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Babar Baloch «Ce que ces enfants vivent va marquer leur mémoire»

publié le 10/04/2016 | par Maria Malagardis

Au camp grec d’Idomeni, proche de la frontière macédonienne, des milliers de migrants restent bloqués, en quête d’autres chemins vers le Nord, notamment via l’Albanie, qui leur fait peur.
Babar Baloch «Ce que ces enfants vivent va marquer leur mémoire»


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Dans le camp d’Idomeni, à la frontière gréco-macédonienne, début mars. Photo Alexia Tsagkari pour Libération

Quand Babar Baloch a annoncé sa nomination à Budapest, en Hongrie, au QG européen du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), ses collègues l’ont taquiné : «Vive la préretraite ! Tu vas passer ton temps au sauna !» C’était en mars 2015. «Qui pouvait alors s’imaginer que l’Europe allait être confrontée à la plus grave crise migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale ?» soupire ce porte-parole du HCR, originaire du Bangladesh, qui a déjà occupé plusieurs postes aux quatre coins du monde.

«Budapest était a priori un poste tranquille. Mais désormais, je compte sur les doigts d’une main mes nuits complètes», ajoute-t-il, planté au milieu de l’indescriptible cohue qui règne à Idomeni, aux extrêmes confins de la Grèce, dans le nord de la Macédoine : la région grecque, pas le pays voisin. Lequel a fermé ses frontières le 7 mars, après tant d’autre pays, érigeant le dernier mur sur la «route des Balkans».

Les ours et les loups.

Le sommet Union européenne-Turquie a confirmé cette situation, qui condamne à un destin plus qu’aléatoire des milliers de réfugiés pris au piège de ce cul-de-sac imprévu. «C’est incroyable ! L’Asie et l’Afrique ont su gérer des crises migratoires d’une ampleur bien plus importante, et l’Europe n’y arrive pas et se déchire», constate Babar Baloch, qui ne cache pas son pessimisme : «Je me demande ce que l’Histoire retiendra de tout ça : que l’Europe s’est effondrée à Idomeni ? Y verra-t-on la faillite de l’humanité ?»

L’humanité aux abois, elle est bien là : agglutinée devant ce conteneur préfabriqué où le HCR est censé enregistrer les demandes de relocalisation dans d’autres pays d’Europe. Les partenaires de la Grèce en avaient admis le principe en septembre. Mais depuis, plusieurs pays d’Europe de l’Est ont rejeté cette décision. Les autres semblent surtout pressés d’attendre.

«En réalité, on a arrêté d’enregistrer des gens pour la relocalisation. Concrètement, la liste se limite actuellement à 2 080 offres. Une goutte d’eau…», soupire le porte-parole du HCR. Tout autour de lui, des hommes au regard fiévreux le harcèlent de questions : «Pourquoi ont-ils fermé la frontière ? Que va-t-on devenir ?» A peine plus loin, des doigts s’agitent sur une grande carte de l’Europe, esquissant d’improbables scénarios de fuite où revient souvent le même mot, «Albania» : l’Albanie, elle aussi si proche, mais si dangereuse.

Dans la promiscuité d’un camp de réfugiés, les rumeurs circulent vite. L’Albanie, vue d’Idomeni, c’est le domaine des ours, des loups. Et surtout de mafias, soupçonnées des pires crimes, et notamment de trafics d’organes. Certains y ont tenté leur chance sans plus jamais donner de nouvelles.

Ça se passe ici, dans le sud-est de l’Europe, pas dans un pays en guerre ou dans un tiers-monde lointain. Mais certains estiment qu’ils ont déjà bravé d’autres dangers et tous craignent désormais aussi d’être renvoyés en Turquie, «un pays où les policiers sont brutaux, les gens vous demandent de l’argent en permanence», souligne Yohan, un adolescent chrétien venu d’Irak.

C’est aussi ce que pense Khalil, ancien journaliste syrien, longtemps en poste à Moscou puis «dix ans fonctionnaire du ministère de la Culture à Damas». Lui ne campe pas à Idomeni, il a encore assez d’argent pour loger dans un hôtel voisin, et se dit déterminé à «passer illégalement la frontière». On a du mal à imaginer cet élégant sexagénaire se glissant au milieu des barbelés, mais il est formel : il cherche un passeur, payera le prix qu’il faut.

Tabou.

A des degrés divers, ils en sont tous là : trouver la faille dans la souricière. «Mais on sait aussi qu’il faut se méfier», souligne Mohamed, un Syrien de Homs, embourbé avec toute sa famille à Idomeni. Il montre un message d’alerte en arabe, reçu via Facebook sur son portable : « Si vous croisez un médecin qui vous propose de traverser la frontière pour 250 euros, ne l’écoutez pas ! C’est un escroc et ceux qui l’ont suivi ont disparu !»

Qui est ce médecin ? Et qui est l’auteur de cet autre tract, incitant les réfugiés à tenter le passage en force de la frontière macédonienne par des chemins dérivés, lundi dernier ?

Personne ne le sait. Mais dans ce dernier cas, la tentative s’est achevée par un fiasco. Les réfugiés ont été illico rapatriés en Grèce, souvent après avoir été brutalisés par la police macédonienne. Un renvoi qui a également accru la tension entre la Grèce et son voisin. Les relations n’ont jamais été très apaisées entre Athènes et Skopje.

En cause : ce nom justement, «Macédoine», que la Grèce revendique comme appartenant à son patrimoine culturel, alors que l’ancienne république yougoslave joue aussi sur les symboles historiques pour légitimer sa place dans la région. La querelle peut sembler dérisoire, mais rien n’est simple dans ces Balkans aux frontières encore récentes et toujours fragiles.

En Grèce, personne n’utilise ce nom pour désigner le pays voisin, imposant de facto dans le langage courant l’usage de l’acronyme Arym (Ancienne République yougoslave de Macédoine). Pour avoir prononcé une seule fois le mot tabou, dans une interview, par inadvertance, le vice-ministre de l’Immigration, Giannis Mouzalas, s’est attiré mercredi les foudres du ministre de la Défense, Panos Kammenos. Sur ce simple écart de langage, le gouvernement aurait pu tomber et seule la perspective du sommet européen a conduit à mettre les tensions en sourdine.

Babar Baloch, lui, a d’autres préoccupations : «Vous voyez tous ces enfants ?» lance-t-il en montrant ceux qui jouent dans la boue d’Idomeni. On en compte plus de 4 000 pour tout le camp. «Ce qu’ils vivent va marquer leur mémoire. Les dirigeants européens ne pensent qu’au court terme. Mais un jour, ils subiront l’effet de boomerang de ces générations sacrifiées, qui n’oublieront pas comment l’Europe les a rejetées.»

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