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Bartali, Un maillot jaune au coeur d’or.

publié le 29/01/2018 | par Jean-Paul Mari

« Certaines médailles s’accrochent à l’âme, pas à la veste », affirmait le cycliste italien, coureur de légende discret sur son engagement contre le totalitarisme pendant la Seconde Guerre.

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« Combien de route j’ai fait jusqu’ici / Combien de route a fait Bartali / Son nez est triste comme une longue montée / Cet Italien a un regard tellement gai », chante Paolo Conte dans l’une de ses plus belles compositions, Bartali , qui a pour cadre le Tour de France de 1948. Ces mots et cette mélodie sont devenus l’hymne à la gloire du sportif et de l’homme Gino Bartali, né le 18 juillet 1914, à Ponte a Ema (près de Florence), et mort le 5 mai 2000, à Florence.

Légende de l’histoire du cyclisme, Bartali a aussi sa place dans l’Histoire avec un grand H. Mais il a fallu attendre son décès pour le comprendre. Parce que « Ginettaccio » , surnom dû à son caractère d’éternel grincheux et de « bourru bienfaisant », n’aimait pas parler de ses performances extrasportives. Au point de cacher longtemps les actes d’héroïsme qui lui vaudront, après sa mort, la médaille d’or du mérite civil du président Carlo Azeglio Ciampi (2005) et le titre de Juste parmi les nations de la part du mémorial Yad Vashem de Jérusalem (2013) pour avoir contribué à sauver la vie de 800 Juifs, en grande partie des enfants, entre 1943 et 1944.

De son vivant, Bartali avait reçu une décoration officielle de la part de Mussolini pour sa victoire au Tour de 1938, mais il l’avait jetée dans l’Arno, à Florence. Pour l’antifasciste Bartali, cette médaille ne représentait pas ce qu’il était réellement. L’important pour lui était de faire ce qu’il considérait comme juste : sauver la vie de centaines de persécutés. La conscience du devoir accompli, telle était la vraie récompense.


Signe de croix vs salut fasciste

Adolescent, Gino commence à travailler dès l’âge de 12 ans pour aider sa famille. Il est apprenti dans un atelier de vélos. De là à l’idée de courir, il n’y a qu’un pas. Il le franchit en 1931, et la célébrité arrive à partir de 1935. Le tournant de sa vie survient l’année suivante : fiançailles avec Adriana et première victoire au Giro, le Tour d’Italie. Mais il perd son frère Giulio, tué par une voiture pendant une course cycliste. Sa consécration sportive est scellée en 1938, avec son premier triomphe au Tour de France.

Depuis 1903, un seul Italien (Ottavio Bottecchia) avait gagné la Grande Boucle. Il faut prêter attention à la différence entre les commentaires du quotidien sportif milanais La Gazzetta dello Sport au sujet des deux grandes victoires italiennes remportées en 1938, à Paris, en l’espace de quelques semaines. Cette relecture nous permet de souligner la dimension politique dans le comportement des athlètes après leur succès.

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Photo : Bartali en 1948, alors qu’il remporte son second Tour de France, face à Fausto Coppi. ©Interfoto/Foto Wilhelm/La Collection

L’article à la une de la Gazzetta du 20 juin, au lendemain de la victoire de l’Italie à la Coupe du monde de football, commence par la description du salut fasciste (le saluto romano ) des membres de la Squadra azzurra au moment de l’apothéose sportive, transformée en liturgie politique. La Gazzetta écrit avec enthousiasme que les champions « lèvent leur bras en faisant le saluto romano devant la tribune présidentielle ». Une image dont le journaliste « n’arrive pas à détacher [son] regard ».

Inutile, en revanche, d’attendre un saluto romano de Bartali à la une de la Gazzetta , qui célèbre, le 1er août, le triomphe de l’Italien dans le 32e Tour de France. Gino, antifasciste et catholique, ne lève pas le bras. Il fait un autre geste, que la presse évite soigneusement de souligner : le signe de croix, qui, à ce moment-là, est un défi implicite au régime. Gino il Pio (Gino « le Pieux », autre surnom de Bartali) fait partie de l’Action catholique, qui a des relations tendues avec le régime fasciste, déterminé à encadrer la jeunesse italienne en lui soufflant des idées nationalistes, bellicistes et racistes.

