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Carnet de route en terre pachtoune

publié le 25/11/2006 | par Marc Epstein

A l’écart des grandes villes, les envoyés spéciaux de L’Express ont cheminé dans les zones tribales. Avec ces seigneurs locaux qui se partagent et déjà se disputent les dépouilles du pouvoir taliban


Marc Epstein et Jean-Paul Guilloteau, sont entrés clandestinement en territoire afghan, le jeudi 15 novembre, à proximité de Dir, dans une région où vivent de nombreuses tribus pachtounes de part et d’autre de la frontière avec le Pakistan. Placés sous la protection de plusieurs commandants moudjahidine, ils ont suivi le cours de la rivière Kunar vers le sud jusqu’à la ville de Jalalabad (voir la carte, page 101). En chemin, ils ont assisté à l’émergence, souvent chaotique, de l’ère post-taliban. Réunie le 27 novembre à l’initiative des Nations unies, la conférence de Bonn (Allemagne) rassemble des représentants des partis politiques, tribus et groupes ethniques qui aspirent à une part du pouvoir en Afghanistan. Le journal de bord que nous publions ne prétend pas refléter les discussions en cours à l’échelle nationale; il propose un aperçu du changement politique tel qu’il s’est déjà produit à l’écart des grandes villes, dans ces zones rurales et tribales où vivent plus de 8 Afghans sur 10.

Prologue
Peshawar
Dans le hall du Pearl Continental, le grand hôtel de Peshawar, dans le nord-ouest du Pakistan, une centaine de journalistes piaffent d’impatience. Les taliban ont fui Kaboul, mais les autorités d’Islamabad refusent d’ouvrir le poste frontière de Torkhan, sur la route vers la capitale afghane. Avec quelques confrères, nous décidons de risquer le tout pour le tout: partir vers le nord puis, avec l’aide d’amis locaux, pénétrer en territoire afghan par une voie clandestine.

Premier jour
Dir (Pakistan),
Do Bandi (Afghanistan)
En quittant Peshawar, la route ondoie sur les contreforts de l’Hindu Kuch, la grande montagne «tueuse d’hindous», le long de champs brûlés par le soleil. Les villages et les villes se succèdent: Charsadda, Takht-i-Bahi, Sher Ghar… Alexandre le Grand emprunta cette voie en 327 avant Jésus-Christ, avec près de 30 000 hommes. Et le jeune Winston Churchill servit ici dans l’armée des Indes: dans une dépêche envoyée au Daily Telegraph, à Londres, le futur Premier ministre britannique et héros de la Seconde Guerre mondiale raconta comment, pendant le soulèvement pachtoun de 1897, ses hommes repoussèrent une attaque de «plusieurs centaines de sauvages». Après quoi, conclut-il, «nous sommes allés déjeuner»…

Aujourd’hui, seuls quelques fortins à l’écart de la route témoignent de l’ancienne présence coloniale. Pour le reste, que voit-on? De gros cubes multicolores, des voitures rafistolées et des camionnettes brinquebalantes qui pétaradent au milieu de villages sans âme. Sur les vitrines des commerçants et les murs d’immeubles, des affiches à l’effigie d’Oussama ben Laden en avoisinent d’autres, plus nombreuses, à la gloire de Coca-Cola. Notre chemin traverse les zones tribales de l’Ouest pakistanais, à l’administration semi-autonome. Ici, seuls sont autorisés les étrangers munis d’un permis (que les autorités pakistanaises n’accordent pas). Afin d’échapper aux contrôles routiers, l’un de nos accompagnateurs coiffe ces curieux journalistes de pakols, les chapeaux ronds en laine portés pendant les mois d’hiver. Nos vêtements, aux couleurs trop franches, disparaissent sous des patous, les grands châles de laine beige: «Et maintenant faites semblant de dormir!» Malgré quelques sueurs froides, la manœuvre réussit: nous atteignons notre destination sans problème, à quelque 200 kilomètres au nord de Peshawar.

