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Au pays des âmes hurlantes.

publié le 31/03/2010 | par Jean-Paul Mari

Le livre de Báo Ninh n’est pas un ouvrage sur la guerre, il est la
guerre. C’est un pays, un monde, une dimension de l’homme. La
guerre a un pays qui porte le nom de « Terre des âmes hurlantes »;
où les morts parfois se rassemblent pour des cérémonies de l’enfer
comme pour la revue des troupes.


On peut entendre leurs voix
dans le murmure des ruisseaux, leurs plaintes étouffées dans
la jungle la nuit, les hurlements du vent dans les creux de la
montagne. Tendez l’oreille, écoutez les oiseaux sangloter et gémir
comme des humains. Ce pays a une couleur, rouge, effrayante,
sanglante comme des blocs de chair vive, parcouru par des
animaux étranges, des lucioles géantes, phosphorescentes.

Ici, le temps n’existe pas. Il n’y a pas d’avant, pas d’après. Báo Ninh le
soldat vietnamien est un des dix survivants des cinq cents hommes
de la 27e brigade. Dix ans de guerre. La guerre est fi nie, fi nie et
encore fi nie. La guerre, c’est toujours. Le mort-vivant marche dans
la rue, navigue à contre-courant. Une odeur de grillade et il se
bouche le nez, écœuré à vomir par l’odeur des corps décomposés
d’un corps à corps sanglant. Un bruit de ventilateur fait surgir des
hélicoptères terrifiants chargés de napalm. Son sang bout, il crève
de peur, petit enfant saisi par l’effroi et, au même instant, réclame
à nouveau la barbarie, la sauvagerie de la jungle.

On est au-delà de la raison, de la morale, du bien et du mal. L’écrivain dit « Je » puis « Il » en parlant de lui au passé, à sa table de travail, puis
« Nous » quand d’autres invisibles le regardent écrire. L’homme,
le Moi s’est désintégré. Un gamin est parti se battre autrefois, le
but semblait clair, la mort héroïque et bienvenue. Il est revenu
et la paix ne ressemble à rien. Ceux à qui il a offert un futur le
regardent comme un objet inutile, désuet, un jouet cassé. Il a
aimé lui aussi, une femme, une seule, une femme d’avant. Ils
sont là tous les deux, lui, brisé, elle, violée, survivants et morts
de l’intérieur, comme leur histoire désormais impossible.

Au pays de la nuit éternelle, le chagrin de l’amour et de la guerre
sont les mêmes. Approchez-vous de l’être aimé et ses cheveux
bourdonnent comme des milliers de mouches noires, celles qui
accompagnaient les hommes marchant à côté des chenilles de
leurs chars, vermine avide des fragments de chair et de cheveux
accumulés à force de rouler des corps. Comment murmurer des
mots à l’autre, la caresser quand votre tête résonne des voix des
mourants qui vous appellent gentiment à les rejoindre, quand
votre peau suinte la sueur aigre, l’odeur douceâtre de la boue
et de la mort ? La guerre est ce que la nuit est au jour, notre
moitié, un simulacre de vie sans lumière. Elle est là, à chaque
expiration, posée sur l’oreiller, sensuelle et glacée, vous pousse à
l’abandon, à la paix éternelle, au repos, enfin.

Juste avant l’aube, Báo Ninh la sent gagner, le temps d’un éclair. Quelque chose en lui, innommable, figé, durci en une pointe glacée. L’esprit se pétrifie, la lame le transperce et la vie s’en va, d’un coup, comme l’eau d’un vase fissuré. Et il s’évanouit. Quel combat pour ne
pas mourir, survivre encore une fois, échapper au pays des âmes
hurlantes ! Après, il n’y a plus qu’à boire, encore et encore. Et à
tenter d’écrire, tentative désespérée d’effacer.

Je ne connais pas Báo Ninh l’étranger mais j’ai reconnu d’emblée un ami, un frère humain de douleur.
Ébranlé.

Jean-Paul Mari

Lire la revue reportage

Báo Ninh
Né à Hanoï le
18 octobre 1952 sous le
nom d’Hoàng Au Phuong,
biochimiste et romancier
vietnamien. Durant la
guerre du Vietnam, dès
1969 et jusqu’en 1975, il
sert au sein de la « 27e
Brigade Glorieuse de la
Jeunesse ». Il est l’un
des dix survivants des
cinq cents soldats de sa
brigade. En 1991, Báo
Ninh écrit Le chagrin de la
guerre, son unique roman,
proscrit par le régime
communiste en place au
Vietnam mais acclamé
par les critiques littéraires
du monde entier.

A LIRE:

baoninh.jpg « Le Chagrin de la
guerre » [1991], trad.
(vietnamien) P. Hui Dong,
Picquier, 1994, réed.
1997.


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