La Gazzetta présente Bartali comme un exemple de la « race » italienne, mais l’intéressé déteste ce mot et la part de haine et de mépris qu’il contient. L’Histoire lui offre l’occasion de le montrer.

Après deux victoires (1936 et 1937) et une deuxième place au Giro (1939), Bartali veut gagner l’édition 1940. Il échoue. La victoire va à un jeune membre de son équipe, la Legnano. Il s’appelle Fausto Coppi (1919-1960). La presse italienne du lundi 10 juin 1940 célèbre le triomphe de cette nouvelle étoile du cyclisme. Mais ce même 10 juin est le jour de la honte pour Mussolini, qui annonce l’entrée en guerre de l’Italie, suivie de la lâche agression portée à la France, déjà à genou face à l’Allemagne.

Entraînements à haut risque

Le 25 juillet 1943, Mussolini est renversé par le Grand Conseil fasciste, et l’Italie – qui signe le 8 septembre l’armistice avec les Alliés – est envahie par les forces d’occupation allemandes. Les listes de Juifs, préparées par les fonctionnaires de l’administration fasciste conformément aux lois raciales de 1938, n’ont pas été détruites après le renversement de Mussolini ni après l’armistice. Dès leur arrivée dans les villes italiennes, les Allemands commencent la persécution systématique des Juifs, qu’ils envoient à Auschwitz et dans les autres camps de la mort.

Des réseaux clandestins (animés par des personnalités de la communauté juive, de l’Église catholique et de la Résistance) naissent dans plusieurs localités de la péninsule pour sauver les familles juives et en particulier les enfants, souvent hébergés dans des couvents. Il est très important pour ces enfants (et si possible pour leurs parents) de se procurer de faux documents d’identité, avec des noms insoupçonnables. C’est à cette fin que Gino le Pieux réalise en 1943-1944 la plus importante de ses courses cyclistes.

La période atroce de Florence commence le 11 septembre 1943 et se prolonge jusqu’à sa libération par les unités militaires de la Résistance, en août 1944. Onze mois d’enfer pendant lesquels quatre hommes animent un réseau destiné à sauver la vie des victimes de la barbarie raciste. Il s’agit du cardinal Elia Angelo Dalla Costa (qui sera reconnu Juste parmi les nations en 2012), de son ami le rabbin Nathan Cassuto (arrêté par les Allemands le 26 novembre 1943, déporté à Auschwitz, il décédera dans le lager de Gross-Rosen), du militant antifasciste juif Giorgio Nissim et d’un responsable de la Résistance (juif lui aussi), le socialiste Raffaele Cantoni. Dalla Costa est en contact avec l’évêque d’Assise, en Ombrie, Giuseppe Placido Nicolini, qui sera déclaré à son tour Juste parmi les nations pour avoir sauvé la vie de centaines de Juifs.

Au lendemain de l’invasion de Florence, Dalla Costa appelle Bartali à l’archevêché. Il le connaît depuis longtemps, il a célébré son mariage avec Adriana. Il lui propose un travail de « facteur » : acheminer d’un bout à l’autre de l’Italie occupée, au péril de sa vie, les faux papiers (et les documents nécessaires à leur fabrication) destinés aux persécutés. Bartali a les jambes pour pédaler et le prétexte de l’entraînement sportif pour se déplacer… Le risque est énorme et le secret doit être absolu.

Pas un mot ; même pas à sa femme. Gino accepte. Pour mener à bien ses missions, il cache les documents à l’intérieur des tubes métalliques de son vélo, qu’il monte et démonte avec facilité. Il fait le tour des couvents où se trouvent les réfugiés, parcourant jusqu’à 350 kilomètres par jour. Il pédale entre Florence, Assise (où il y a une imprimerie très active dans ce genre de travail clandestin), Gênes et Lucques (où il y a une autre imprimerie de confiance).

