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 Asie• Japon

Avec les Sumos de Tokyo

publié le 22/05/2007 | par benoit Heimermann

Ils habitent un lieu suspendu. Une bulle imperméable, coupée des réalités extérieures. Dehors, la ville bruisse sans discontinuer. Devantures électriques, robots multifonctions, lumières psychédéliques : Tokyo s’agite et s’affaire. Les sens forcément tournés vers l’avenir, le progrès et l’anticipation. A l’intérieur, le temps est arrêté. Congelé. Paralysé. Comme mis entre parenthèses. Qui protège un repaire de six mètres sur six, au sol battu d’argile et de sable, tapissé de bois brut, éclairé par deux maigres vasistas et agrémenté d’un modeste radiateur électrique. Une retraite chiche et ascétique, sans ornement ni surenchère. Une chapelle pour tout dire. Un sanctuaire où flotte une sérénité et une quiétude héritées d’un autre siècle. Un royaume du vide. Un temple de l’épure.


Ils sont treize. Imposants et cois, dépouillés et disciplinés. Le bas ventre souligné d’un pagne de lin (mawashi) de onze mètres ceint six fois autour de leur taille. Un cache sexe de dix kilos qui donne la mesure de leur circonférence. Ils sont treize disposés autour d’un cercle (dohyô) délimité par vingt-huit boyaux de paille de riz tressée à demi enfoncés dans le sol. A distance et en léger surplomb, leur entraîneur est assis sur un coussin brodé, les pieds repliés sous les cuisses, une tasse de thé à portée de main.
Il est à peine sept heures du matin, mais les treize montagnes de muscles qui lui font face tremblent déjà sur leurs bases. Affleurent, ici et là, quelques acquiescements gutturaux, deux ou trois approbations monosyllabiques, mais les conseils du maître sont toujours distribués a posteriori, au terme d’un exercice, à la fin d’une prise. En amont, les combattants organisent leurs ébats sans l’aide ni le soutien de quiconque. Selon un rite et un rythme que l’on croirait venus de l’éternité.
D’abord les mouvements d’assouplissement pratiqués à l’aide d’instruments antédiluviens et symboliques à la fois. Une pierre de granit aux dimensions d’un médecine-ball, quelques rubans élastiques, deux minuscules haltères de poing et un haut pilier de bois (teppô) que les sumotoris malmènent du plat de leurs main-battoires comme le ferait un boxeur d’un minuscule sac de sable. Ce pylône n’est pas planté là par hasard. C’est sur lui que, métaphoriquement, repose la maison toute entière et, plus important encore, l’ordre du pays et du monde dans son ensemble.
En apparence, les treize combattants, pareillement joufflus et ventrus, se ressemblent. Mais au fil des mouvements, on sent pointer des prérogatives et des droits totalement étrangers à cette analogie de façade. Les plus jeunes dont les cheveux sont indisciplinés et lâches en regard des chignons soignés de leurs aînés ne sont pas à la fête. Quand vient l’heure de balayer l’aire de combat, de régénéré sa surface de quelques poignées de sable supplémentaires ou de nettoyer les épaules du lutteur tout juste relevé de terre, se sont eux qui s’y collent. Le benjamin n’a même pas cette chance : il ne bouge pas. Raide comme un piquet, coincé le long du mur, il tient dans ses mains le bol de sel d’où sont extraites, à intervalle régulier, quelques pincées précipitées au centre de la piste dans l’espoir de purifier plus encore l’atmosphère.
Le ballet poursuit son déroulé comme s’il avait été préalablement mis en scène. Une représentation digne de l’antique où chaque geste, chaque inflexion, chaque décision semble remonter aux calendes bouddhistes. Au septième mois de la septième année du onzième Empereur humain Suisin (29 av. J-C. – 70 ap. J-C.) au cours duquel le vénéré Nomino-Sukune terrassa Kuehaya, incarnation du mal réputé invincible.
Chacun connaît son rôle et la nature de ses répliques. Le premier, debout, s’incline en avant à 45° ; le second, arc-bouté, soutient la charge comme il peut et, tel un bulldozer, la repousse en avant. Ceux-ci se font face, à quatre pattes ou presque, prêts à charger dans la seconde, mais ils interrompent leur mouvement juste avant la collision frontale. Ceux-là, alignés les uns derrière les autres, entament une incroyable danse des canards, les mains accrochées à la ceinture de celui qui le précède, les deux pieds écartés au maximum vers l’extérieur. Invariablement la concentration est à l’ordre du jour et le relâchement banni.
