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Bagdad: en attendant l’apocalypse

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

C’est un jeune homme au visage de vieillard qui marche, du matin au soir, dans sa chambre, dans le couloir ou dans le jardin. Le teint pâle comme la mort, regard fiévreux et lèvres serrées, il déambule en marmonnant une phrase, une seule, toujours la même. A Bagdad, les médecins de l’hôpital psychiatrique Rachad ne le dérangent jamais, sauf pour les soins. Et personne ne peut l’empêcher de psalmodier, des milliers de fois par jour: «Avec notre âme, notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, Saddam!»
La guerre approche. Les fous sentent bien ces choses là; les autres les réalisent peu à peu. Elle sera là bientôt, avec son cortège d’horreur, de saleté et de deuil. Ailleurs, on décrirait des scènes de détresse, de panique, d’exode massif. Pas en Irak. Il y a encore deux jours, la capitale grelottait sous un ciel gris; hier, venu du sud, une tempête de vent de sable brûlant a rougi les murs; aujourd’hui, le printemps est là, clair et pur. Pourtant, les hommes d’ici calfeutrent méthodiquement portes et fenêtres, protègent leurs enfants et rentrent de la nourriture, de l’eau potable, du pétrole et du charbon de bois, comme des paysans qui se préparent à un hiver rigoureux.
Voilà longtemps que tous ceux qui pouvaient partir l’ont fait. Le gouvernement ne les retient plus. En septembre dernier, il a aboli une taxe exorbitante exigée pour les départs à l’étranger. Du coup, 700000 Irakiens ont envahi Amman en Jordanie et les rues de Damas ont des airs de petit Bagdad. Dans le quartier des agences de voyage, des rabatteurs agitent les bras dans la fumée noire des gaz d’échappement d’une vingtaine de bus, de taxis, de 4X4… «Alep, Syria, direct!», douze heures de voyage pour 6 dollars à peine. Une femme d’une soixantaine d’années, la tête entourée d’un voile rose, contemple sa malle sur le trottoir: «Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter notre sort?» A côté d’elle, une petite fille et son frère aîné de 22 ans: «Mon fils est si fragile, incapable de résister aux bombardements. Je pars pour lui.» Le moteur démarre, le garçon a un sourire radieux et la mère éclate en sanglots: «Je ne voulais pas quitter mon pays… Dieu donne la mort aux Américains!»
Riches, malades ou trop fragiles, les derniers sont partis. Une à une, les ambassades ferment leurs portes. Les Russes ont évacué 600 ressortissants, les Italiens ont donné un discret dîner d’adieu, les Allemands, les Grecs et les Français s’en iront avant la fin de la semaine, après avoir vidé leurs locaux des peintures et des tapis de valeur. Ne restent que les Cubains, les Vietnamiens et la nonciature. Une fois les inspecteurs des Nations unies évacués, Bagdad restera seule.
Djamal a l’habitude. Il a deux enfants, un garçon de 4 ans et une petite fille, Noor, «Lumière», d’un an et demi. En 1991, il était chair à canon au Koweït, à 10 kilomètres de la frontière saoudienne, au coeur des raids américains. Depuis, il fait toujours le même cauchemar: l’avion qui arrive lentement, le missile au ralenti, le palmier de son jardin qui brûle; il cherche sa famille, ne la trouve pas, panique et… se réveille. Après les raids, il se rappelle tous les véhicules en panne sèche, et les habitants de Bagdad qui creusaient des trous dans l’asphalte à la recherche des canalisations d’eau potable. Cette fois, il a fait provision. D’abord de l’eau et un puits creusé dans son jardin, avec une pompe à main. Puis, du riz, des sacs de farine, du sucre, de l’huile, du lait pour les enfants, du thé, beaucoup de thé, une réserve de médicaments, un générateur d’électricité, un réchaud à pétrole, quelques roues de secours pour sa voiture et plusieurs centaines de litres d’essence enterrées, bien à l’abri.
