile à gérer. Contactées, les autorités provinciales du Pendjab estiment que c’est au Parlement de se prononcer. La ministre de la Santé n’a pas souhaité nous répondre. Et les leaders religieux, très influents dans cette République islamique, restent flous. Fin 2013, un édit a fait savoir que la sélection du sexe «n’était pas interdite par l’islam» mais qu’elle ne «pouvait pas devenir une pratique courante». Une ambiguïté qui laisse le champ libre à ces cliniques.
Plantes étranges et tisanes
Les nombreux couples sans enfant mâle, trop pauvres pour se payer le DPI, tombent, eux, souvent aux mains de hakeem, ces guérisseurs traditionnels qui profitent de leur manque d’éducation et de leur bigoterie pour les arnaquer. Certaines épouses confient s’être laissées convaincre de se mettre des herbes dans le vagin ou de ne manger que des aliments blancs pendant des mois.
Des coins les plus reculés du Pendjab, on vient consulter le chétif Abdul Hameed, 90 ans, dans son échoppe crasseuse de Sadhoki, à une heure et demie de Lahore. Au milieu de boîtes de plantes étranges, il prétend pouvoir garantir à une femme déjà enceinte qu’elle accouchera d’un garçon… Chaque jour, une dizaine de patients ne vient que pour ça, dit-il.
Ce jour-là, il s’occupe de Masood, enseignant, et son épouse de 23 ans, Sahira, enceinte de quelques semaines après avoir eu plusieurs filles. Concentré, le guérisseur souffle un verset du Coran sur une pomme. Pour être sûre d’avoir un garçon, elle doit manger le fruit et boire des tisanes. «La pomme doit être belle, sinon le garçon aura des cicatrices», assène-t-il. Sahira lâche un regard sceptique sous son niqab.
«Je n’ai jamais eu de plaintes», assure le charlatan, dont la mission est simple : éviter aux familles d’avoir trop de filles, ces êtres nuisibles «qui vous dépouillent de vos biens et dépensent votre argent». Masood croit-il à ces élucubrations ? «Je crois plus à Allah qu’à la science, et puis, il n’y a pas de mal à manger une pomme», sourit-il.
Dans leur appartement modeste de Lahore et après quinze ans d’épreuves de ce genre, Faiz et son épouse, parents de quatre filles, ont décidé de «s’en remettre à la chance» pour la dernière grossesse sans danger de Sadia, qui a enduré quatre césariennes. Faiz, qui loue des voitures, n’a pas les moyens de payer un DPI. Mais résistant à la pression sociale, il a refusé de prendre une deuxième épouse et envoyé ses filles à l’école. Absorbées ce soir-là par la télévision, les sœurs s’entassent sur le canapé du salon.
Un personnage se détache du tableau : Obaidullah, la poupée blanche dont Iman, 8 ans, ne se sépare pas. «Elle s’est inventée un petit frère, elle le présente à ses amis et dort avec. Si on a un fils, il s’appellera Obaidullah », sourit Sadia. En attendant, Faiz forme sa fille adolescente Amna, «la plus douée», à conduire et gérer sa société. «Les gens acceptent plus désormais que les filles sortent seules et aient un travail», se réjouit-il.
Entre thé au lait et samoussas huileux, Faiz avoue trouver «injuste» la pression subie toute sa vie par sa femme… Il espère que le destin épargnera à ses filles le chemin de croix de toutes ces Pakistanaises en mal de fils.
(1) Le prénom a été modifié.
Note : l’enfant de Masood et Sahira, rencontrés chez le guérisseur, est né en février dernier , et c’est… un fils, appelé Mohammad Ahmad.
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