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Boxe: A la gauche du Dieu Ali

publié le 11/02/2013 | par benoit Heimermann

Maudit airbag ! Inopérant et défaillant. Joe Frazier a survécu à trois combats face à Muhammad Ali, encaissé quantité de coups pendables, traversé une existence cabossée à l’extrême. Mais il a suffit d’un chauffard, écervelé et indifférent, pour entamer son capital santé.


C’était en 2003, au sortir d’une station essence, un froid après midi d’hiver. La collision fut soudaine. Le coupable discerné sur l’arrière, la victime précipitée vers l’avant et son corps tout entier traversé par l’onde d’un choc aussi violent qu’inattendu.

Lorsqu’il vous reçoit au vingtième étage des “ Windsor Suites ”, en surplomb de la Benjamin Franklin Parkway, au cœur de Philadelphie, Frazier donne le change. Sa silhouette est rassurante et sa poignée de main appropriée. Il s’appuie néanmoins sur une canne pour soulager une jambe droite hésitante, un dos en capilotade et un cou qui, de son propre aveu, le “ lance ” dès qu’il tourne la tête avec insistance.

Le pommeau de son instrument – une figure de chien en argent – dit son statut, au même titre que ses multiples bagues en or et que la chaîne du même métal négligemment suspendue sur son torse rebondi. Le statut d’une légende vivante, empereur d’un royaume disparu. Quelques trophées supplémentaires – une paire de gants autographés, une ceinture piquée de diamants, un poster représentant l’indéboulonnable Muhammad Ali allongé à ses pieds – ajoutent au décorum. Sans convaincre pour autant.

A y regarder de près, les proportions du salon sont réduites et celles de l’appartement à l’avenant. Les plantes vertes accusent leur âge. Autant que les peintures du couloir et les équipements d’une kitchenette aussi compacte que celle d’un étudiant. Frazier, certes, en impose. Bien plus que son cadre, si conforme à l’idée que l’on se fait du destin d’un boxeur spolié, négligé, aujourd’hui âgé de 66 ans.

Il est rentré de Washington la veille, prévoit de se rendre en Irlande d’ici un mois. En retrait, Leslie Wolff, cheveux dégarni, barbe blanche, son “ homme de confiance ” depuis six ans, détaille son emploi du temps. Une convention d’anciens champions par-ci. Un dîner d’admirateurs nostalgiques par-là. Rien qui ne le submerge vraiment. Frazier vit à son rythme, selon son bon vouloir et les moyens qui désormais sont les siens. “ Je n’ai pas droit à un peu de repos moi aussi ? J’ai eu des sollicitations par milliers. Sept enfants au bout du compte. Et des journées qui, souvent, ne se terminaient jamais. ”

Lorsqu’il parle, “ Smoking Joe ” (“ sois fumant, sois fumant ”, lui soufflait sans cesse son entraîneur) assène plus qu’il n’articule. C’est son style. Celui qu’il a imposé sur les rings. Arc-bouté et conquérant. Toujours prêt à dégoupiller son “ céleste ” crochet et à mettre sur orbite même les plus lourds de ses adversaires. Sa conversation est pareillement précipitée et saccadée. Sans afféterie, ni détours. “ Je ne voulais faire souffrir personne. Je voulais juste pouvoir riposter et me défendre. Le mal pour le mal ne m’intéresse pas. ”

Et pourtant, dieu sait si Joe Frazier en a bavé ! Et d’abord d’être sempiternellement considéré comme le second d’Ali. Son poursuivant. Son prétendant. Comment exister dans l’ombre d’un génie ? Le sport est inventif. Mais a-t-il jamais envisagée une rivalité plus tranchée ? Borg-McEnroe ? Senna-Prost ? Nicklaus-Palmer ? De la petite bière au regard du titanesque bras de fer que les deux boxeurs du siècle se sont livrés entre 1971 et 1975.

Un triptyque digne de l’antique. Une première victoire retentissante pour Frazier. 15 rounds et une décision sans contestation. Une revanche frustrante remportée par Ali. Et une belle – orchestrée à Manille dans la touffeur d’une nuit d’apocalypse – au terme de laquelle Ali, à nouveau sacré, mais au bord de l’inanition, lâchera ce mot fameux à porter au fronton du courage sportif reconnaissant : “ Pas de doute cela doit être ça mourir ! ”

Cette concurrence essentielle, Frazier refuse de l’arborer à la boutonnière comme un colifichet de circonstance. Il dit : “ Après tout, peut être dois-je me considérer vainqueur des trois combats puisque, de nous deux, je suis, au final, le mieux portant ? ” Dans sa biographie – éditée en 1996 – il précise : “ Les gens me demande si j’éprouve de la compassion pour lui. Pas du tout. Le fait est que je m’en fou ! ” Dans son salon, il poursuit : “ Si un cauchemar nous avait fait jumeaux, sûr que nous nous serions battus dans le ventre de notre mère… ”