Dans chaque quartier, un puits central a été creusé, et les boulangeries, alimentées en farine par le gouvernement, ont reçu l’ordre de rester ouvertes, quoi qu’il arrive. Les hommes du parti Baas font passer les consignes du président à la population: ne pas sortir pendant les bombardements; éviter de fuir vers la campagne pour ne pas boucher les routes; garnir chaque fenêtre d’un rideau épais pour contenir les éclats de vitres; verrouiller sa porte la nuit; et ne pas hésiter à se servir de son arme en cas de besoin.
Dans un quartier aisé du sud de la ville, Mohamed Jawad montre l’abri qu’il a fait creuser dans son jardin: un trou étroit d’1,40 mètre de profondeur, des barres de fer et des plaques d’acier recouvertes de sacs de sable. Avant l’embargo, il était riche, capitaine au long cours depuis vingt-cinq ans, parlait sept langues et fréquentait Marseille, Cannes et Monaco. En septembre dernier, les Américains ont arraisonné son bateau, au large de Dubaï. A l’intérieur, du coton et des dattes à l’exportation. Interdit. Le cargo a été saisi et Mohamed emprisonné. Ses dernières économies ont été englouties par cette tranchée dérisoire, une demi-journée de pelleteuse et trois mois de salaire moyen. Pendant la guerre du Golfe, il avait préféré se réfugier avec sa famille dans un village à 35 kilomètres de la capitale. L’hiver était froid, les couvertures manquaient, les médicaments étaient rares et ses enfants toussaient. Mohamed a retenu l’expérience: «Cette fois, nous resterons chez nous.»
Se protéger, survivre est devenu une obsession. En roulant dans Bagdad, le bras à la fenêtre dans l’air doux, on recense mentalement ce qui devrait disparaître: ce pont qui unit les deux rives; le ministère de l’Information envahi par la presse; la tour de télévision, haute et arrogante, avec son restaurant panoramique; un des palais de Saddam, jalousement gardé; une statue, deux sabres croisés en béton, monument géant à sa gloire; cet hôtel trop près d’objectifs stratégiques… Tout est à la portée des missiles venus du ciel. Où se réfugier? Au sud, du côté de Bassora d’où ils vont déferler, ou au nord, vers la Turquie et le Kurdistan, sur l’autre mâchoire de la tenaille? Sans issue. A la campagne ou à la ville, dans la maison d’un quartier populeux ou dans un solide immeuble d’hôtel, en suivant le panneau fléché «abri» que la réception a fait apposer dans le hall?
Depuis l’affaire d’Amriya, les Irakiens ne se font plus aucune illusion. C’était le 13 février 1991, à 4h30 du matin, tout le monde dormait à l’abri dans ce bunker antiatomique de 1500 mètres carrés, un immeuble souterrain à deux étages, protégé par cinq couches de béton armé et d’acier sur deux mètres d’épaisseur. A l’intérieur, des lits à trois étages, un système d’air conditionné, une cuisine, des douches, une cafétéria, une télé-vidéo et des dessins animés pour enfants. Les deux missiles ont frappé à quatre minutes d’intervalle: un pour percer, l’autre pour tuer. Guidée par laser, la bombe a creusé un trou circulaire de trois mètres dans le toit et creusé le sol du dortoir. La deuxième a frappé de biais le système de ventilation, propageant à l’intérieur une vague de fumée noire et de chaleur à 400 degrés. Il a fallu quarante-cinq jours pour nettoyer les restes des 408 femmes et enfants tués par l’explosion, la force du souffle ou la fournaise. Seules, 14 personnes, qui dormaient près des portes, ont survécu, miraculées, projetées à l’extérieur par la première déflagration.
