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Beyrouth : retour vers l’enfer

publié le 13/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Hier, c’était les plages bondées, les palaces envahis par les touristes. Aujourd’hui, la ville est un désert sombre habité par la mort et la destruction. Choses vues dans une capitale déconcertée et terrifiée par la violence de la riposte israélienne aux agressions du Hezbollah


Doha tourne en rond, les yeux encore écarquillés par la stupeur. Elle vient de marcher entre les bombes, sur les gravats du « quartier interdit », Hreit Harek, le bastion établi par le Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth : «Les rues transformées en profondes vallées, des cratères de 10 mètres, les immeubles de 9 étages soufflés, effondrés, posés comme des montagnes de gravats, l’odeur, les cris, la fumée…» Doha ne reconnaît plus sa ville. Hier, c’était l’été, les plages bondées, la fête du soleil et des corps, les filles bronzées aux terrasses des cafés chics, les palaces de verre et de marbre envahis par les touristes d’Europe ou des Emirats. Aujourd’hui, la ville est un désert sombre habité par la mort et la destruction. Avant-hier, Doha était à Baalbek avec la chanteuse Fairouz pour jouer dans une comédie musicale : le grand retour de la diva du Liban, une première, 6 000 personnes par représentation et les ruines antiques de la Bekaa transmutée en palais de la culture. Tout est annulé, Baalbek aussi vient d’être bombardée. Et Doha ne reconnaît plus son pays.
Ou plutôt elle le reconnaît trop bien ! A 40 ans, les yeux très noirs, sensible mais solide, elle a vécu dès l’enfance le début de la catastrophe, en 1976, la guerre, jusqu’à l’invasion du Liban par Israël en 1982, l’opération Règlements de Comptes onze ans plus tard, la récolte de mort des Raisins de la Colère en 1996, et le retrait d’Israël du Sud-Liban, toujours dans un même paysage de guerre. Puis… le silence, enfin ! L’envie forcenée d’oublier, de jouir de la vie, cinq années de paix, de bonheur suspendu, trompeur. Juste avant l’assassinat, jour de la Saint-Valentin 2005, du Premier ministre Hariri. «Et là, maintenant, le retour du déjà-vu, le sentiment que le Liban revient à son état naturel. Comme si, finalement, la guerre était notre vie et les années de paix un simple passage éphémère.» Un week-end à Beyrouth se résume à jouer le petit comptable de la mort et des destructions. Encore faut-il pouvoir accéder à la capitale, dans un pays soumis à un triple blocus, par air, par mer et par terre.

Samedi 15 juillet, 6h30 du matin. Aéroport de Damas, Syrie
Fuir
Le hall de départ est bondé de riches touristes du Golfe, hommes en tunique blanche et turban, femmes voilées de noir et domestiques philippines, tous partis au premier coup de feu, qui poussent devant eux des caravanes de valises de luxe. Et des familles de Libanais qui ont eu le temps de fuir, femmes et enfants aux yeux cernés par la fatigue et la peur, hommes accrochés à leur téléphone portable pour essayer d’avoir des nouvelles de ceux qui sont restés. On n’atterrit plus à Beyrouth, l’aéroport ultramoderne Rafic-Hariri, à peine inauguré, a été bombardé. Les deux pistes sont crevées par des missiles et le grand réservoir de carburant est en flammes. La mer est interdite par la marine israélienne, depuis Tyr au sud jusqu’à Tripoli au nord. Hier soir, un navire égyptien chargé de ciment a pris feu après avoir reçu un obus au large des côtes libanaises. L’un des douze marins est grièvement blessé. Ne reste que la route.

Frontière syro-libanaise, 9 heures du matin
Quatre missiles sur le poste frontière
Scènes d’exode hier au point de passage où il fallait attendre cinq heures pour avancer. Aujourd’hui, le flot s’est tari. Trop dangereux. Le grand axe autoroutier qui relie Damas à Beyrouth a été coupé en cinq endroits par les raids des chasseurs bombardiers. Il faut rouler vite, d’abord, le long des 6 kilomètres de no man’s land. Deux heures plus tard, un chasseur israélien tire quatre missiles air-sol, ici même, à 200 mètres du poste frontalier libanais de Masnaa. Dernière solution : prendre par un chemin de montagne vers la vallée de la Bekaa, contourner Zahlé, se glisser à l’est de Beyrouth. On roule collé à la crête protectrice, vers Choueir, le « bois de Boulogne ». En montagne, le Liban est toujours en vacances, avec ses routes encombrées de 4×4 neufs et de BMW, bordées d’hôtels et de restaurants Chez Nassim, de brasseries ombragées par des dais de toile, de somptueuses villas et de richesses exhibées. En 1982, quand Beyrouth encerclée vivait sans eau, sans électricité et sans pain, on dormait la nuit sur les terrasses en regardant brûler la capitale.