En l’absence d’un Etat digne de ce nom, le moindre déplacement dans le territoire afghan s’apparente aux expéditions dans l’Europe du Moyen Age: au fil du trajet, le voyageur se place sous la protection du seigneur du lieu, qui lui remet ensuite une lettre d’introduction à l’homme fort du district voisin, et ainsi de suite. Dans cette région frontalière, des querelles sanglantes opposent tribus et clans pachtouns, qui se disputent souvent les profits tirés de la contrebande. Les taliban étaient parvenus à désarmer une partie de ces bandes rivales. Mais leur disparition a entraîné le retour des commandants locaux. Afin d’éviter toute mauvaise surprise, l’étranger de passage doit veiller à bien choisir son protecteur. Et voici le nôtre, précisément, qui attend dans une maison au bord de la route.

Il est immense, Malik Zahrine Khan. Tout en impose, chez lui: la carrure de lutteur et les mains de bûcheron, mais aussi l’état civil – quatre épouses, cinq fils, six filles. Il y a autre chose, pourtant. Est-ce cet éclair dans les yeux? Ce front intelligent? Ce nez en forme de piton rocheux? Ou cette barbe coupée avec un soin tel qu’elle trahirait presque de la coquetterie de la part du chef pachtoun? A 55 ans, Zahrine ne sait ni lire ni écrire. Mais il est, pour tous les membres de sa tribu, les Michwanis, un chef auquel on ne refuse rien. Un «khan». Le suzerain traditionnel d’une tribu qui compte environ 100 000 âmes. En cas de différend familial, par exemple, il sera juge de paix. Ou banquier, aussi, en cas de besoin imprévu. Plus prosaïquement, c’est également un trafiquant, si l’on en croit certains, décidé à conserver la haute main sur les revenus de la contrebande.

Pour lui comme pour tous ses ancêtres, en effet, la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan n’existe pas. La ligne de démarcation imposée au XIXe siècle par les Britanniques pour marquer les limites de leur empire n’a jamais été reconnue par les tribus pachtounes de la «province frontalière du Nord-Ouest» (l’expression coloniale reste en vigueur). Demandez au malik (roi, en arabe; par extension, chef ou seigneur): sa tribu couvre pour un tiers le district pakistanais de Dir et, pour les deux tiers restants, la province afghane de Kunar. Il est chez lui partout: n’est-ce pas lui, d’ailleurs, qui a financé les travaux de construction de la route qui va de part et d’autre? Vite, un thé vert et quelques poignées d’amandes: il faut partir. En cette saison, la nuit tombe rapidement.

Les soldats pakistanais, dont nous redoutions la présence un peu plus tôt, assurent désormais la protection de notre convoi. Car la plupart des gardes-frontière et des douaniers sont des Michwanis: leurs uniformes portent les emblèmes de la république islamique, certes, mais leur allégeance va plus au malik qu’au gouvernement central, là-bas, à Islamabad.

Les voitures filent vers le nord, puis tournent à gauche en direction de la frontière. Les premiers pins apparaissent le long de la route. La neige s’étale par endroits sur la pierre grise. Quelques étreintes avec les notables, trois mots échangés avec le douanier, et la barrière du col de Wama se lève comme par enchantement. Nous voici en terre afghane. Dans son village natal de Ben Chahi, devant une trentaine de ses combattants, le seigneur prend la parole. A ses côtés, un homme tient un bout de bois sur lequel est enfilé – à l’envers – l’emblème vert, rouge et noir de l’ancien roi Zaher Chah. «Les taliban sont vaincus! lance-t-il. Bientôt, tous les terroristes étrangers qui nous ont amené le malheur auront été chassés de notre pays. Inch Allah, nous serons en paix avec le monde entier.»

Vaincus, les taliban? Pas tout à fait. A quelques kilomètres d’ici, plus au sud, un régiment de 500 soldats tient toujours la ville d’Asmar, chef-lieu du district. Demain, c’est promis, le malik les évacue, de gré ou de force.

Moins d’une heure plus tard, alors que le soleil disparaît à l’horizon, notre petit groupe d’une dizaine d’hommes fait étape au creux d’une vallée, dans une ferme isolée. A la lumière d’une lampe à pétrole, Zahrine tente, avec sa radio ondes courtes, de capter les émissions en pachtou de la BBC: sans électricité ni téléphone, c’est le seul moyen à sa disposition pour suivre la situation dans le pays. Dehors, sous la voûte céleste, un adolescent adossé contre un arbre grille un joint de haschisch. Le dîner est servi en silence par les enfants de la ferme: du pain au froment trempé dans un bouillon de graisse de chèvre. A 9 heures du soir, guère plus, la lampe est éteinte. Dans l’obscurité, les hurlements des chiens et des chacals se mêlent au chant de la rivière qui coule plus bas. D’où vient cette impression d’absolue sérénité? «En cas de problème, nous dira plus tard un volontaire en armes, je sais que je pourrai toujours compter sur le malik.»