Le mode est rieur, mais le sous-entendu beaucoup moins amène. Le supposé faire valoir a beau s’être adouci – il a même officiellement fait la paix, il y a deux ans, avec son tourment de toujours –, son amertume n’en est pas moins tangible. Il faut écouter Frazier parler de ses premières années. Du Deep South. De ses treize frères et sœurs. De son père manchot (un accident de chasse). Pour comprendre combien il a souffert d’être ostracisé par Ali qui lui contesta jusqu’au droit de représenter une communauté noire dont lui-même revendiquait les faveurs exclusives. Il faut l’entendre évoquer son œil gauche abîmé depuis le milieu des années 60. Sa blessure jamais soignée. Son statut de borgne effectif. Ses arrangements avec les préposés aux visites médicales. Pour admettre son mérite d’avoir affronté des adversaires, eux-mêmes, en parfaite possession de leurs moyens.

Oui, le boxeur soit disant trop “ laid ” et trop “ bête ” pour être champion (Ali dixit, bien sûr) porte en lui les stigmates qui authentifient les destins d’exception. Et quelques anecdotes en prime : “ Lorsqu’Ali a été destitué de son titre faute de vouloir servir au Vietnam, j’ai pris sa défense. Je suis allé voir Nixon. Je l’ai même accompagné en voiture [en août 1970 ] de Philadelphie à New York pour qu’il aille plaider sa cause. ” A bord de la Cadillac (couleur or), les deux poids lourds se jaugent puis s’invectivent. “ Je suis le plus beau. Je suis le plus fort. Il me saoulait. A peine arrivé, je l’ai abandonné sur Broadway, à l’angle de la 43è, avec quelques billets pour qu’il se paie une chambre d’hôtel ! ”

L’appartement haut perché de Philadelphie est trop étroit. Le dossier de la chaise qu’il occupe depuis une heure trop raide. “ Frazier la locomotive ” réclame davantage d’espace et accepte qu’on le conduise jusqu’au “ Joe Hand Gym ” dans les quartiers nord de la ville. A quelques encablures de son ancienne et propre salle, fermée il y a trois ans. “ Tout devenait trop cher. J’ai dû lâcher. Passer à autre chose. ” Mieux qu’un centre d’entraînement : un Q.G. “ J’y passais l’essentiel de mon temps. Mes fils, mes neveux, ma fille y ont fait leurs premières armes. A la fin, faute de mieux, je logeais au premier étage. ”

Un monument de briques rouges pour résumer une vie multicolore. Au soir de sa carrière, Frazier abonde. Il possède une plantation en bord de mer et un penthouse au centre ville. Un demi-million de dollars de pension et 400 000 dollars de fonds d’investissement. Il a vendu sa Rolls gris perle et sa Lincoln marron, mais possède encore un joli parc de Corvette et de Chevrolet. Stanley Hochman, chroniqueur au “ Philadelphia Daily News ” depuis cinquante et un an : “ Par la suite ses affaires ont flanché. Il n’avait plus la main. Il était mal conseillé. Qui plus est, la ville – sa ville – n’a pas daigné lui porter attention. Moins en tout cas qu’à “ Rocky ” qui, lui, a droit à sa statue ! ”

Le boxeur floué tempête : “ Le plus désagréable c’est que Stallone n’a cessé de me piquer mes idées. Les marches du Museum of Art qu’il avale quatre à quatre ? C’était mon propre terrain d’entraînement. Les carcasses de viande sur lesquelles il se fait la main ? Je les ai moi-même sollicitées alors que je travaillais Cross, le plus gros abattoir de la ville. ” De la vérité à l’esbroufe. Frazier est habitué à ce genre de transfert. Quatorze ans après, il n’a toujours pas digéré que les organisateurs des Jeux d’Atlanta aient fait appel à Muhammad Ali pour lancer les festivités : “ O.K., il est champion olympique [en 1960]. Mais je l’ai été aussi quatre ans plus tard. Si j’avais été là, je l’aurais volontiers poussé dans la flamme ! ”

Plus que le second, Frazier ne serait il pas le maudit ? Ce miroir déformé qui renvoie l’image d’une idolâtrie désormais quasi religieuse. Saint Ali. Damné Frazier. L’abrégé ne tient pas. Frazier vaut bien plus et bien mieux que cela. Mailer, Schulberg, Saroyan – la crème des écrivains virils des années 60-70 – ne disaient pas autre chose. Qui louaient – sous ses allures patibulaires –, la délicatesse d’un boxeur, réellement, d’exception.
Le vieux lion rugit, le vieux lion chante. Face à notre enregistreur, d’une voix digne de Otis Redding et James Brown réunis, il entonne un “ My Way ” réarrangée par son ami Paul Anka avec des paroles directement empruntées à sa biographie. Une “ direction ” faite d’embardées et d’accidents. Mais plus encore d’honnêtetés et de vérités à revendre.

(décembre 2010)


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