Aujourd’hui, Amriya est un monument funéraire où les hirondelles font leurs nids au coin de portes blindées rouillées «made in Finland». A l’intérieur, tout n’est que ferraille tordue, piliers noircis, murs au blindage écorché. Sur le sol, des plaques de Plexiglas transparent protègent des taches, fines couches noirâtres en forme de silhouettes: les restes des victimes carbonisées. Ici, contre ce pilier, une forme verticale, assez grande, celle d’une femme surprise debout. Là, le dessin d’un visage clair, assez distinct, entouré de la masse sombre des cheveux, jeune fille prête à marier et qu’on a surnommé ici «la fiancée d’Amriya». Là, encore, incrustée dans le mur, une femme accroupie serrant contre elle son bébé.
On fuit. Pour buter dehors sur le cimetière d’Amriya, souvenir du raid – «une erreur», a dit le Pentagone -, merveille de sophistication technologique pour un acte d’une implacable barbarie. Amriya portait le numéro 25 sur les 34 abris similaires, un par grand quartier, construits pendant la guerre contre l’Iran, et personne, aujourd’hui à Bagdad, ne souhaite utiliser les autres bunkers de ce type. Où se réfugier? Les fous eux-mêmes ne sont pas à l’abri. En 1991, après quarante-cinq jours de raids, les premiers infirmiers de l’hôpital Rachad ont découvert les 1200 malades mentaux tremblants comme des enfants abandonnés, dormant dans la cour, sous leur lit, baignant dans leurs excréments, buvant l’eau croupie des mares; 150 d’entre eux morts d’infection, de faim, de froid. Dans la cour, devant nous, l’impact du missile Tomahawk qui a touché le bâtiment mais sans tuer personne: il s’est écrasé droit dans la fosse septique de l’hôpital.
Au centre-ville, loin des fous mais au coeur de la gloire passée, le Musée archéologique de Bagdad enterre ou déménage en hâte ses trésors. Ici reposent des pièces venues de 10000 sites de l’ancienne Mésopotamie. La statue assise du roi Gouda, les célèbres regards écarquillés des visages sumériens, les fabuleux temples de Nabuchodonosor, les fines tablettes d’argile inscrites en cunéiforme, les vestiges du berceau d’une civilisation qui a inventé l’écriture en 3300 av. J.-C., l’algèbre, le code législatif et Bagdad… En 1991, 4000 objets d’art ont disparu, pillés, volés et le site d’Ur a été touché par la mitraille. Alors, sur le toit, la direction du musée a fait peindre des inscriptions géantes: «Musée… Unesco». Dérisoire protection. Ici, rien ni personne n’est à l’abri.
Pourtant, la vie continue à battre dans cette cité de 4 millions d’habitants, pleine de bruits et de couleurs, d’avenues embouteillées, de souks, de restaurants et de cinémas bondés. «L’homme qui marche sous la pluie n’a pas peur des gouttes», sourit un marchand d’antiquités. La guerre? Chaque Irakien a déjà vécu tout cela. «Il y a longtemps, ici, qu’on a dépassé le stade de la « normalité »», dit un médecin psychiatre. Alors, on survit, au jour le jour, avec sa peur intégrée au quotidien, sans se projeter dans l’avenir, pièce huilée d’un mécanisme collectif de protection.
L’apocalypse est imminente, le général Richard B. Meyers, chef de l’état-major américain, a promis 3000 bombes en quarante-huit heures avant une offensive terrestre éclair et… il n’y a aucun signe d’une mobilisation militaire massive à Bagdad. Pas de chars dans les rues, pas de DCA sur les toits, pas de mouvement de troupes ni de convoi militaire sur les grands axes. Tout juste quelques fortins de sacs de sable, capables d’abriter deux hommes et un fusil-mitrailleur, aux carrefours, devant les édifices publics et à l’entrée des ponts. Dans la banlieue populaire et dangereuse de la capitale, à la limite de Saddam-City, les fortifications sont surtout dirigées vers les quartiers peuplés de 2 millions de chiites rebelles qui ont tenté, lors de l’insurrection en 1991, de déferler vers les quartiers chics de Bagdad.