Deuxième jour
Do Bandi
Au sommet d’un piton rocheux, Zahrine Khan regarde vers le sud… Le bruit sourd de tirs à l’arme lourde retentit dans la vallée. «On peut y aller!» lance le chef des Michwanis. Quelques minutes plus tard, alors que notre véhicule s’arrête au bord de la route, des roquettes antichars explosent à une vingtaine de mètres. A trois reprises, la terre tremble comme la peau d’un tambour. C’est la guerre? «Mais non, c’est une blague! dit en souriant un soldat. On fête avec vous le retour du chef!» Dans ce district de Dangam, les taliban ont fui de l’autre côté des montagnes, au Pakistan, abandonnant toutes leurs positions… sauf à Asmar, quelques kilomètres plus loin, ultime «bouchon» sur la route d’Asadabad, de Jalalabad puis de Kaboul, à une douzaine d’heures de piste. Comment expliquer la ténacité, ou l’aveuglement, de ces derniers combattants? Zahrine l’a compris: c’est encore la faute de son maudit cousin… Voilà sept ans que Mir Alam Khan a passé un accord, là-bas, avec les taliban…

«Tous les commandants de ma province m’ont toujours été fidèles, affirme en soupirant le malik. Tous, sauf lui.» Le différend entre les deux hommes remonte à vingt-huit ans. A l’époque, le khan veut construire une route reliant l’Afghanistan et le Pakistan – très utile, sans doute, pour assurer le passage en contrebande de bois et de marchandises, sur lequel il prélève sa dîme. Le cousin est contre. En quelques semaines, le contentieux dégénère en guerre ouverte. Bilan: 57 morts. «Depuis, dit le malik, je n’ai jamais revu mon cousin.» Et, s’ils se retrouvent un jour, que se passera-t-il? La question semble l’étonner par sa naïveté: «L’un de nous deux mourra.» En pays pachtoun, on ne s’embarrasse pas de faux-semblants: à moins d’être négociée en amont, la résolution d’un conflit passe le plus souvent par la mort d’un des adversaires. Les combattants ont la mémoire longue et les vendettas survivent à la succession des générations.

Puisque le code d’honneur l’exige, cependant, faisons mine de discuter… Un émissaire est envoyé dans la cité, porteur d’un message: «Rendez-vous d’ici une heure, et je vous garantis une amnistie générale. Sinon, nous passons à l’attaque.» La réponse tarde à venir: un talkie-walkie relié par un bout de papier adhésif à une vague antenne crache quelques mots incompréhensibles: «Allô? Allô?» Une nouvelle nuit d’attente s’impose. «Mais, demain, on y va!»

Assis sur le sol dans un coin de la ferme, entouré de ses commandants, le malik décide d’une stratégie: un groupe attaquera par le bas, un second par le haut. «Je n’aime pas les taliban, déclare Zahrine. Mes propres filles vont à l’école, et je ne vois pas où est le scandale. Mais je comprends que beaucoup d’Afghans aient été séduits au début de leur règne: mes amis moudjahidine se sont mal comportés pendant la guerre civile.» Avant le milieu des années 90, quand les taliban ont imposé leur ordre musclé et désarmé les factions rivales, le moindre petit chef de guerre érigeait des pateks, des barrages sur les routes, et exigeait sa dîme. Les règlements de comptes étaient légion. «Si les moudjahidine refont les mêmes erreurs, prédit Zahrine, les taliban reviendront un jour.»

Au mur de la salle commune, où nous dormons de nouveau sur le sol, entre une photo de Dubaï et une autre de Kuala Lumpur, quelqu’un a posé un chromo des jardins du Trocadéro, à Paris. «Ah bon? demande le malik. C’est chez vous?» Il est allé en France, il y a quelques années. «C’est joli, là-bas. Les maisons sont belles. Et les rues, très propres…» Dans un coin de l’affiche, l’imprimeur a fait graver cette inscription: «Toutes les destinations sont proches, à condition de bien vouloir marcher.»

