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Belgique: la fracture

publié le 12/10/2006 | par Jean-Paul Mari

La Belgique en proie aux démons du séparatisme.


«Ouvrez grands les yeux. Regardez la Belgique… Que voyez-vous?», demande Jean-Luc l’écrivain avec un sourire nerveux. Nous sommes au coeur du Vieux Bruxelles, à la brasserie de l’hôtel Métropole, dans un salon de fin de siècle autrefois prospère, riche de culture, d’un génie qui attirait Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, où le talent flamand ou wallon s’exprimait en français, bien planté au «carrefour de la latinité et de la germanité». Il y a de grands miroirs, de lourdes suspensions de verre couleur feu et des statues aux formes rebondies. Tout respire la splendeur rococo et la sensualité d’un art qu’on disait alors nouveau. «Ne me parlez pas du passé. Regardez mieux. Au-delà des murs…», insiste Jean-Luc. «Vous ne voyez rien, n’est-ce pas? Normal. Il n’y a que le vide.» On sursaute. Derrière ses airs d’échassier inquiet, Jean-Luc Outers n’est pas un homme déraisonnable. Ce fonctionnaire a écrit plusieurs romans, et l’un d’eux, acide mais juste, décrit une société rongée par la bureaucratie et le clientélisme, un monde qu’il a connu de l’intérieur.
«Pour moi, la Belgique est une construction artificielle, deux peuples pris dans un Etat-tampon, imaginé et créé il y a un siècle et demi par la France et la Grande-Bretagne. Depuis, toute l’histoire du pays est celle d’une lente dissolution.» L’écrivain aligne les chiffres de la dette, l’obsession nationale: 130% du produit intérieur brut, un gigantesque déficit. «Il n’y a plus d’argent, plus de cohésion, plus de projet. L’Etat central s’est vidé lentement. Aujourd’hui, c’est un fantôme. Dans ce pays, du matériel au symbolique, tout dit la même chose: la Belgique est un énorme trou!»
Regarder le journal télévisé, c’est se pencher sur l’abîme de la dette ou suivre les pelleteuses des policiers qui creusent le fond d’un jardin à la recherche de cadavres d’enfants tués par un psychopathe pédophile… «Même l’assassin a le mauvais goût de s’appeler Dutroux. C’est à pleurer», grince Jean-Luc. Et quand, par exception, tous les Belges, Flamands et Wallons, se retrouvent, ensemble et émus, c’est d’abord pour les obsèques nationales du roi Baudouin ou l’enterrement de fillettes de 8 ans assassinées… «Les Belges ne peuvent se réunir que penchés sur une tombe!» Avec, au sommet de l’Etat, le roi, le Premier ministre, le gouvernement, trop longtemps silencieux pendant cet été de cauchemar.
On est bien loin de l’image familière d’une Belgique bonhomme, ciel gris mais terre chaleureuse, un brin bourgeoise mais pourvue d’un si grand coeur, et de ce peuple dont l’accent peut faire sourire mais jamais ricaner. Aujourd’hui, au-delà de la nostalgie, il y a du tourment dans l’air. Même sous la plume rigide d’un professeur de droit public, quand il rappelle que «la Belgique était un pays où l’on vivait sans inquiétude, où rien de grave ne semblait devoir arriver, où le bonheur individuel semblait devoir toujours être poursuivi au-delà des grands desseins communs ou des angoisses collectives.»
En ce temps-là, il n’y avait qu’un seul mot d’ordre, un peu égoïste: le bonheur d’abord. C’est fini. Mais à quand remonte le jour maudit où l’ordre belge a commencé à basculer? Peut-être dans les années 70, en Wallonie, quand les grands secteurs industriels – sidérurgie, textile, mécanique lourde, verrerie – se sont effondrés tous en même temps. Il a fallu emprunter beaucoup – trop! – pour donner un peu d’air à des régions qui mouraient d’asphyxie. Les tout-puissants partis politiques devaient répartir la manne de l’argent public; ils se sont brûlés les doigts et l’âme. Avec les années 80 est venu le temps de la corruption, de la violence, de la gangrène. Le temps des affaires… souvent irrésolues.
