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Cabu: Enragé volontaire

publié le 09/01/2015 | par GRANDS-REPORTERS

Un faux doux, comme il est des faux durs. Mais un vrai dissimulateur que cet enragé-là. Pour brouiller les pistes, Cabu s’est déguisé en poncif : « l’éternel ado » c’est lui. Comment croire que ce gamin espiègle est septuagénaire ? Quand il se fend la pêche, on lui donnerait l’absolution mais il trompe son monde. Sous la coupe au bol et derrière les lunettes rondes du grand Duduche – son double, version tendre et baba -, le regard, faussement candide mais d’une pétillante acuité, qu’il pose sur les êtres et les faits est un rayon laser. Son stylo feutre, un scalpel qui tranche dans le vif. Et tant mieux si ça saigne. Celui qui croque plus vite que son ombre – avec, en guise de colt, un carnet dans la poche de son duffle-coat – est un vengeur solitaire ; le Zorro du dessin de presse. « J’évacue mon agressivité par la caricature », explique-t-il en avouant qu’il « règle ses comptes ».

« Je ne suis pas de ceux qui disent qu’un bon dessin vaut un article. La caricature c’est un fusil à un coup. Le lecteur nous accorde trois secondes, il faut être très lisible ». Et drôle ; d’où la gageure. Mais plus qu’un polémiste, Cabu est un dessinateur reporter capable de rendre compte du terrain avec une véracité du trait qui fait de lui le Daumier moderne. S’il couvre un procès, le greffier sera aussi ressemblant que le président ou l’accusé.

Toujours en retrait – y compris durant les réunions de rédaction bordélique de Charlie Hebdo – il observe, écoute et crayonne, encore et toujours. Ce buveur d’eau est une éponge qui recrache de l’encre, pas toujours « sympathique ». Au cœur d’une foule, il sait choper au vol le détail cocasse et éloquent, traquer l’essentiel sous l’anecdotique, débusquer, avec délectation, la « connerie » galopante.

Jean Cabut n’est pas né révolté, le 13 janvier 1938. Contrairement à Cavanna qui a poussé dans la tribu des Ritals ou à Reiser – qui fut coursier chez Nicolas – il est issu d’un milieu petit bourgeois. Aîné d’une sœur, prof de gym et d’un frère, kinésithérapeute. Son père, professeur de technologie aux Arts et métiers de Châlons-sur-Marne n’est devenu un peintre du dimanche… et de la semaine qu’à sa retraite. « Mon père est plutôt centriste, ma mère était gaulliste même si j’ai réussi à la faire voter PSU, moi je n’étais pas politisé ».

Cancre rêveur, Jean redouble sa seconde au lycée de Châlons puis se retrouve pensionnaire à Epernay, deux bahuts dont les profs et les potaches peupleront la saga du grand Duduche (sept albums, autobiographiques). A dix ans, le petit Jeannot recopie les dessins de Dubout – « Le meilleur ! Créateur d’un monde à lui ». A douze ans, il remporte le premier prix d’un concours de dessin organisé par Cœur Vaillant – un vélo que lui remet le cardinal Feltin – puis expose ses premiers croquis dans le salon… d’un coiffeur, le père Gilbert, qui lui coupe les tifs à l’œil.

A seize ans, Jean-Marie Boëglin, alors chef de l’agence de Châlons de L’Union, lui met le pied à l’étrier en publiant ses dessins dans les pages locales. Celui qui signe K-Bu dans son journal lycéen sait déjà qu’il en fera son métier et ne connaît plus l’angoisse. Pas même celle de la page blanche. « Si l’écriture peut être une souffrance, le dessin est un pur plaisir ».

Monté à Paris pour faire l’apprenti dans l’atelier de création d’une imprimerie d’emballages publicitaires, il s’inscrit comme « élève de complément » à l’école Estienne et, le samedi, va croquer du nu à l’Académie Jullian. « Deux séances de pose d’une heure et deux séances de cinq minutes où l’on doit tracer d’instinct ; un formidable apprentissage pour acquérir le sens des proportions, éviter le bancal. Il n’existe pas d’école pour la caricature. Un portrait, c’est deux yeux, un nez, une bouche, il y a une infinité de visages mais seulement une quinzaine de types ».

Une chambre de bonne près de l’Étoile, quelques amourettes, une passion, absolue et définitive, pour Charles Trenet qu’il a applaudi le 1er mai 1954 à l’Olympia où l’avait emmené sa grand-mère, et pour le Jazz, découvert lors d’un concert de Cab Calloway au Vel’ d’Hiv’, la vie de Cabu est belle lorsqu’en mars 1958 la guerre d’Algérie le rattrape.

Incorporé à Bougie, au 9ème Zouave, le zigoto va se faire voler vingt-sept mois, encadré par des anciens d’Indo qui avaient « la rage de s‘être fait baiser par Mendes France », et découvrir « la veulerie, l’irresponsabilité, la brutalité ». « J’ai vite compris qu’il ne fallait pas être bon au tir pour ne pas se retrouver éclaireur de pointe. Alors, aux exercices, je me trompais de cible », raconte l’ex 2ème classe qui pour crapahuter reste « dans le troupeau » observant les sous-offs’ qu’il immortalisera sous les traits de l’adjudant Kronenbourg.