13 heures, banlieue de Beyrouth
Le soleil a disparu
Plongée vers la capitale. La route descend en virages serrés vers le brouillard sale d’air marin et de fumée noire qui couvre la vallée. En bas, émergeant de la grisaille, apparaît le fantôme de Beyrouth. Soudain, la route s’est vidée. Au loin, le réservoir de carburant de l’aéroport fume toujours et, devant le palais présidentiel de Baabda, les militaires de garde restent collés à leurs bunkers. Entre deux chants guerriers, des prêches enflammés et des communiqués de victoire, la radio du Hezbollah annonce qu’une centaine d’obus israéliens sont tombés au sud sur les villages de la « ligne bleue » tracée par l’ONU et qui sert de frontière entre le Liban et Israël. Tel-Aviv veut vider la zone de sa population libanaise pour réduire le sanctuaire du Hezbollah et le priver de bouclier humain. Son aviation a largué des milliers de tracts ordonnant aux gens du Sud de se retirer vers le Nord. Dès hier soir, à la suite de l’ultimatum, des milliers de Libanais chiites ont commencé à prendre la route de l’exode. Mais les routes sont bombardées, les ponts, coupés, et le chemin chaotique. Un convoi composé d’un minibus et de voitures civiles qui fuyaient la région a été pulvérisé par les tirs de roquettes d’un hélicoptère et tous les postes de télévision, allumés en permanence, passent en boucle les images des corps carbonisés retirés des décombres : 18 civils dont 9 enfants.

17h30, rue Hamra
La peur et la colère
Une série de lourdes détonations fait trembler les baies vitrées du centre-ville. Quelques rares voitures roulent à pleine vitesse en klaxonnant dans les ruelles désertes. Les vieux réflexes sont de retour. Une femme passe, fragile, blonde, maquillée, élégante, irréelle. Elle est américaine d’origine libanaise et vit à Washington. Son fils venait pour un stage d’été à l’Université américaine de Beyrouth. Son passeport américain lui a interdit tout départ par Damas : «Je suis piégée. Comment sortir d’ici?» Dans un café, un groupe d’hommes qui, figés, avalent leur café noir amer en tirant sur des cigarettes. Nouvelle explosion. Au large, un navire de guerre israélien pilonne la banlieue chiite. «Tout cela pour deux soldats pris en otages… Vous y croyez, vous? Pas nous», dit un homme, les poings serrés. Israël a posé ses conditions : le Hezbollah doit rendre ses otages, se redéployer au nord du Litani et remettre à l’armée libanaise son stock de 12 000 roquettes. En clair, une capitulation. Israël veut en finir avec le Hezbollah. Et la pluie de roquettes qui a, pour la première fois, touché Haïfa, tuant 8 civils dans la troisième ville d’Israël, a rappelé aux
habitants de mauvais souvenirs de la guerre du Kippour.

20h30, sur le front de mer
Premiers bombardements des ports
«J’ai vu soudain 2 hélicoptères venus de la mer tirer 2 missiles sur le port», raconte une habitante de Jounieh, à 20 kilomètres de la capitale. Au nord, le port de Tripoli est touché. A Beyrouth, les vedettes israéliennes ouvrent le feu sur les silos du port et un hélicoptère tire 2 missiles sur le grand phare de la capitale. Radars, phares, antennes, télécommunications, réservoirs de carburant…, le Liban est frappé méthodiquement, le blocus se resserre, le pays, sourd et aveugle, n’est plus qu’une cible. La panique s’empare de la corniche. Le front de mer s’emplit du bruit des sirènes d’ambulance et des klaxons des conducteurs qui provoquent des carambolages. «Regardez-les! Ils ont tous peur…», dit un restaurateur âgé en secouant la tête. Dans la salle, plus de clients, mais des néons verts, lugubres, et des serveurs nerveux qui nettoient sans cesse des tables vides. Nouvelle salve de deux explosions. Le jeune caissier s’emmêle dans ses billets en rendant la monnaie et jette un regard suppliant au patron : «C’est trop fort maintenant, il faut fermer.» L’autre le fusille du regard. Deux générations se côtoient. Les plus âgés, habitués à vivre avec la mort qui rôde. Et les autres, qui se moquaient du passé et exhibaient leur argent en croyant vivre dans une station balnéaire hors du monde. Ce soir, ils rasent les murs.