On entend des râles, des grognements, des chairs qui se télescopent, des cuisses battues comme des peaux de tambour, mais pas une plainte, ni la moindre jérémiade. Au quatre coins de la salle, des rubans de papier agencés de différentes façons marquent les quatre points cardinaux et trois plaques de bois gravé situées un peu plus loin rappellent que l’énergie spirituelle (shin), la maîtrise technique (gi) et la puissance physique (tai) sont les justifications du spectacle qui s’impose. Une chorégraphie intemporelle et grave, située à des années lumière du commun des entraînements sportifs, un rituel où “ l’important n’est pas ce que fait l’homme, mais comment il le fait. ”
Au Japon, où les valeurs symboliques sont souvent contraire aux nôtres, où la gauche prend le pas sur la droite, le blanc (couleur du deuil) sur le noir, le vide sur le plein, il faut se méfier des apparences. A l’entrée de cette officielle écurie (heya) de sumotoris, reconnue et estampillée par les autorités compétentes (il en existe une centaine à travers le pays), rien n’anticipe ni ne prévient la représentation à venir. La maison, banale et sans distinction d’aucune sorte, est située au détour d’une ruelle ordinaire par delà la gare de Kita-senju, elle-même perdue au gré d’une énième banlieue à l’extrême nord-est de Tokyo.
Le hall d’accueil est lilliputien, encombré de socques de bois et de parapluies au manche de bambou. Une horloge à poids et balanciers égraine les secondes avec insistance. Réduit aux dimensions d’un aquarium, un autel fleuri rend hommage à quelques dieux shinto. Bien sûr, le visiteur a d’emblée été invité à se déchausser, à se glisser dans un coin, comme le lui a recommandé l’intermédiaire contacté plusieurs semaines à l’avance, et à se taire.
Il ne songe à rien d’autre et plus encore lorsqu’arrive – il est 8 heures trente –, le combattant vedette du lieux. Mieux : son modèle. Un athlète, un vrai. Doté d’épaules larges comme une avenue, de colonnes doriques en guise d’avant bras et d’une démarche digne d’un tricératops. A la différence de tous les autres officiants, Tochiazuma dispose d’un pagne immaculé, taillé dans la meilleure étoffe. Désormais la séance toute entière semble lui être dédiée. C’est lui qui donne le tempo, dirige la manœuvre et invite ses vis à vis à se fracasser sur son corps aussi stoïque que sait l’être un mur. Comble d’humiliation : ses opposants finissent systématiquement le dos sur le sable. La culbute est à peine esquissée, mais l’issue de la prise obligatoire.
Tochiazuma veut se désaltérer : un novice accoure ; s’éponger le front : un autre se précipite. Il est le centre de toutes les attentions, le totem autour de quoi tournent un respect, une préséance à nulle autre pareille. Tochiazuma est un oseki, soit le deuxième grade le plus important dans l’ordre de la “ religion ” sumo. Seuls les yokosunas (une centaine, guère plus, recensés depuis le XVIIè siècle !) surpassent ses volontés et ses privilèges, mais comme eux il appartient à “ l’intérieur du rideau ”, à la crème de la crème de sa discipline qui, comme le Japon tout entier, fait grand cas de classements et de hiérarchies.
Il existe onze catégories de sumotoris autant dire onze manière de vivre son sacerdoce. Le porteur de sel, remarqué plus haut, est âgé de 15 ans, mesure 1,70 m et pèse 75 kg (les limites minimales pour qui aspire rejoindre la confrérie), mais les camarades qui l’entourent sont plutôt trentenaires et dépassent allègrement le quintal. Tous dorment à l’étage, mais seul Tochiazuma dispose d’une chambre individuelle. Celui-ci a droit à toutes les sollicitudes, mange sans compter, avoue quelques caprices et roule comme son père (l’entraîneur) en Mercedes 600 !
Il est dix heures, la séance d’entraînement s’achève. Toujours sans qu’aucun ordre n’ait été asséné chacun vaque à l’essentiel : une bonne moitié balaie l’air de combat jusqu’à élever en son centre un tas de sable façonné selon un rite, une fois de plus, préétabli. Le dernier fiche en son sommet un symbole de papier supplémentaire. Tous ne pense qu’à la douche et au repas – le premier de la journée – à suivre. A l’extérieur, un rayon de soleil réchauffe les ventres ronds et les épaules charnues. On pense “ aux charmes de la laideur ” et à “ la noblesse de l’excès ” dont font état les exégètes d’un sport où il a toujours été admis que – ses contempteurs seraient bien avisés de se le dire ! – “ plus fort est le corps, plus sensible doit être l’âme ”.

Benoît Heimermann


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