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Australie: l’amour vache du crocodile

publié le 27/01/2007 | par Florence Décamp

Longtemps décimé pour délit de sale gueule et peau douce, le reptile australien est aujourd’hui protégé.


« Un animal fascinant!» Ils avaient tous, à la bouche, la même délectation. Passe encore pour Peter. Le chauffeur de taxi devait vendre sa contrée aux touristes japonais qui, à peine débarqués à l’aéroport de Cairns, se ruaient dans l’un de ces tours organisés qui, pour 50 dollars, vous garantissent frissons, explications et dégustation d’un morceau de la bête, dont la viande, hachée et immobilisée entre deux tranches de pain, hésite entre le goût du poulet et celui du poisson. On pouvait comprendre le ranger Brendt Vincent, qui avait consacré une large partie de sa vie aux crocodiles australiens. Et même Alizia, qui les élevaient avec patience, donnant des noms de caniche à ses plus vieux pensionnaires et menant à l’abattoir les plus jeunes, où les attendaient un destin de sac à main. Mais Valérie?
En février 1985, ce professeur d’université remonte l’une des rivières du parc national de Kakadu, dans le Territoire-du-Nord. Il fait un temps de chien. A brouiller le ciel, à noyer les fleurs de lotus qui dérivent au fil des eaux grises. Du crocodile qui attaque son canot, Valérie ne verra que les yeux, deux billes dorées, et des mâchoires béantes qui, avec la puissance d’une torpille, surgissent de la rivière, viennent vers elle. L’animal va la saisir, alors qu’elle tente de grimper dans un arbre, il l’entraîne sous l’eau dans un death roll, un mortel tourbillon que pratique le crocodile, dont l’endurance cardiaque ne permet pas de longs combats. Pour en finir au plus vite, il faut qu’il assomme sa proie. Par trois fois, il emporte Valérie dans cette danse macabre avant de l’abandonner, les jambes lacérées, les genoux brisés. «Elle a refusé que l’on essaye de retrouver le crocodile pour l’abattre», explique l’un des sauveteurs qui accompagnera la jeune femme jusqu’à l’hôpital de Darwin. «Malgré la gravité de ses blessures, elle avait une forme de respect pour l’animal qui l’avait attaquée… Val estimait qu’elle se trouvait sur le territoire du crocodile.»
Territoire qui, de Broome à Rockhampton, coiffe tout le nord du continent australien. Y vivent les crocodiles d’eau douce, de taille raisonnable (ils dépassent rarement 1, 50 m), hauts sur pattes et munis de dents acérées. Ils croquent les coquillages, les poissons, les araignées et les chauves-souris. Ils ont pour cousins les crocodiles d’eau de mer qui fréquentent les côtes et les estuaires mais aussi les rivières. En dépit de leur apparence souvent somnolente, ces reptiles peuvent assommer un buffle, manger un cheval ou tenter de noyer un professeur d’université… Le plus costaud d’entre eux est entré dans la légende. Sweetheart, qui aimait planter ses crocs dans les barques en aluminium des pêcheurs de barramundis, fut capturé en juillet 1979 par une équipe de rangers. Un mâle d’une longueur de 5,10 m pour 780 kg. Mais Sweetheart avait le cœur fragile et mourut en captivité. Son squelette repose aujourd’hui au musée de Darwin.
Totems. Entre les tombes aussi colorées que des stands de foire, en partant de la noix de coco qu’elle a posée au sol, Mariana a compté cinq enjambées, puis s’est retournée pour évaluer la distance parcourue. «Cinq mètres? Ça devait être un beau crocodile!» L’île de Saibai est la terre australienne la plus au nord du continent, logée dans le détroit de Torres, que le capitaine William Bligh traversa à la rame après que les mutins du Bounty l’eurent jeté par-dessus bord en l’an de grâce 1876. Des rivages de Saibai, le regard glisse sur des eaux boueuses et bute sur une jungle verte, tapie sur le fil de l’horizon, la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Depuis toujours, les pirogues, sans se préoccuper des frontières, franchissent ce bras de mer. Les crocodiles aussi. Intouchables par les hommes du clan Ait Koedal, dont ils sont le totem. «Il est interdit de les tuer ou de les manger.» Et les crocodiles semblent rendre la politesse aux humains, car, de mémoire de Mariana, personne de sa tribu n’a jamais été attaqué. A leur naissance, les femmes du clan Ait Koedal reçoivent un nom qui correspond à une partie du corps du crocodile. En héritage, les yeux de l’animal ont été donnés à Mariana: «Ici, je m’appelle Poerki Poerki.» Les sept clans de l’île possèdent chacun un totem, une étoile, un vent et des couleurs, qui flottent sur les tombes où l’on inscrit ce que le défunt a fait de sa vie. Le cimetière est un livre ouvert, dont les pages de pierre racontent l’histoire des gens de Saibai et celle des animaux qu’il est coutume de respecter.