Dans cette dernière ville, à la tête d’un couvent, se trouve un moine très engagé dans les réseaux antifascistes et dans l’aide aux Juifs : frère Arturo Paoli, qui sera déclaré à son tour Juste parmi les nations. Dans les couvents, les enfants réfugiés ne chôment pas. Il leur faut étudier les prières catholiques, qu’ils devront réciter en cas de contrôle, et ils doivent intégrer le maximum de connaissances sur les villes d’Italie méridionale (à commencer par le nom des saints protecteurs). Et pour mettre toutes les chances du côté des fugitifs, les faux papiers sont censés avoir été délivrés dans des villes de l’Italie méridionale, désormais libérée par les Alliés, ce qui rend impossible leur vérification sur les fichiers originaux par les Allemands et les collaborationnistes.

Champion de l’unité nationale

Bartali est contrôlé plusieurs fois à l’occasion de ses déplacements à vélo. Il invoque alors sa profession et son besoin d’entraînement. On le fouille, mais on ne trouve rien. Une fois, il est arrêté par une unité fasciste connue pour sa cruauté. Il recouvre sa liberté, avec son vélo, que personne n’a heureusement eu l’idée de démonter. Entre deux « entraînements », le champion s’occupe de fournir l’essentiel à la famille juive qu’il héberge dans la cave de son appartement, à Florence.

Dans l’Italie de 1946, le retour des compétitions sportives exprime une énorme envie de liberté, de joie et d’espoir. Bartali a un vieux compte à régler avec Coppi. C’est chose faite lorsqu’il remporte le Giro en 1946, devant son rival. En 1947, cette fois, Coppi monte sur la plus haute marche. Bartali pense désormais au Tour. Mais la Legnano ne veut pas qu’il y participe. Il est le symbole de l’Italie, à laquelle l’opinion publique française n’a pas encore pardonné sa déclaration de guerre du 10 juin 1940. En 1948, Bartali s’impose contre vents et marées. Il veut être au Tour. Il y est. Et il gagne.

Accueilli froidement au départ, il est ovationné à la fin de la Grande Boucle. Son succès est celui de la réconciliation franco-italienne. Une page est tournée.

Le Bartali « politique » de 1948 a aussi une signification tout italienne, que ses compatriotes transformeront en mythe et en légende. Les tensions politiques entre Démocratie chrétienne (DC, principale force de gouvernement) et Parti communiste (PCI, grande force d’opposition) sont alors extrêmes. Le 14 juillet 1948, un fasciste blesse très grièvement le chef communiste Palmiro Togliatti devant le Parlement. L’Italie explose. La légende dit que, le soir de l’attentat, De Gasperi, président du Conseil, aurait appelé au téléphone Bartali et lui aurait demandé de faire tout son possible (et même plus) pour qu’il détourne, par ses exploits sportifs, l’attention d’une Italie au bord de la guerre civile.

Le soir du 14 juillet 1948, le Tour est au pied des Alpes. Bartali, 34 ans, désormais appelé « le Vieux », est en difficulté, avec vingt et une minutes de retard au classement général. Un miracle se produit : il gagne les trois étapes suivantes. Le 15 juillet à Briançon (après la montée du col d’Izoard), le 16 à Aix-les-Bains (en enlevant à Louison Bobet le maillot jaune, qu’il gardera jusqu’à Paris) et le 17 à Lausanne. En tout, Gino gagne sept des 21 étapes du Tour 1948. Son triomphe est incontestable. La France est en paix avec l’Italie et l’Italie est pacifiée. Togliatti a demandé le retour au calme et Bartali a fait le reste.

« Champion sans déclin » est le titre de l’édito de La Gazzetta dello Sport du 19 mars 1950, au lendemain de la quatrième victoire de Gino à la Milan-San Remo. De ce champion qui n’a pas connu le déclin, plus on connaît l’histoire et plus on apprécie la personne.

par Alberto Toscano

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