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Carnet de campagne électorale en Algérie

publié le 19/09/2021 | par grands-reporters

Quand l’orage a éclaté au-dessus de l’oued Djer, la file de voitures a ralenti jusqu’à rouler au pas . Sous la pluie battante, le contrôle a pris plus de temps que d’habitude. Un soldat, l’air méfiant, entre un aller et retour d’essuie-glace, tente de discerner les traits des passagers .


Sur les talus, à l’avant et à l’arrière du poste de contrôle, dans des guérites sombres, des soldats tiennent sous leur feu l’enfilade de véhicules. Oued Djer, c’est le «tronçon de la mort » ; une route encaissée, un couloir étroit et dangereux, un endroit propice aux embuscades. Ce n’est pas un chemin vicinal pourtant, c’est même plus qu’une départementale ; c’est la RN 4, la route nationale qui joint Alger à Oran, le principal axe de communication du pays.

C’est ici que commence la peur, à l’entrée de la wilaya d’ Aïn Defla, près du tunnel d’Adélia, le plus long du pays où, certains jours, le conducteur du train engageait le convoi sans être sûr de revoir la lumière du jour. Plusieurs fois, le GIA a fait sauter la voie ; plusieurs fois on a reposé les rails. Après le tunnel, c’est le col Kandek avec sa terrible déclivité au bas de laquelle se trouve El Khemis et la plane du Chélif . Les poids lourds descendent la pente en première et si on se fait tirer dessus, on a le choix entre s’immobiliser sur place ou dévaler la pente à toute vitesse.

A cet endroit, plus personne n’emprunte la routes qui mène à Miliana : trop de virages et pas assez de visibilité. Sur des kilomètres, les traces de cette guerre qui dure depuis sept ans et qui ne veut toujours pas dire son nom renseignent sur la violence de la confrontation : carcasses calcinées de véhicules abandonnés, maquis brûlés, arbres sciés pour dégager la vue, ponts dynamités, hameaux désertés, marabouts soufflés par les bombes. Aujourd’hui, m’explique le conducteur, les choses vont mieux ; l’armée a réoccupé le terrain et elle a mis les moyens .

Pendant des années, ce territoire a été celui du GIA, assez sûr de lui pour installer des faux barrages en plein jour, entre ceux des gendarmes et des soldats. Mohamed Embarek, dentiste à Aïn Defla, est tombé sur le premier faux barrage dressé par le GIA pendant le mois de Ramadan 1992. Mohamed Embarek n’est pas un citoyen ordinaire, il est le fils d’un des principaux responsables du PCA, le parti communiste algérien, un proche de Henri Alleg .

Reconnu , il aurait été égorgé sur place : « Ce qui m’a sauvé, c’est que ma voiture était immatriculée dans un autre département. Je dois la vie sauve à une plaque minéralogique » . Pendant toutes ces années, le GIA s’ est déchaîné, attaquant au centre ville comme à El Khemis où il a pris tout un quartier sous le tir de ses mortiers, tendant une embuscade meurtrière à une patrouille de police à cinquante mètres du commissariat d e police, faisant voler en morceaux les bâtiments de l’Ecole des Mines de Miliana, allongeant, jour après jour, la liste des victimes, égorgées, étripées, découpées, dispersées en morceaux pour frapper d’effroi et d’épouvante .

A Miliana, El Khemis et Aïn Defla, villes closes dès la nuit tombée ; portes et persiennes barricadées, on se cloître jusqu’au matin avant de reprendre le travail quand on a la chance d’en avoir un. Parfois, on se laisse abuser par les manifestations de la normalité la plus banale. Voilà à Miliana, un mariage printanier. La mariée est accueillie à la porte de sa nouvelle demeure par tous les curieux du quartier. En robe blanche et petit chapeau à voilette, elle a l’air très parisien. Les youyous fusent quand tout à coup éclatent des coups de feu .

Ce n’est pas le GIA qui attaque mais le mari qui fête ses noces en dégainant son pistolet automatique. A El Khemis, au Café Bleu on raconte l’histoire de cet homme parti en Allemagne dans les années 70 et revenu dans sa ville natale,à l’âge de 45 ans. Ulcéré par un exil qui avait trop duré, il était revenu au pays pour s’ y reinstaller, prendre femme et faire des enfants. Derrière son voile, la jeune fille pressentie se taisait mais n’en pensait pas moins. La négociation fut longue mais au bout du compte la sagesse l’emporta. Le couple vit aujourd’hui à Munich et attend un bébé pour bientôt.

L’ année 1999 est une année remarquable : après les neiges de février et les pluies de mars, avril éclaire d’ une lumière neuve la plaine du Chélif : l’herbe est haute, verte et souple. L’eau coule à nouveau dans les robinets, un ruisselet miraculeux dont il faut profiter rapidement car il ne dure pas longtemps. Le blé pousse vite et dru et comme partout ailleurs la restructuration des entreprises publiques a mis à la porte des milliers de travailleurs.

A 140 km à l’ouest d’ Alger, Aïn Defla, le petit bourg agricole devenu un gros chef-lieu de département, le sujet des conversations n’est pas la récolte de blé qui s’annonce pourtant peu ordinaire mais l’élection présidentielle qui promet, avec ses sept candidats, une empoignade exceptionnelle. La rue principale, le boulevard Emir Abdelkader, affiche bien haut ses couleurs. Abdelaziz Bouteflika, inamovible ministre des Affaires étrangères de Boumediene, veut dominer de la tête et des épaules ses adversaires. Une dizaine de bureaux travaillent pour lui et placardent des centaines d’affiches et de posters géants où le candidat-président semble déjà sourire à la victoire.