De 1983 à 1985, les «tueurs fous du Brabant» écument la région. Ils commettent de petits hold-up, raflent un maigre butin, mais à chaque fois ils tuent. Une caissière, un client, des passants… Vingt-huit personnes. Puis, tout s’arrête, les «fous du Brabant» s’évanouissent comme ils étaient venus. On évoque une tentative d’extrême-droite pour déstabiliser l’Etat. On retient la sauvagerie anarchique d’une sorte de bande à Bonnot qui ne dira jamais un mot. Un an plus tard éclate l’«affaire des obus de Jersey», un pot-de-vin de 70 millions de francs sur une commande de matériel, qui éclabousse l’armée. En 1989, le dossier «Inusop» révèle un vaste système de surfacturations au profit de personnalités politiques. Corruption encore.
Rien ou si peu à côté du «scandale Agusta», en janvier 1993: 46 hélicoptères de combat achetés par l’armée de terre belge à coup de pots-de-vin, comme pour les pièces d’avions F-16 de la société Dassault. Le ministre de la Défense Guy Coëme et le secrétaire général de l’Otan Willy Claes doivent démissionner. Le financement occulte des partis touche aussi la Flandre, et les Belges commencent à avoir la nausée. En juillet apparaissent des gangs structurés comme des militaires et qui attaquent des convois de fonds à coup de kalachnikovs et de lance-roquettes! Sonnée, la Belgique a besoin de vacances. D’un été tranquille.
Il sera monstrueux. Et interminable. Deux petites filles de 8 ans, Julie et Melissa, qui disparaissent près de chez elles en quelques secondes, sans laisser de traces; une police négligente qui parle de fugues et ne fait rien, neuf mois perdus; un pédophile repéré, chômeur mais capable d’acheter plusieurs maisons; une piste négligée; des protections; et au bout du calvaire deux gamines violées, séquestrées, emmurées, utilisées pour des vidéos pornos, et qui finalement mourront de faim! Et tout de suite après, la découverte des corps de deux autres adolescentes flamandes. Cette fois, avec l’affaire Dutroux, chaque Belge s’identifie au calvaire des familles. Ils sont 100000 aux obsèques de Julie et Melissa et envoient des tonnes de lettres, véritables cahiers de doléances confiés aux parents-martyrs devenus à la fois symboles de l’injustice, haut-parleurs de la souffrance et porte-parole d’un peuple en plein désarroi, qui accuse. C’est la révolte des larmes.
On en est là quand ressurgit un fantôme qui hante le pays depuis cinq longues années. Depuis ce 18 juillet 1991 où, à 7h25 du matin, André Cools, forte personnalité nationale, leader socialiste et ancien ministre d’Etat, a été tué de plusieurs balles devant le domicile de sa maîtresse, à Cointe, un quartier chic de Liège. C’était un traquenard: l’homme, suivi, filé, a été froidement abattu. Un travail de mafieux dans une ville qu’on a surnommée «Palerme sur Meuse». L’enquête s’oriente vers un autre ministre socialiste, son rival, Alain Van der Biest. Il est entendu et… la machine judiciaire se gèle. Inexplicablement.
Le 6 septembre, alors que le pays s’apprête à enterrer An et Eefje, deux victimes de Dutroux, on apprend que le juge fait arrêter le ministre Alain Van der Biest. Pourquoi ce retard? Les langues se délient, on parle de guerre des parquets et de protections politiques. L’affaire Cools révèle au grand jour le degré de déliquescence des partis et leur poids écrasant sur les institutions. «J’irai jusqu’au bout… si on me laisse faire», avait déjà dit le procureur dans l’affaire de Julie et Melissa. Après l’affaire Dutroux, l’affaire Cools, le cocktail fait l’effet d’une bombe. «Dans quel pays vivons-nous?», demande un journal à la une. Les affaires agissent comme des révélateurs des maux de la société. On accuse la police, la justice, le gouvernement fédéral… En un mot: tout ce qui fait l’Etat belge.