Troisième jour
Saouno
«Comment ça, ils ont reçu des renforts? Et des chars, aussi?» Zahrine Khan est de mauvaise humeur: l’ennemi refuse de se rendre. Sur les hauteurs du village de Saouno, assis au pied d’un abricotier, le malik écoute le récit de son messager, un mollah envoyé la veille à Asmar, à quelque 3 kilomètres d’ici. Ses hommes ont déjà pris position pour l’attaque, mais voici qu’une autre tribu, les Chikhans, serait venue du Nouristan prêter main-forte au cousin félon et aux taliban. Zahrine fait ses comptes. En cas d’urgence absolue, affirme-t-il, les Michwanis peuvent mobiliser 12 000 hommes en armes. Mais seuls 500 soldats se trouvent ici aujourd’hui. Ce n’est pas assez. Dans le bourdonnement des guêpes, il réunit à nouveau ses commandants.

Un peu à l’écart du groupe, Nain Jan, 25 ans, se souvient de la première fois qu’il est parti à la guerre: «J’avais 13 ans, dit-il en souriant. C’était au temps des Russes.» Un peu jeune, non? «Mais non, j’avais 8 ans quand mon père m’a donné mon premier fusil! Auparavant, vers 6 ou 7 ans, j’empruntais la kalachnikov de papa et je m’exerçais tout seul au tir dans la forêt. Nous avons tous fait cela, ici!» A présent, Jan cultive du maïs et du blé sur deux lopins en espalier, accrochés au flanc des montagnes. Quand il part au combat, Nain Jan embauche des métayers qui veillent sur la ferme en son absence. Ils gardent pour eux un tiers des récoltes. Mais pourquoi est-il venu se battre à Asmar? «D’abord, je ne refuse rien au malik; c’est un homme bon, qui a pris en charge tous les frais du mariage de mon frère. Ensuite, nous ne voulons plus d’étrangers ici. Les Russes ont déjà occupé nos terres autrefois. Or les taliban ne s’accrochaient au pouvoir qu’avec l’aide de leurs alliés du Pakistan, du Yémen ou de l’Arabie saoudite. Nous sommes fatigués des étrangers. Les Afghans veulent régler leurs problèmes entre eux.» Et ses enfants, prendront-ils un jour les armes à leur tour? «Je préférerais que mon fils soit avocat ou médecin.»

Quatrième jour
Asmar, Asadabad
Sous un ciel d’azur, ils sont 200 hommes en armes à marcher vers Asmar, le long de la piste, à l’ombre des peupliers et des eucalyptus qui dansent dans la brise, derrière le drapeau de Zaher Chah. La nouvelle est tombée hier: les taliban ont préféré la fuite au combat. Le cousin est parti se réfugier dans son village natal. Les fameux renforts n’existaient pas. Les chars non plus. A l’orée de la ville, un petit château coiffe un monticule. Trois soldats partent à l’assaut et fichent l’emblème royal au sommet d’une tour.

Dans la cité, cependant, l’enthousiasme n’est pas partagé par tout le monde. «Sous les taliban, il n’y a avait aucun problème de sécurité», explique Walam Khan, le chef des commerçants du bazar. Si la loi islamique reste en vigueur, raisonne-t-il, la paix régnera toujours. Ce qui l’effraie, ce sont les petits seigneurs de guerre dispersés dans la montagne et qui pourraient chercher à tirer profit de la situation. «Asmar compte 20 000 habitants, reprend Walam Khan. La ville doit se développer. Et, pour cela, il faut la paix.»

Devant la mairie, entourée de géraniums et de bégonias, Zahrine Khan a réuni les 200 aînés de la ville. Il se fait rassurant: «Je veux travailler sous les accords de Rome, explique-t-il, qui prévoient un rôle pour l’ancien roi. Pas question de retourner aux divisions du passé. Le futur gouvernement devra être uni.» Il s’assoit. Un vieil homme se lève, déclame une prière. Tous lèvent les mains en signe de pénitence. Puis le conseil des anciens fait connaître ses demandes: Zahrine accordera-t-il l’amnistie à tous les Afghans qui ont travaillé avec les taliban? Attirera-t-il des institutions internationales qui pourraient aider à la reconstruction des quartiers détruits? Le malik est d’accord. Dans ces conditions, les anciens s’engagent à l’aider. Voilà, c’est fini. A Asmar, déjà, un régime a chassé l’autre.