« En opération, on passait derrière les paras qui avaient fait le sale boulot de ratissage et on était chargé d’abattre les fuyards. Je n’ai jamais tiré un coup de feu et je suis donc sûr de n’avoir tué personne mais j’ai rencontré des mecs qui avaient pratiqué la torture… ». A dix mois de la quille, Cabu trouve une planque dans le journal Le Bled où il dessine la fille du colonel, préfiguration de la fille du proviseur.

Revenu des djebels antimilitariste militant, Cabu entre dans la ronde des dessinateurs qui, carton sous le bras, essaient de caser leur production, humoristique surtout pas politique, dans les journaux : Ici-Paris, Le Hérisson, Paris-Flirt et même Le Pèlerin qui a le mérite de payer cash. Parmi les jeunots qui essaient de trouver leur place dans l’ombre des vedettes d’alors – Aldebert, Bellus, Peynet -, Cabu sympathise avec Fred, créateur de Philémon. « Avec mes petits cachetons, je me sentais déjà riche car je n’ai jamais eu de gros besoins : je ne fume pas, je ne bois pas, je n’ai jamais eu de voiture – sauf une Citroën « Trèfle » modèle 1926 achetée en 1959 avec mon ami de lycée, Gros Schmitt ».

En juin 1960, Fred tire Cabu par la manche. Un de ses copains d’enfance, François Cavanna qui dessine sous le pseudo de Sépia veut lancer un mensuel d’humour décapant – sans belles-mères ni îlots à palmiers – avec pour références Chaval et Bosc. Il a trouvé le titre Hara-Kiri – le sous-titre « journal bête et méchant » sera soufflé par un lecteur furieux – et une équipe : Reiser et Topor bientôt rejoints par Gébé et Wolinski. « Avec ses cheveux en brosse, ses moustaches noires et sa rudesse, Cavanna m’impressionnait terriblement, se souvient Cabu, je n’ai jamais réussi à le tutoyer ».

Devenu un patriarche malicieux, blanchi par quatre décennies de sublimes coups de gueule, Cavanna garde, lui, le souvenir d’un « petit gars timide qui avait déjà le coup de patte ». « Je lui ai d’abord demandé de me faire des dessins sur l’Algérie et puis je l’ai envoyé en reportage, notamment dans les cabarets pour faire la critique « sur un coin de nappe » de débutants qui s’appelaient Brel, Gainsbourg ou Béart ».

Dès son lancement, Hara-Kiri trouve un petit public. Georges Bernier baptisé, par Cabu, Le Professeur Choron en référence au nom de la rue du journal, ne se contente pas d’assurer, très acrobatiquement, la gestion et d’inventer ses « jeux de con ». Les soirs de bouclage arrosés où l’équipe partage des têtes de moutons autour d’un billard transformé en bureau, cet ancien engagé de l’Indo finit toujours par entonner des chants guerriers qui font encore frémir Cabu : « A jeun, il redevenait gentil », soupire-t-il, en hommage au frais disparu.

En 1962, une première interdiction pour « outrage aux bonnes mœurs » oblige Cavanna à soumettre ses maquettes au ministère de l’Intérieur. Réduit au chômage pendant neuf mois, Cabu doit chercher d’autres piges. Séduit par son style, René Goscinny, rédacteur en chef de Pilote, publie ses planches puis lui conseille de créer un personnage avec l’une de ses silhouettes de potaches. Ce sera le Grand Duduche dont le scénariste du Petit Nicolas, de Lucky Luke et d’Astérix écrit les textes. « Fils d’ambassadeur, Goscinny vivait toujours chez sa maman où, chaque semaine, je venais chercher un chapitre à illustrer, se souvient Cabu. Encravaté, il tapait sur une machine portative à côté d’un réveil qui en sonnant l’obligeait à passer d’un personnage à l’autre. »

Quand Hara-Kiri reparaît, Cabu qui est devenu papa, en avril 1963, d’un futur auteur-compositeur-interprète et peintre, fiévreux, écorché et inspiré, Emmanuel, alias Mano Solo (mort en janvier 2010), ferraille contre la déferlante yé-yé – « J’ai toujours détesté le rock qui ne véhicule aucune subversion et constitue pour moi le surplus américain du jazz » – le gaullisme immobilier, le SAC et autres joyeusetés des sixties. Éclectique, il réalise un reportage sur de Gaulle à la Boisserie pour Le Nouveau Candide, couvre le procès de l’affaire Ben Barka pour Le Figaro, dessine, brièvement, pour le Jours de France de Marcel Dassault, participe aux « Raisins verts » télévisés de Jean-Christophe Averty et, en 1967, rencontre Jacques Tati qu’il vénère autant que Laurel et Hardy et dont il illustre le programme de Playtime.