Comment la justice pourrait-elle être indépendante quand les juges ne le sont pas? Ici, pas d’école nationale de la magistrature mais un concours, et surtout, pour chaque nomination, une liste de noms concoctée dans l’ombre par les cabinets des trois grands partis, social-chrétien, socialiste et libéral, qui contrôlent le pouvoir par le jeu pervers des coalitions: «Les gens ne sont pas nommés en fonction de leur compétence mais parce qu’ils ont la bonne carte du bon parti au bon moment», dit Jean-Pierre Stroobants, chef du service politique au journal «le Soir». Ici le pouvoir ne se conquiert pas, il se découpe et se

répartit comme un grand gâteau collectif. Avec gourmandise mais avec discrétion. «Quand on a le pouvoir, c’est pour en abuser», disait feu André Cools.
Entre les régions, les villes, les partis et les communautés s’est établi un système diplomatique de compensation, permanent et coûteux: un hôpital ici contre un hôpital là, une autoroute que l’on double inutilement, des fonctionnaires wallons que l’on presse de trouver des projets pour équilibrer une grosse dépense en territoire flamand! «Il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout», a dit un Premier ministre. Alors, plutôt que de se déchirer, on s’entend. Sur une feuille de papier, le journaliste du «Soir» dessine une croix qui partage un cercle: «La Belgique, c’est ça.» Un pays fracturé entre le nord des Flamands et le sud wallon, entre les laïques et les catholiques. Depuis les accords dits «de la Saint-Michel» en 1993, c’est une fédération de trois régions – Flandre, Wallonie, Bruxelles – très autonomes qui peuvent signer des traités internationaux, et deux communautés de langue, francophone et néerlandophone. Sans oublier une capitale, Bruxelles, peuplée de francophones mais enclavée en territoire flamand.
Chaque parti, chaque communauté dispose de ses mutuelles, ses caisses d’épargne, ses agences de tourisme ou ses journaux. «Du berceau à la tombe, un catholique peut vivre dans son univers, explique Jean-Paul Marthoz, un responsable de Human Right Watch. On peut naître dans un hôpital, aller dans une crèche, une école, une université catholiques, travailler dans une entreprise et jouer dans une fanfare à sensibilité catholique…» Et dans la vie courante, le monde se partage souvent entre ceux qui vont à la messe et ceux qui n’y vont pas. La société et la géographie s’agencent ainsi en une succession de poupées russes, niches de vie où l’on peut vivre douillettement, à l’abri des autres.
Et l’Etat? Il a été oublié et ses instruments négligés. Comme ses tribunaux dépassés, archaïques, où certains magistrats en sont encore réduits à écrire leurs jugements à la main! Avec le temps et la crise, le grand tricot de la nation et des communautés s’est lentement défait. Le fossé s’est creusé entre le Sud postindustriel, la Wallonie pauvre, ses poches de 30 à 40% de chômage, son délabrement social symbolisé par l’affaire Dutroux, et le Nord, avec la Flandre, commerçante et plus active, plus cohérente, tournée vers les secteurs de pointe, avec de nouveaux riches, parvenus mais dynamiques, dans une société en mouvement. L’une a des allures de Sud italien; l’autre tend vers Milan, modèle du Nord. Et les clichés suivent. D’un côté, on dénigre des Wallons «paresseux et mafieux»; de l’autre, on traite les Flamands d’«égoïstes» et d’«extrémistes». On ne parle pas la même langue, on ne lit pas les mêmes journaux, on ne se marie presque plus entre communautés.. On ne vit plus ensemble.
«Je parle mieux l’anglais que le français», s’excuse Paul Geudens, éditorialiste à la «GazetvVan Antwerpen», la Gazette d’Anvers. Lui n’écoute pas la RTBF (Radio belge francophone) mais la BRT (radio flamande). Au fronton de certaines mairies, on rappelle le vieux credo flamand: «Tout pour la Flandre. Et la Flandre pour le Christ.» Dans les rues d’Anvers, à 60 kilomètres à peine de Bruxelles, les jeunes ne comprennent plus le français. La mairie est belle, riche, imposante avec ses murs dorés, ses drapeaux, et de vrais Rubens dorment dans la cathédrale qui écrase les toits de la ville. A Anvers, l’affaire Dutroux fait frémir, comme, dit un habitant, le signe d’«une barbarie qui se rapproche de la Belgique».