Dimanche, 1 heure du matin, raids intensifs sur la banlieue chiite
Objectif : détruire le quartier du Hezbollah
Cette fois, le centre de Beyrouth tremble sous les impacts qui frappent le périmètre Hezbollah. A 3 kilomètres à peine du centre-ville, entre la Cité sportive, Chatila et l’aéroport, la zone couvre 1 kilomètre carré où vivent, entassés, un demi-million d’habitants. C’est un Etat dans l’Etat, un bloc idéologique, politique et militaire où n’entre pas qui veut. Le Hezbollah l’a décrété « périmètre interdit ». Il y a là le QG du « Parti de Dieu », ses bureaux et sa chaîne de télévision, Al-Manar. Les ruelles sont serrées, les immeubles hauts de 9 à 11 étages, les cours surveillées, des miliciens Hezbollah repèrent immédiatement l’étranger, interceptent les journalistes, font la loi, sont la loi. Vendredi soir, un premier raid a touché le bureau de son leader, le cheikh Hassan Nasrallah. Israël le dit blessé, il réapparaîtra indemne. Un autre raid écrase l’immeuble d’Al-Manar, mais la station continue à diffuser des films de guerre sainte.
Cette nuit, la chasse israélienne transforme le kilomètre carré des islamistes en enfer. Les missiles agissent comme des bombes à effet de souffle, pénètrent par le toit des buildings, crèvent tous les étages et explosent en touchant les fondations. Un à un, des dizaines d’immeubles s’effondrent comme des châteaux de cartes, une avenue entière se retrouve à nu, les ponts routiers sont aplatis. Le quartier est dévasté, les rues sont effacées, ensevelies sous des montagnes de gravats. La population suffoque dans l’odeur âcre et les cendres d’incendies à peine éteints. Sur place, des jeunes prennent des photos à l’aide de leur téléphone portable alors que l’alerte n’est pas terminée, des activistes du Hezbollah tournent en scooter autour des décombres pour empêcher les gens de s’approcher, et un bulldozer essaie de dégager un passage pour extraire les survivants des ruines. Combien de morts ? Personne ne sait. Un photographe libanais qui réussit à se frayer un chemin découvre un couple d’habitants, entouré de ses trois enfants en pyjama, visages noircis par la fumée : «Sortez-nous de cet enfer! Emmenez-nous… n’importe où!»

6h15, centre-ville
Le Liban toujours sous les bombes
Il y a eu un répit, on a cru à l’accalmie et puis quelque chose a claqué, venu du ciel ou de la mer, on ne sait plus, pas très loin du centre-ville. Et Beyrouth a compris que cette journée ressemblerait aux précédentes. Du Sud, de Nabatiyé, partent des convois de voitures chargées de familles qui essaient de gagner les zones chrétiennes, là où le Hezbollah n’existe pas. Dans le ciel, les chasseurs bombardiers tournent en permanence : «300000 personnes sont toujours encerclées dans la région, a dit le maire de la ville, élu du Hezbollah. D’ici à une quinzaine de jours, nous serons à bout de ressources, de fuel et de nourriture.» A Beyrouth, le ministre des Finances estime à près d’un demi-milliard de dollars les pertes de l’économie libanaise depuis le début de l’offensive. Sans parler du 1,6 million de touristes qui devaient assurer le redémarrage de la croissance.

16 heures, ambassade de France
Evacuer Beyrouth !
Dans une grande pièce de l’ambassade, les standardistes de la cellule de crise notent les noms et adresses de ceux qui veulent fuir la guerre. Ils sont 17 000 Français et Franco-Libanais. 2 000 se sont déjà inscrits. Il s’agit de les transférer par ferry jusqu’à Larnaka à Chypre. Et les Français coincés au Sud ? Ce sera plus difficile. Il y a plus de vingt ans, quand les Syriens assiégeaient et bombardaient la ville tenue par le général Aoun, les Libanais arrivaient à fuir, de nuit, à partir de criques rocheuses au nord de Jounieh, en prenant des chaloupes qui les conduisaient à un chalutier puis à un grand ferry blanc, posté à la limite des eaux internationales. Ceux qui ont pris le dernier chalutier se rappellent la lune trop forte, les canons du port, les cris des enfants sur le pont et les obus qui tombaient de part et d’autre du navire obligé de zigzaguer à grands coups de barre. L’histoire et les adversaires sont différents. Dès le lendemain, l’évacuation commencera. Cette fois en sécurité.

Nuit de dimanche à lundi
Raids d’Israël, roquettes du Hezbollah, Nasrallah menace
Avec la fatigue et le manque de sommeil, les nuits et les jours commencent à se ressembler. Des dizaines de raids, près de 200 tués, 400 blessés, un bilan provisoire et partiel. Tout à l’heure, on a vu apparaître le leader du Hezbollah sur la chaîne de télévision Al-Manar. Il parlait comme un chef d’Etat, un chef de guerre, sûr de son armée de combattants et de ses 12 000 roquettes. La dernière fois qu’il est apparu à l’écran, il a annoncé, en direct, une « surprise », la destruction imminente d’une corvette israélienne, un navire de guerre sophistiqué qui croisait et bombardait à 15 kilomètres de la côte. Et il a invité la population à voir par elle-même… «On s’est précipité sur les toits et on a vu les éclairs des leurres au loin», dit Doha. Puis la télé a retransmis les images du navire, touché par un missile iranien à longue portée. Ce soir, Nasrallah s’est contenté, sans surprise, d’affirmer que le combat allait continuer et que le Hezbollah allait désormais «utiliser tous les moyens». Au jeu de la surenchère, les deux parties sont rarement en retard. Pour Doha la Libanaise qui croyait à la paix, c’est le retour du cauchemar.


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