En mai 68, Cabu qui se plaît à souligner qu’il n’a « jamais été communiste, gauchiste ni maoïste » est, dans la mouvance de René Dumont, « l’écolo libertaire » qu’il est resté jusqu’au bout. « J’ai même participé aux campagnes de Waechter et de Lalonde… », ricane le Vert néanmoins solidaire. « Pendant trois semaines, en descendant les Champs-Élysées à vélo en contresens et en traînant à la Sorbonne, j’ai vraiment cru que la société allait changer ». Hara-Kiri étant encore suspendu, Cabu dessine, plus dur, dans L’Enragé, vendu par colportage.

En novembre 1970, Hara-Kiri hebdo est victime du « Bal tragique à Colombey ». Il renaît aussitôt sous le titre Charlie-Hebdo pour grimper jusqu’à 160 000 exemplaires. Cabu ne va plus cesser de mordre les puissants et de brosser la comédie humaine du demi-siècle, de la prison de Poissy au centre anticancéreux de Villejuif, du Printemps de Bourges au procès Barbie, des campings surpeuplés aux audiences de flagrants délits. Invité par les lecteurs, il hante les communautés soixante-huitardes et les rassemblements militants, du Larzac à Plogoff. Sa campagne contre les tribunaux militaires – « Les tares de la justice, plus les tares de l’armée, ça fait beaucoup » – lui vaudra onze procès, tous perdus. « Avec l’abolition de la peine de mort, la suppression des tribunaux militaires est la seule cause que j’ai vu aboutir… ».

En 1981, après avoir participé à la campagne de Coluche, qui a fait « sauter des verrous », il vote Mitterrand et si, vingt ans après, il juge son bilan « globalement négatif », il lui est reconnaissant de certains acquis comme la liberté d’expression. « Aujourd’hui, on gagne deux procès sur trois ».

C’est en 1974 que Cabu a réalisé son coup de maître. En s’inspirant du patron d’un café de Châlons – panse débordante, moustaches tombantes, poches sous les yeux avinés, chien loup, nerf de bœuf, faux air de Jacques Médecin -, il invente Mon Beauf, archétype du raciste-chauvin-râleur-sexiste-salace-sournois que Cavanna décrit comme « le sale con ordinaire qui se croit brave type ». Cabu reste lucide : « Le beauf c’est toujours l’autre mais moi, si je conduisais, je serais peut-être un beauf… ».

Pour Le Canard Enchaîné – auquel il collabore depuis 1982 -, Cabu a « relouqué » sa créature, promise à la postérité au point de figurer dans le petit Robert. Le Nouveau beauf arbore une panoplie branchée – catogan, boucle à l’oreille, barbe gainsbarrienne, téléphone mobile et santiags – joue au golf et travaille dans la com’. « Si je créais un nouveau nouveau beauf, il aurait le crâne rasé et ferait sans doute du casting pour la Star’Ac, en tous cas, il fricoterait autour de TF1 ».

Lui qui se définit comme un « pantouflard » a aussi, tardivement, tâté du grand reportage. Pour une série de livres réalisés avec des écrivants, dont Claude-Marie Vadrot ou Jean-Claude Guillebaud, il a sillonné le Japon, la Chine, les États-Unis, les pays de l’Est après la chute du mur. Son penchant casanier lui fait juste regretter d’avoir manqué quelques grands festivals de jazz internationaux.

En 1992, après avoir approvisionné La Grosse Bertha durant la guerre du Golfe, Cabu replonge dans la nouvelle aventure de Charlie Hebdo relancé par son copain le chanteur Philippe Val – « Un vrai philosophe et un pessimiste joyeux qui puise son énergie de la scène », dit-il du futur patron de choc de France-Inter. Entre-temps, on a vu Cabu sur le plateau de Dorothée, pour « Récréa 2 », et dans les coulisses du « Droit de réponse » de Michel Polac. « J’aimais bien la télé mais le direct fait peur au pouvoir. Quand j’intervenais dans « Télé-Matin », les directeurs n’étaient pas encore levés, tout passait ». Lui ne s’autocensure pas.

Parce qu’il ne s’est jamais caché derrière son crayon, Cabu revendique « le droit au manichéisme et au mauvais goût ». Son seul remords : « Ne pas avoir toujours été assez virulent vis à vis du pouvoir ». Outre l’armée et toutes les religions, sans exception, il affiche ses détestations : les chasseurs, les sportifs, les corridas, la surconsommation et, surtout, « la pub décervelante et la télé-poubelle ». «Les dessinateurs vivent sur la bêtise et ça ne régresse pas. Mais contre le libéralisme totalitaire, je ne me fais pas d’illusion sur la portée de mes dessins ». Au moins l’aident-ils à vivre, comme les chansons de Trenet que ce piéton de Paris, ancré rue Jacob, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, n’en finit jamais de fredonner : aubes grises Les fumées du matin/ Sont fantômes de satin… ou crépuscules clairs : Quand descend le soir/ Toute la ville se noie… Grâce à eux, le sale gosse roule sa bosse, crayonne et rayonne.


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