Avec la création de l’Etat fédéral de 1993, les Wallons pensaient avoir concédé à leurs voisins flamands tout ce qui était possible. Ils croyaient désormais à une «pause institutionnelle», le temps de laisser fonctionner les nouvelles institutions. «Mais ici, dans le Nord, il y a une dynamique qu’on ne peut pas arrêter», dit Paul Geudens. 53% de Flamands, contre 43% de Wallons: la riche Flandre en a assez de ne pas avoir d’autonomie fiscale, de ne pas gérer son argent, de voir des ministres fédéraux discuter des compétences régionales devant l’Europe. Ici on vous répète que les Flamands sont plus riches, plus productifs, moins malades que les Wallons, qu’ils gagnent plus d’argent et en dépensent moins. Comme ce leader politique nationaliste qui a affirmé que chaque foyer flamand offre chaque année l’équivalent d’une voiture à un ménage wallonµ
C’est le vieux schéma de l’Italie du Nord et du Sud profond. Avec les mêmes effets. A l’ordre du jour, la protection sociale que les Flamands veulent rediscuter avant 1999. Quitte à ne plus participer au gouvernement si les Wallons, crispés, refusent de négocier ce secteur crucial. La protection sociale! C’est peut-être le dernier ciment de l’unité nationale. En finir avec cet outil, ce serait probablement en finir avec la solidarité de la nation. En finir avec la Belgique. «Et alors? répond calmement Hugo Schiltz, nationaliste modéré de la Volksunie et ministre d’Etat. Dans un passé proche, pour nous Flamands, l’Etat belge a été un Etat imposé, à combattre: l’Etat parallèle des catholiques ou l’Etat sous administration étrangère.» Déjà, sans souffler, certains parlent d’aller plus loin, vers le confédéralisme, et les Wallons, mis sur la défensive, grimacent: «Le confédéralisme, c’est le fédéralisme pour les cons! a écrit Francis Delpérée, respectable professeur de droit constitutionnel. Autant parler de séparatisme et d’indépendance.»
Stupeur: le mot n’est plus tabou. Ce qui était impensable il y a quatre ou cinq ans est débattu au grand jour. Sans la violence et l’exubérance d’un Umberto Bossi, sans l’ombre sanglante d’un conflit en Bosnie, ni même les conditions propres à une «solution de velours» tchéco-slovaque. Mais on en parle clairement. Comme dans cette série d’articles intitulée «Belgique-Requiem», débat lancé par le journal «le Soir», cet été, avant même l’explosion des affaires Dutroux et Cools. L’analyse finale notait que les Wallons, ébranlés, en étaient à invoquer un «front francophone», voire à imaginer un rattachement à la France. Pendant que les politiques flamands envisagent la scission sans émotion, comme des patrons se séparent d’une filiale sans avenir.
«L’Etat-nation? La Belgique? Que va-t-il en rester quand l’Europe unie s’occupera, vers le haut, des compétences de la monnaie, de la défense ou de l’étranger. Et que la région Flandre pourra, vers le bas, jouer pleinement son rôle», dit tranquillement l’éditorialiste flamand Paul Geudens. Comme la «Padanie» baroque de l’Italie du Nord, la Catalogne depuis toujours rebelle à l’Espagne, voici la Flandre prise entre l’Europe unie et l’Europe des régions…
«En l’an 2020, que restera-t-il de la Belgique?», se demandent les intellectuels. Là où l’Etat-nation ne serait pas la rencontre forte «d’un territoire et d’une histoire», serait-il porté à la disparition? En tout cas, on ne rencontre personne aujourd’hui qui défende avec passion l’idée d’une Belgique unie porteuse d’un projet national. «Sans le problème de Bruxelles et de la dette commune, ce pays aurait peut-être disparu», avancent les plus pessimistes. Pour d’autres, la crise, salutaire, annonce le redressement, le sursaut moral. Pour l’heure, comme le dit un intellectuel, «le surgelé historique a commencé à fondre». Avec les affaires, l’Etat est devenu suspect. Et la Belgique en appelle à son sens historique du compromis permanent.
A la sortie de l’hôtel Métropole de Bruxelles, Jean-Luc, l’écrivain triste, s’est arrêté devant un immeuble détruit dont seule l’élégante façade était tenue par de savants échafaudages: «Regardez. C’est l’art de détruire l’intérieur tout en conservant l’extérieur… Cette technique d’architecture a été inventée ici.»