Vermine. La tête en avant, la bouche ouverte, Brendt Vincent a exhalé un long râle qui a laissé son jeune assistant pantois d’admiration, puis, son imitation du crocodile achevée, il s’est rincé le gosier avec une gorgé de thé. «Le crocodile n’a pas de cordes vocales. Le bruit que les gens entendent au bord des rivières est celui des hérons, et ensuite ils affirment que les crocodiles poussent des hurlements. Les gens racontent n’importe quoi.»Ranger et expert en crocodiles, Brendt accepte la définition qui, explique-t-il, ne manque pas de sel puisqu’il est né en Nouvelle-Zélande, qui ne compte pas un seul reptile. Un pays qui, comme l’Australie, a longtemps considéré son étrange faune comme une vermine qu’il fallait éliminer. Le crocodile australien faillit y laisser sa peau. Surtout celle du ventre, dont la qualité fut rapidement renommée à l’étranger. Elle est parfaite, car dépourvue de ces excroissances osseuses qui, chez beaucoup d’animaux, réduisent la qualité du cuir. Plusieurs centaines de milliers de crocodiles furent ainsi condamnés pour délit de sale gueule et de peau douce. Ce n’est qu’au cours des années 70 que le crocodile fut déclaré espèce protégée dans tous les Etats et le Territoire australiens qui en possédaient. Aujourd’hui, ramasser, au bord d’une rivière, ne serait-ce qu’un éclat de coquille d’œuf est considéré comme un délit et puni par la loi. Mais Brendt est persuadé que le crocodile aurait survécu sans l’aide de l’homme. Depuis plus de 200 millions d’années, dans les grands fleuves et dans les marigots, il a vu la Terre se faire et se défaire, il a regardé l’apparition et l’anéantissement des dinosaures, il a assisté à la naissance des premiers mammifères, ceux qui allaient à quatre pattes et ceux qui, hier, ont appris à marcher. «Les crocodiles ont plus de droits d’être sur cette terre que l’homme et ils le verront sans doute disparaître.» Et, dans la voix de Brendt, il y a comme de la satisfaction.
Alchimie. Il va à l’école. Avec sous le bras un crâne de crocodile et, dissimulées des regards, deux ou trois balles qui pourraient être de tennis si elles n’étaient pas noires et rêches comme du crin. Mais dans l’estomac du reptile se déroulent d’étranges alchimies. Les os se dissolvent rapidement, les poils restent et s’agglomèrent pour former ces boules compactes que Brendt sort de sa poche comme un magicien extirpe un lapin de son chapeau. «Et voilà!» Mais les gamins à qui il est venu expliquer la vie des bêtes préfèrent se faire peur et fourrent leur tête entre les mâchoires du crocodile. Cela fait partie du travail de Brendt, éduquer les hommes pour qu’ils apprennent à vivre avec les crocodiles. «Si, au bord de l’eau, les gens vident les poissons qu’ils ont pêchés ou dépècent des dugongs et que des enfants se baignent dans la rivière, les crocodiles rappliquent. Normal! Les crocodiles sont comme les hommes. Vous refuseriez un repas gratuit?» Eviter l’hystérie. Expliquer qu’il y a plus de malchance de mourir par la foudre ou la piqûre d’une abeille que sous la dent d’un crocodile. «Ne parlons pas des accidents de la route…»
Un jour, une femme a téléphoné à Brendt. Un crocodile venait de traverser sa pelouse. Il est allé récupérer l’animal, qui avait évité les pièges disposés dans l’estuaire et le long de la côte aux alentours de Cairns. Une douzaine de cages flottantes, où des morceaux de cochons sauvages et de poulets servent d’appâts. Mais le crocodile, qui a vu l’un de ses congénères se faire attraper, comprend sans doute le mécanisme du piège et passe au large. Comme dit Brendt, «ils ont une cervelle pas plus grosse qu’une noix mais ils ne sont pas idiots». Sauf que le crocodile a ses habitudes, il revient toujours sur son territoire. Les rangers ont parfois transporté des animaux à plus de 600 km de leurs lieux de capture, dans d’autres rivières, mais qu’importe la distance et le temps, les crocodiles n’ont pas de cesse qu’ils rentrent chez eux. Il faut alors les éliminer.
Porte-clés. «120 dollars le mètre pour un mâle, 220 dollars le mètre pour une femelle.» C’est à ce tarif qu’Ali Zia achète les crocodiles que les rangers lui apportent. Dans ses fermes vivent 11 000 reptiles qu’elle inspecte avec l’œil d’une surveillante d’internat. «Le problème avec les crocodiles est qu’ils ont des dents.» Qu’ils se battent, et le précieux cuir portera des cicatrices. Qu’ils se mordent, et les plus jeunes pensionnaires d’Ali Zia, qui doivent atteindre la taille réglementaire d’un sac à main Hermès, finiront en porte-clés. Les crocodiles aiment la baston. Même Gummy, 75 ans et plus une seule dent, peut encore charger ses congénères avec la force d’un rhinocéros et filer une raclée à celle dont il vient d’ensemencer les œufs. Les crocodiles ont l’amour vache, à l’occasion, ils mangent leur femelle. Mais ce sont de gros costauds au tempérament fragile. Un changement de rythme, de température ou de nourriture, et ils s’affolent. Contre les grillages de leur captivité, ils meurent à la vitesse du papillon qui se brûle aux néons.
Lourds bateaux. Six boîtes de bière, des écailles de tortues, quelques poissons et une plante de pied. Le plus souvent, il faut ouvrir l’estomac du crocodile pour trouver l’assassin, mais Brendt a du flair. Quand, un jour de Noël, il prend l’avion pour la Jardine River, où un homme a été égorgé, aux dires des témoins, par un énorme crocodile, il n’y croit pas, car le corps de la victime est presque intact. En quelques heures, Brendt localise l’animal, une jeune femelle. «Facile. Pour sectionner une jugulaire, il faut des dents pointues. La victime n’a pas été attaquée pour être mangée, c’était donc une femelle qui défendait son nid.» Pour conclure son enquête, il attrape l’animal et lui fait mordre une plaque de contreplaqué. «L’empreinte correspondait exactement aux blessures décrites par le médecin légiste…» Quand vous le félicitez, Brendt rougit et veut déguerpir. Sans doute pour l’une de ces rivières où les crocodiles immergés dans la nuit se laissent porter par le courant. Lourds bateaux qui ont précédé l’humanité et qui poursuivent leur route.

Libération. 2 000