A la télévision, chaque soir, Saddam Hussein apparaît, calme et décontracté, tour à tour raïs, soldat de base, paternel ou prophète. Il écoute ses officiers faire leur rapport qu’il conclut d’un «afiyah» («c’est bien»). Puis il demande si ses commandos d’élite peuvent marcher plus de 50 kilomètres en une nuit, s’ils auront du savon, du linge propre et des livres à lire, avant d’expliquer invariablement que la bataille décisive se gagnera sur terre, au tank et à l’artillerie, soldat contre soldat. «Nous avons fait distribuer 10 millions d’armes au peuple», confie un haut fonctionnaire du régime.
Témoin, à 50 kilomètres de Bagdad, l’entraînement devenu quotidien de la tribu des Al Mashadawi. En arrivant, on serre une soixantaine de mains de cheikhs en keffieh, tunique richement brodée, propriétaires de terres et fidèles au régime. Le cheikh Fayçal étend le bras vers le nord: «Sur 20 kilomètres, c’est chez moi.» Il a des épaules de colosse, 3 femmes, 20 enfants et 10000 personnes sous son autorité. Il est le chef d’une des 17 branches de la tribu, qui compte 120000 personnes en tout. Chaque matin, ses hommes, de 15 à 80 ans, s’entraînent au maniement de kalachnikovs russes et de fusils iraniens à longue portée Barno. Sans prévenir, l’un des chefs appuie sur la détente d’un fusil d’assaut: deux explosions, deux balles sifflent au ras de la tête des hommes qui ne bronchent pas. La plupart ont déjà été soldats, engagés au combat. «Nous sommes prêts à tendre des embuscades aux Américains, à leur disputer chaque village, chaque champ, chaque arbre.» La tribu a même préparé des pièges dans la campagne, «mais pas de mines… ce sera un combat d’hommes»! Et quand on lui demande ce qu’il pense des 420000 tracts américains largués par avion appelant à la défection, il éclate d’un grand rire.
«Si vous pensez à une guerre du type de Tempête du Désert, vous vous trompez, a dit le général américain Richard B. Meyers, cette guerre-là sera très, très, très différente.» L’objectif est de frapper très vite, très fort et très haut, au sommet de l’Etat, pour le faire s’effondrer d’une pièce. Les Irakiens le savent. Ils ne se battront pas à la frontière sud, en terrain nu, du côté de Bassora et en région chiite. Peut-être même ne se battront-ils même pas au nord, du côté du Kurdistan. Tout a été prévu pour un combat urbain, entre Tikrit, le fief de Saddam Hussein, et Bagdad, la capitale, noyau dur de l’Irak. Vingt-trois ans de guerre leur ont appris les règles de base et il y a longtemps que les programmes de radio et de télévision ne sont plus diffusés à partir des immeubles officiels.
Que se passerait-il s’il fallait prendre les rues de Bagdad, chacune défendue par une maison fortifiée, abritant une dizaine d’hommes en civils, appartenant à des unités d’élite différentes, munis de fusils-mitrailleurs, de radios, de vivres, d’eau, de médicaments et, surtout, d’une volonté inébranlable de mourir au combat? Pour éviter ce scénario-cauchemar, les Américains, eux, misent sur une guerre courte, un soulèvement généralisé, la désagrégation des services et un coup d’Etat final, qui leur ouvrirait les portes de la capitale. Ils ont même déjà prévu un Irak divisé en trois secteurs, Nord, Sud et Centre, où Bagdad serait confié à Barbara Bodine, ancien ambassadeur au Yémen, en poste au Koweït lors de l’invasion par Saddam Hussein.
Cette guerre n’a pas encore commencé que se pose déjà le problème de l’après-guerre. Beaucoup d’Irakiens ennemis du régime sont prêts à une libération rapide, pas à une invasion qui se transformerait en véritable occupation. Pour l’heure, à l’approche des 3000 bombes promises par les généraux américains, ils continuent à stocker de l’eau et des vivres, occupés par le quotidien, en attendant que Dieu et la guerre fassent bientôt le tri entre les vivants et les morts

.JEAN-PAUL MARI


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