JEAN-PAUL MARI
et Didier Pavy

«Ouvrez grands les yeux. Regardez la Belgique… Que voyez-vous?», demande Jean-Luc l’écrivain avec un sourire nerveux. Nous sommes au coeur du Vieux Bruxelles, à la brasserie de l’hôtel Métropole, dans un salon de fin de siècle autrefois prospère, riche de culture, d’un génie qui attirait Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, où le talent flamand ou wallon s’exprimait en français, bien planté au «carrefour de la latinité et de la germanité». Il y a de grands miroirs, de lourdes suspensions de verre couleur feu et des statues aux formes rebondies. Tout respire la splendeur rococo et la sensualité d’un art qu’on disait alors nouveau. «Ne me parlez pas du passé. Regardez mieux. Au-delà des murs…», insiste Jean-Luc. «Vous ne voyez rien, n’est-ce pas? Normal. Il n’y a que le vide.» On sursaute. Derrière ses airs d’échassier inquiet, Jean-Luc Outers n’est pas un homme déraisonnable. Ce fonctionnaire a écrit plusieurs romans, et l’un d’eux, acide mais juste, décrit une société rongée par la bureaucratie et le clientélisme, un monde qu’il a connu de l’intérieur.
«Pour moi, la Belgique est une construction artificielle, deux peuples pris dans un Etat-tampon, imaginé et créé il y a un siècle et demi par la France et la Grande-Bretagne. Depuis, toute l’histoire du pays est celle d’une lente dissolution.» L’écrivain aligne les chiffres de la dette, l’obsession nationale: 130% du produit intérieur brut, un gigantesque déficit. «Il n’y a plus d’argent, plus de cohésion, plus de projet. L’Etat central s’est vidé lentement. Aujourd’hui, c’est un fantôme. Dans ce pays, du matériel au symbolique, tout dit la même chose: la Belgique est un énorme trou!»
Regarder le journal télévisé, c’est se pencher sur l’abîme de la dette ou suivre les pelleteuses des policiers qui creusent le fond d’un jardin à la recherche de cadavres d’enfants tués par un psychopathe pédophile… «Même l’assassin a le mauvais goût de s’appeler Dutroux. C’est à pleurer», grince Jean-Luc. Et quand, par exception, tous les Belges, Flamands et Wallons, se retrouvent, ensemble et émus, c’est d’abord pour les obsèques nationales du roi Baudouin ou l’enterrement de fillettes de 8 ans assassinées… «Les Belges ne peuvent se réunir que penchés sur une tombe!» Avec, au sommet de l’Etat, le roi, le Premier ministre, le gouvernement, trop longtemps silencieux pendant cet été de cauchemar.
On est bien loin de l’image familière d’une Belgique bonhomme, ciel gris mais terre chaleureuse, un brin bourgeoise mais pourvue d’un si grand coeur, et de ce peuple dont l’accent peut faire sourire mais jamais ricaner. Aujourd’hui, au-delà de la nostalgie, il y a du tourment dans l’air. Même sous la plume rigide d’un professeur de droit public, quand il rappelle que «la Belgique était un pays où l’on vivait sans inquiétude, où rien de grave ne semblait devoir arriver, où le bonheur individuel semblait devoir toujours être poursuivi au-delà des grands desseins communs ou des angoisses collectives.»
En ce temps-là, il n’y avait qu’un seul mot d’ordre, un peu égoïste: le bonheur d’abord. C’est fini. Mais à quand remonte le jour maudit où l’ordre belge a commencé à basculer? Peut-être dans les années 70, en Wallonie, quand les grands secteurs industriels – sidérurgie, textile, mécanique lourde, verrerie – se sont effondrés tous en même temps. Il a fallu emprunter beaucoup – trop! – pour donner un peu d’air à des régions qui mouraient d’asphyxie. Les tout-puissants partis politiques devaient répartir la manne de l’argent public; ils se sont brûlés les doigts et l’âme. Avec les années 80 est venu le temps de la corruption, de la violence, de la gangrène. Le temps des affaires… souvent irrésolues.