Pour Zahrine, la descente vers le sud s’arrête ici. Il doit veiller à l’installation d’une administration temporaire. «Vous poursuivez la route vers Asadabad?» Il convoque un scribe, auquel il dicte une lettre à un commandant de ses amis qui, aux dernières nouvelles, serait au pouvoir là-bas, de l’autre côté: «Ami, je te confie ce groupe de journalistes: Jean-Paul, Marc…» Une petite escorte armée nous accompagnera. Quelques étreintes rapides, des poignées de main à ceux qui nous accompagnent depuis plusieurs jours, et nous voilà partis.

La piste rocailleuse qui mène vers Asadabad longe la rivière Kunar, au creux d’une vallée qui s’élargit au fur et à mesure. De loin en loin, le paysage révèle d’immenses maisons en pisé entourées de hauts murs, selon la tradition pachtoune, et où flottent toujours les drapeaux blancs des taliban. Ici, les nouvelles circulent avec lenteur.

Une pompe à essence, quelques billes de bois, un pont sur la rivière et voici Asadabad. Ici aussi, les drapeaux blancs sont omniprésents. Notre arrivée sur la place centrale fait sensation. De nombreux moudjahidine sont descendus des montagnes alentour. Certains portent leur cartouchière autour de la taille et leur kalachnikov en bandoulière. D’autres ont une casquette Nike vissée sur le crâne et un poignard à la ceinture. Tous dévisagent les intrus: des étrangers!

Une fièvre malsaine règne à Asadabad. Quelque 300 taliban seraient toujours encerclés à quelques kilomètres de la ville. En quittant l’agglomération, deux jours plus tôt, ils ont confié l’administration de la province à un marchand de bois des environs, Haji Mohammed Rouzi. Ce dernier, afin d’asseoir son pouvoir, a créé hier un conseil politique de huit membres. Mais les moudjahidine de la région ne l’entendent pas de cette oreille: «Cela fait six ans que je me bats contre les taliban, proteste Shamali Khan, un seigneur de guerre dont les 300 hommes contrôlent, selon lui, la vallée de Pich, plus à l’ouest. De quel droit Rouzi serait-il plus puissant que moi?» Hier soir, fort de leurs armes, 25 moudjahidine ont constitué un «conseil militaire» afin de s’opposer à Rouzi et d’obtenir sa destitution. «Inutile de le rencontrer, sourit un commandant. Demain, il sera de nouveau un simple marchand de bois.» A l’hôtel, où nous retrouvons la douceur des draps en coton, six hommes en armes sont désignés pour assurer notre protection.

Cinquième jour
Asadabad
Ça y est: la capitale de la province de Kunar dispose désormais d’un nouveau gouverneur. Le commandant Jehandad Khan s’est autoproclamé suzerain du lieu. Ayant 3 000 hommes à sa disposition, nul doute qu’il a su trouver les arguments pour imposer sa décision aux 24 autres membres du conseil militaire. Agé de 65 ans, associé depuis peu à l’Alliance du Nord, le vieil homme a nommé ses lieutenants les plus fidèles à tous les postes clefs. Son programme? «La charia», dit-il, caressant sa longue barbe jaunissante. C’est tout? Oui. La loi islamique, rien que la loi islamique et toute la loi islamique. Plus tard, mais rien ne presse, il faudra harmoniser ce programme avec les professions de foi plus modernistes des porte-parole officiels de l’Alliance du Nord, à Kaboul. Dans la famille du commandant, il y a deux femmes, trois fils et onze filles. Mais, quand on lui demande combien il a d’enfants, il lève spontanément… trois doigts. «Personnellement, dit-il, je suis contre les filles à l’école. C’est une mauvaise idée. Qu’elles aillent à l’école coranique, si elles y tiennent absolument!» L’Alliance du Nord a promis le droit de vote aux femmes. Laissera-t-il ses épouses et ses filles accomplir leur devoir électoral? «Non.»