Pour assurer la victoire de Bouteflika, les apparatchiks du FLN et du RND, l’ex-parti de Zeroual, ont reçu l’appui de l’UGTA , la centrale syndicale .Ces appareils à faire élire, ces machines bien huilées qui penchent toujours du côté du plus fort ont jeté leur poids dans la balance. A El Khemis, Ahmed Ouyahia, l’ancien premier ministre et actuel secrétaire général du RND, l’un des plus fervents partisans de Bouteflika, déjeunait tranquillement tandis qu’ à la porte du restaurant une vieille femme placide fouillait méthodiquement les poubelles.

Dans le département d’Aïn Defla, Bouteflika, tribun et démagogue, plaît décidément beaucoup. Son slogan, pour une « Algérie digne et forte », rappelle de bons souvenirs. L’ homme à la petite taille voit grand. Il sait flatter les gens, affiche ouvertement ses opinions réconciliatrices, n’ hésite pas à remettre vertement à leur place les audacieux journalistes qui le serrent de trop près à propos des assassinats de Krim Belkacem, le négociateur d’Evian, et Mohamed Khider, le trésorier du FLN. Ces journalistes qui ont provoqué la démission du conseiller tout-puissant de Zeroual, le général Betchine, ainsi que celle de son ministre de la Justice, Bouteflika ne craint pas de les traiter de « commères ».

Le message est clair : cet homme à poigne saura tenir son monde, cela ne déplaît pas dans un pays où l’ordre est synonyme d’autorité. Comme Boumediene, Bouteflika fronce les sourcils, pointe du doigt, tiens le même discours musclé. Dans cette ville encore fortement rural, c’est Boumediene qui mène le plus efficacement campagne pour Bouteflika. Les portraits de l’ancien président de la République trônent au-dessus des comptoirs de café, garnissent les couvertures des nombreuses biographies qui lui sont consacrées.

Sur une autre photo, touchante, on voit Boumediene et sa maman à la plage, goûtant aux plaisirs simples de la vie . Parfois on a l’impression que le mort saisit le vif pour le faire asseoir sur le fauteuil présidentiel.Ouafia et Sid Ali, un couple d’enseignants désargentés, essorés jusqu’à la dernière goutte par la crise économique, ne cache pas ses préférences : « Nous votons Bouteflika parce que nous avons la nostalgie de l’époque Boumediene ».

Malgré les vexations, les humiliations et les pénuries, les années 70 sont encore la référence, celle d’un âge d’or où l’on tuait tous les jours le veau gras. Dans les magasins surtout, cette époque semble révolue. Dans les superettes, la société de consommation a définitivement tourné la page du « socialisme, option irréversible », slogan creux pour discours ronflants des années Boum comme on disait alors. Mais il est vrai aussi que les prix se sont envolés et continuent de grimper. Plus dure sera la chute ?

Vivre à Aïn Defla est affaire de persévérance : il faut attendre longtemps un logement qui ne viendra pas, refaire sa demande trois fois pour émigrer au Canada, se faufiler entre les gouttes pour échapper au service militaire. Heureusement, il y a la parabole , démocratique et populaire. Pour mettre à l’aise tout le monde, on installe autant de téléviseurs qu’on peut . Ouafia regarde les loukoums stories de MBC, la chaîne saoudienne qui émet à partir de Londres tandis que Sid Ali prend place sur les gradins d’ Eurosport .

Tous les samedis, tard dans la nuit, la mère fait la dinde quand son fils de 24 ans veut lui faire croire qu’il suit un documentaire animalier sur M6. Tous les jours, à treize heures et vingt heures, le journal de la télévision nationale redonne un léger avantage à celle qu’ on appellait l’Unique ou l’Obligatoire. Justement, voilà la ronde des candidats-présidents qui déclament leur programme dans un arabe châtié que personne ne parle dans la vraie vie. Bouteflika abuse du temps d’antenne, ses adversaires s’ énervent et menacent de saisir qui de droit. Sur le boulevard, une rixe a failli éclater quand un monsieur, apparemment distrait, a voulu mettre le portrait de Bouteflika sur un mur interdit d’affichage.

En l’absence de sondages, on s’improvise pronostiqueur autour d’un verre de thé et d’un paquet de cacahuètes. Au café Naïm, dans une cité neuve où beaucoup de logements n’ont pas encore été livrés, Hamid et Rachid, deux cadres dans la cinquantaine, procèdent par élimination : Mokdad Sifi ?Un technocrate égaré en politique, Abdallah Djaballah ? trop jeune, trop tendre, Youcef Khatib ?

Confus et brouillon, Hocine Aït Ahmed ? Trop fragile pour faire un bon président. Reste Mouloud Hamrouche, en blouson de cuir, qui joue la carte de la jeunesse, Taleb Ahmed El Ibrahimi , pour qui le FIS fait campagne et Bouteflika qui promet de remettre l’Algérie debout : « Le vote des paysans sera décisif. C’ est un vote réflexe en faveur du candidat islamiste, explique Hamid. Si Taleb passe le premier tour, il a gagné la partie » . « Si Saïd Sadi s’était présenté, j’aurais voté pour lui, regrette Rachid. Mais je ne suis pas d’accord avec le boycott. Va pour un bulletin blanc » .

Trente sept ans après l’indépendance, l’Algérie n’ a toujours pas trouvé la porte de sortie. Pendant que s’organisaient fébrilement les préparatifs du vote , le GIA continuait tranquillement son travail de mort. A Bordj Emir Khaled, à quelques kilomètres d’ El Khemis, trois taxis sont tombés dans un faux barrage du GIA. Parmi les dix passagers massacrées, cinq étudiantes venues rendre visite à leurs parents. Le couteau sur la gorge, le GIA vote à sa manière.

Mustapha Chelfi

 

 

Publié en avril 2007


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