De 1983 à 1985, les «tueurs fous du Brabant» écument la région. Ils commettent de petits hold-up, raflent un maigre butin, mais à chaque fois ils tuent. Une caissière, un client, des passants… Vingt-huit personnes. Puis, tout s’arrête, les «fous du Brabant» s’évanouissent comme ils étaient venus. On évoque une tentative d’extrême-droite pour déstabiliser l’Etat. On retient la sauvagerie anarchique d’une sorte de bande à Bonnot qui ne dira jamais un mot. Un an plus tard éclate l’«affaire des obus de Jersey», un pot-de-vin de 70 millions de francs sur une commande de matériel, qui éclabousse l’armée. En 1989, le dossier «Inusop» révèle un vaste système de surfacturations au profit de personnalités politiques. Corruption encore.
Rien ou si peu à côté du «scandale Agusta», en janvier 1993: 46 hélicoptères de combat achetés par l’armée de terre belge à coup de pots-de-vin, comme pour les pièces d’avions F-16 de la société Dassault. Le ministre de la Défense Guy Coëme et le secrétaire général de l’Otan Willy Claes doivent démissionner. Le financement occulte des partis touche aussi la Flandre, et les Belges commencent à avoir la nausée. En juillet apparaissent des gangs structurés comme des militaires et qui attaquent des convois de fonds à coup de kalachnikovs et de lance-roquettes! Sonnée, la Belgique a besoin de vacances. D’un été tranquille.
Il sera monstrueux. Et interminable. Deux petites filles de 8 ans, Julie et Melissa, qui disparaissent près de chez elles en quelques secondes, sans laisser de traces; une police négligente qui parle de fugues et ne fait rien, neuf mois perdus; un pédophile repéré, chômeur mais capable d’acheter plusieurs maisons; une piste négligée; des protections; et au bout du calvaire deux gamines violées, séquestrées, emmurées, utilisées pour des vidéos pornos, et qui finalement mourront de faim! Et tout de suite après, la découverte des corps de deux autres adolescentes flamandes. Cette fois, avec l’affaire Dutroux, chaque Belge s’identifie au calvaire des familles. Ils sont 100000 aux obsèques de Julie et Melissa et envoient des tonnes de lettres, véritables cahiers de doléances confiés aux parents-martyrs devenus à la fois symboles de l’injustice, haut-parleurs de la souffrance et porte-parole d’un peuple en plein désarroi, qui accuse. C’est la révolte des larmes.
On en est là quand ressurgit un fantôme qui hante le pays depuis cinq longues années. Depuis ce 18 juillet 1991 où, à 7h25 du matin, André Cools, forte personnalité nationale, leader socialiste et ancien ministre d’Etat, a été tué de plusieurs balles devant le domicile de sa maîtresse, à Cointe, un quartier chic de Liège. C’était un traquenard: l’homme, suivi, filé, a été froidement abattu. Un travail de mafieux dans une ville qu’on a surnommée «Palerme sur Meuse». L’enquête s’oriente vers un autre ministre socialiste, son rival, Alain Van der Biest. Il est entendu et… la machine judiciaire se gèle. Inexplicablement.
Le 6 septembre, alors que le pays s’apprête à enterrer An et Eefje, deux victimes de Dutroux, on apprend que le juge fait arrêter le ministre Alain Van der Biest. Pourquoi ce retard? Les langues se délient, on parle de guerre des parquets et de protections politiques. L’affaire Cools révèle au grand jour le degré de déliquescence des partis et leur poids écrasant sur les institutions. «J’irai jusqu’au bout… si on me laisse faire», avait déjà dit le procureur dans l’affaire de Julie et Melissa. Après l’affaire Dutroux, l’affaire Cools, le cocktail fait l’effet d’une bombe. «Dans quel pays vivons-nous?», demande un journal à la une. Les affaires agissent comme des révélateurs des maux de la société. On accuse la police, la justice, le gouvernement fédéral… En un mot: tout ce qui fait l’Etat belge.
Comment la justice pourrait-elle être indépendante quand les juges ne le sont pas? Ici, pas d’école nationale de la magistrature mais un concours, et surtout, pour chaque nomination, une liste de noms concoctée dans l’ombre par les cabinets des trois grands partis, social-chrétien, socialiste et libéral, qui contrôlent le pouvoir par le jeu pervers des coalitions: «Les gens ne sont pas nommés en fonction de leur compétence mais parce qu’ils ont la bonne carte du bon parti au bon moment», dit Jean-Pierre Stroobants, chef du service politique au journal «le Soir». Ici le pouvoir ne se conquiert pas, il se découpe et se répartit comme un grand gâteau collectif. Avec gourmandise mais avec discrétion. «Quand on a le pouvoir, c’est pour en abuser», disait feu André Cools.