Dans l’ancien camp militaire soviétique de Touptchi, à l’extérieur de la ville, de jeunes combattants aux cheveux longs font le tour de la cour à bord d’un vieux char T-34, dans un nuage de poussière et de gaz d’échappement, comme d’autres feraient un tour de manège au jardin d’enfants…

Il est temps de partir: la route vers Jalalabad est longue. Alors que nous quittons la cité, accompagnés d’une nouvelle escorte armée, l’angoisse se lit dans les regards des passants, le long des rues défoncées. Asadabad ne célèbre pas sa «libération». Les moudjahidine assurent qu’ils ont tiré les leçons de leurs erreurs passées, mais, ici, tout le monde craint le retour de la guerre civile, de l’insécurité et des rackets. Cinq heures plus tard, dans la nuit noire, nous voici enfin aux portes de Jalalabad, la grande ville afghane entre Kaboul et Peshawar. «Halte! Eteignez vos phares! Sortez lentement!» Sur le pont de la rivière Kunar, à l’entrée de la ville, les gardiens de la cité sont extrêmement nerveux. Rares sont les voitures qui circulent de nuit. Notre escorte armée est sommée de déposer ses fusils.

Le Pakistan a enfin ouvert son poste frontière avec l’Afghanistan et, dans le hall de l’hôtel Spinger, nous retrouvons des dizaines de confrères venus en ligne droite de Peshawar, notre point de départ. «Quatre journalistes ont été tués», dit quelqu’un. C’est arrivé sur la route de Kaboul. Une embuscade. Ces journalistes, nous les connaissions. Il y avait un cameraman, rencontré autrefois au Timor-Oriental. Une semaine plus tôt, à Peshawar, nous avions mené une interview avec deux autres membres du groupe. Ils sont partis. Ils ne sont plus là. Ils sont morts. La phrase paraît absurde.

La plupart des grands reporters voyagent afin de ne jamais quitter l’enfance. Ils parcourent le monde et ignorent la vieillesse, comme les héros de BD qui ont illuminé leurs jeunes années. La mort, pour eux, c’est comme le grand méchant loup. On en parle parfois. Mais personne ne l’a jamais vue.

Sixième jour
Jalalabad
Les taliban sont partis, mais leur souvenir est partout… Dans une allée du bazar, le vendeur de cassettes a été dévalisé: «Depuis le départ des taliban, tout le monde me réclame des disques de musique. Mais je n’ai rien! Les albums qui étaient cachés chez moi sont déjà vendus.» Ses seuls enregistrements en stock sont ceux qu’autorisaient les taliban: des appels à la prière et des lectures de versets du Coran. «Et ça, plus personne n’en veut.» Dans les bureaux de l’ex-police religieuse, les moudjahidine ont trouvé une dourra, l’épaisse lanière en cuir qui servait aux séances publiques de flagellations. Au fond du jardin, une cabane est remplie du sol au plafond de matériel électronique: magnétophones, tourne-disques, magnétoscopes… Des rouleaux dévidés de bandes magnétiques jonchent le sol. «Les registres ont été brûlés», affirme le gardien. A l’orée de la ville, sur le terrain de foot qui longe la rivière Kunar, un garçon joue autour de la cage des buts: «C’est ici que les taliban égorgeaient les meurtriers.» Le public venait nombreux. «Il y a un an, reprend le gamin, j’ai vu un voleur se faire “décapiter” la main droite.»

Septième jour
Poste frontière de Torkhan
En chemin vers le Pakistan, le voyageur traverse la région de Nangarhar. Le long de la route, l’esprit vagabonde entre soulagement et déception. L’Afghanistan épuise le visiteur, car il sollicite les sens et l’esprit plus qu’aucun autre pays. Mais il ensorcelle aussi. Par sa beauté naturelle et par la dignité de ses habitants. A l’écart des grandes villes, l’ère post-taliban n’a pas vraiment commencé. Un ordre brouillon s’installe dans le chaos, et les querelles entre seigneurs de guerre rappellent de mauvais souvenirs à ceux qui ont vécu ici, il y a six ans, avant l’arrivée des taliban au pouvoir. A quelques kilomètres du poste frontière, un enfant aperçoit notre voiture et nous crie quelque chose dans un grand sourire. Il avait l’air gentil, ce gosse. Que disait-il? La question embarrasse l’interprète. «Il a dit: “Vous avez détruit l’Afghanistan! ”»


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