Entre les régions, les villes, les partis et les communautés s’est établi un système diplomatique de compensation, permanent et coûteux: un hôpital ici contre un hôpital là, une autoroute que l’on double inutilement, des fonctionnaires wallons que l’on presse de trouver des projets pour équilibrer une grosse dépense en territoire flamand! «Il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout», a dit un Premier ministre. Alors, plutôt que de se déchirer, on s’entend. Sur une feuille de papier, le journaliste du «Soir» dessine une croix qui partage un cercle: «La Belgique, c’est ça.» Un pays fracturé entre le nord des Flamands et le sud wallon, entre les laïques et les catholiques. Depuis les accords dits «de la Saint-Michel» en 1993, c’est une fédération de trois régions – Flandre, Wallonie, Bruxelles – très autonomes qui peuvent signer des traités internationaux, et deux communautés de langue, francophone et néerlandophone. Sans oublier une capitale, Bruxelles, peuplée de francophones mais enclavée en territoire flamand.
Chaque parti, chaque communauté dispose de ses mutuelles, ses caisses d’épargne, ses agences de tourisme ou ses journaux. «Du berceau à la tombe, un catholique peut vivre dans son univers, explique Jean-Paul Marthoz, un responsable de Human Right Watch. On peut naître dans un hôpital, aller dans une crèche, une école, une université catholiques, travailler dans une entreprise et jouer dans une fanfare à sensibilité catholique…» Et dans la vie courante, le monde se partage souvent entre ceux qui vont à la messe et ceux qui n’y vont pas. La société et la géographie s’agencent ainsi en une succession de poupées russes, niches de vie où l’on peut vivre douillettement, à l’abri des autres.
Et l’Etat? Il a été oublié et ses instruments négligés. Comme ses tribunaux dépassés, archaïques, où certains magistrats en sont encore réduits à écrire leurs jugements à la main! Avec le temps et la crise, le grand tricot de la nation et des communautés s’est lentement défait. Le fossé s’est creusé entre le Sud postindustriel, la Wallonie pauvre, ses poches de 30 à 40% de chômage, son délabrement social symbolisé par l’affaire Dutroux, et le Nord, avec la Flandre, commerçante et plus active, plus cohérente, tournée vers les secteurs de pointe, avec de nouveaux riches, parvenus mais dynamiques, dans une société en mouvement. L’une a des allures de Sud italien; l’autre tend vers Milan, modèle du Nord. Et les clichés suivent. D’un côté, on dénigre des Wallons «paresseux et mafieux»; de l’autre, on traite les Flamands d’«égoïstes» et d’«extrémistes». On ne parle pas la même langue, on ne lit pas les mêmes journaux, on ne se marie presque plus entre communautés.. On ne vit plus ensemble.
«Je parle mieux l’anglais que le français», s’excuse Paul Geudens, éditorialiste à la «GazetvVan Antwerpen», la Gazette d’Anvers. Lui n’écoute pas la RTBF (Radio belge francophone) mais la BRT (radio flamande). Au fronton de certaines mairies, on rappelle le vieux credo flamand: «Tout pour la Flandre. Et la Flandre pour le Christ.» Dans les rues d’Anvers, à 60 kilomètres à peine de Bruxelles, les jeunes ne comprennent plus le français. La mairie est belle, riche, imposante avec ses murs dorés, ses drapeaux, et de vrais Rubens dorment dans la cathédrale qui écrase les toits de la ville. A Anvers, l’affaire Dutroux fait frémir, comme, dit un habitant, le signe d’«une barbarie qui se rapproche de la Belgique».
Avec la création de l’Etat fédéral de 1993, les Wallons pensaient avoir concédé à leurs voisins flamands tout ce qui était possible. Ils croyaient désormais à une «pause institutionnelle», le temps de laisser fonctionner les nouvelles institutions. «Mais ici, dans le Nord, il y a une dynamique qu’on ne peut pas arrêter», dit Paul Geudens. 53% de Flamands, contre 43% de Wallons: la riche Flandre en a assez de ne pas avoir d’autonomie fiscale, de ne pas gérer son argent, de voir des ministres fédéraux discuter des compétences régionales devant l’Europe. Ici on vous répète que les Flamands sont plus riches, plus productifs, moins malades que les Wallons, qu’ils gagnent plus d’argent et en dépensent moins. Comme ce leader politique nationaliste qui a affirmé que chaque foyer flamand offre chaque année l’équivalent d’une voiture à un ménage wallonµ
C’est le vieux schéma de l’Italie du Nord et du Sud profond. Avec les mêmes effets. A l’ordre du jour, la protection sociale que les Flamands veulent rediscuter avant 1999. Quitte à ne plus participer au gouvernement si les Wallons, crispés, refusent de négocier ce secteur crucial. La protection sociale! C’est peut-être le dernier ciment de l’unité nationale. En finir avec cet outil, ce serait probablement en finir avec la solidarité de la nation. En finir avec la Belgique. «Et alors? répond calmement Hugo Schiltz, nationaliste modéré de la Volksunie et ministre d’Etat. Dans un passé proche, pour nous Flamands, l’Etat belge a été un Etat imposé, à combattre: l’Etat parallèle des catholiques ou l’Etat sous administration étrangère.» Déjà, sans souffler, certains parlent d’aller plus loin, vers le confédéralisme, et les Wallons, mis sur la défensive, grimacent: «Le confédéralisme, c’est le fédéralisme pour les cons! a écrit Francis Delpérée, respectable professeur de droit constitutionnel. Autant parler de séparatisme et d’indépendance.»
Stupeur: le mot n’est plus tabou. Ce qui était impensable il y a quatre ou cinq ans est débattu au grand jour. Sans la violence et l’exubérance d’un Umberto Bossi, sans l’ombre sanglante d’un conflit en Bosnie, ni même les conditions propres à une «solution de velours» tchéco-slovaque. Mais on en parle clairement. Comme dans cette série d’articles intitulée «Belgique-Requiem», débat lancé par le journal «le Soir», cet été, avant même l’explosion des affaires Dutroux et Cools. L’analyse finale notait que les Wallons, ébranlés, en étaient à invoquer un «front francophone», voire à imaginer un rattachement à la France. Pendant que les politiques flamands envisagent la scission sans émotion, comme des patrons se séparent d’une filiale sans avenir.
«L’Etat-nation? La Belgique? Que va-t-il en rester quand l’Europe unie s’occupera, vers le haut, des compétences de la monnaie, de la défense ou de l’étranger. Et que la région Flandre pourra, vers le bas, jouer pleinement son rôle», dit tranquillement l’éditorialiste flamand Paul Geudens. Comme la «Padanie» baroque de l’Italie du Nord, la Catalogne depuis toujours rebelle à l’Espagne, voici la Flandre prise entre l’Europe unie et l’Europe des régions…
«En l’an 2020, que restera-t-il de la Belgique?», se demandent les intellectuels. Là où l’Etat-nation ne serait pas la rencontre forte «d’un territoire et d’une histoire», serait-il porté à la disparition? En tout cas, on ne rencontre personne aujourd’hui qui défende avec passion l’idée d’une Belgique unie porteuse d’un projet national. «Sans le problème de Bruxelles et de la dette commune, ce pays aurait peut-être disparu», avancent les plus pessimistes. Pour d’autres, la crise, salutaire, annonce le redressement, le sursaut moral. Pour l’heure, comme le dit un intellectuel, «le surgelé historique a commencé à fondre». Avec les affaires, l’Etat est devenu suspect. Et la Belgique en appelle à son sens historique du compromis permanent.
A la sortie de l’hôtel Métropole de Bruxelles, Jean-Luc, l’écrivain triste, s’est arrêté devant un immeuble détruit dont seule l’élégante façade était tenue par de savants échafaudages: «Regardez. C’est l’art de détruire l’intérieur tout en conservant l’extérieur… Cette technique d’architecture a été inventée ici.»

JEAN-PAUL MARI
et Didier Pavy


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