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Casamance: le paradis miné.

publié le 09/02/2015 par Pape Sambare Ndour

Située dans le département de Ziguinchor, la communauté rurale de
Nyassia a été pendant longtemps un bastion de la rébellion. Jadis no
man’s land, les irrédentistes casamançais y ont enfoui toutes sortes de
mines. Des engins tueurs qui ont fait aujourd’hui beaucoup de victimes
civiles, des centaines de mutilés abandonnés à eux-mêmes, sans le
moindre suivi psychologique ou soutien financier. Reportage.

Comme les fruits de l’infortune, il pensait que ses tragiques souvenirs
disparaîtraient avec le temps. Se noieraient dans les eaux troubles où
vogue sa tragique vie. Mais, il ne passe pas un jour sans que ses
réminiscences ne s’éjectent de son hippocampe pour venir chahuter
davantage son existence de mutilé. Là, il se voit encore à terre au
milieu de ce cratère de boue et de paille, son corps immobile et
déchiqueté, baignant dans une mare de sang. Là-bas, c’est une partie
de sa jambe gauche qu’il aperçoit, tremblotante, entre deux plants de
manguier.

Il y a encore cette odeur de brûlé, ce parfum de mort, cette
immense forêt qui étouffe ses appels à l’aide. Il y a surtout cette
peur d’y rester, ces secouristes inexpérimentés qui arrivent sur le
tard, cette évacuation mouvementée vers l’hôpital régional de
Ziguinchor. Les cris des villageois, la détermination des militaires sur
la route, fusil à la main, la sirène de l’ambulance. Ces longs mois
passés dans les salles de soins entre les mains des toubibs, ces nuits
blanches et ces journées sombres. «C’était dur, bredouille-t-il,
vraiment insoutenable !» Et définitivement traumatisant.

«J’ai très mal quand j’évoque ce sujet», poursuit-il, le visage en sueur, des trémolos dans
la voix. Il se tait un moment. Silence radio. Un léger gémissement. Et
soudain, c’est tout son corps qui est pris d’un long frémissement. Il
est transfiguré, détaché, lointain. Dans sa tête, il a encore repris
les coursives de son malheur, remonté le temps, de 16 ans. Il a replongé
dans les méandres de cette terrible matinée d’hivernage du siècle
dernier. Cette tragique journée de course contre la mort où sa vie a
sauté en lambeaux après une périlleuse sortie de route. «C’était en
août 1998», se remémore-t-il, plus chagriné qu’en colère contre le
cours de son destin dramatique.

Ce jour-là à Darsalam, dans la basse-Casamance, au nord-est de Nyassia,
alors fief de la rébellion qui sévit encore au sud du Sénégal, le
soleil s’est levé avec des rayons chargés d’énergie positive. La
grisaille qui enveloppe le village depuis des jours à cause des pluies
diluviennes, s’est dissipée. Et depuis des jours, aucun bruit de canon
n’a été entendu dans le coin. Tout est pour le mieux. Le temps est
favorable pour aller aux champs. Il n’y a ni risque de happer la foudre
ni d’être pris aux pièges d’une nature capricieuse.

Sauf que
l’encadreur d’Agriculture, Bakary Diedhiou, lui, marche vers le pire,
avance vers la mort. Ou presque. «Après avoir pris mon petit déjeuner,
raconte-t-il, encore traumatisé par l’accident, j’ai quitté le
domicile pour me rendre à ma plantation de manguiers. J’ai pris le
chemin de la forêt sans me soucier de rien. Je n’ai pas une seule fois
pensé que j’allais tomber sur une mine.» Entre le temps qu’il s’en
rende compte et celui où il se voit à terre, entouré par des morceaux
sanguinolents de sa propre chair, il s’est passé, dans ces quelques
petites minutes, une brusque perte de connaissance et une douloureuse
reprise d’esprit.

«J’étais là, un moment étourdi. J’ai ensuite
appelé à l’aide. Mais je ne sais toujours pas si c’est le bruit de la
détonation qui a alerté le village ou mes cris. Tout ce que je sais,
c’est que je ne vivrai plus un événement aussi déchirant», pleure,
presque, le vieux Diedhiou, aujourd’hui président de l’Association des
handicapés de la communauté rurale de Nyassia. «Par contre,
relativise-t-il, je rends beaucoup grâce à Dieu. Parce que rien que dans
la communauté rurale de Nyassia, il y a des centaines de personnes qui
ont sauté sur des mines et la plupart sont mortes sur le coup. Je ne
connais pas les chiffres exacts, mais je sais qu’elles ont été
nombreuses les personnes qui ont péri dans des accidents de mine.»

Beaucoup de victimes de ces engins meurtriers enfouis aux lisières des
villages, sur les routes, à côté des écoles ou des institutions
publiques par des bandes armées supposées appartenir au Mouvement des
forces démocratiques de la Casamance (Mfdc), ont été ramenées chez
elles en morceaux, très souffreteuses ou sans vie, parfois comme de la
viande hachée, dans des sacs en plastique ou dans des draps, avant
d’être enterrées à la va-vite pour éviter aux parents et autres
proches vulnérables de porter un œil sur ces crimes abominables.

A
défaut de tomber sur les soldats, qui sécurisent la zone avec les moyens
adéquats pour procéder au ramassage des corps, ce sont souvent les
membres de la famille ou des proches de la victime qui se portent
volontaires pour aller chercher le corps. Des opérations civiles
dangereuses qui ont aussi fait leurs lots de morts. «Oui, il y en a qui
sont morts en allant chercher un mort. Le plus souvent, ce n’est pas une,
mais plusieurs mines qui sont enfouies à l’endroit où s’est produit
l’accident. Donc, c’est très fréquent que les villageois qui partent
au secours des victimes, tombent eux aussi sur des mines», explique le
vieux Diedhiou. Dont la femme a été également victime d’une mine.
«Son accident a été plus tragique que le mien. Moi, je n’ai perdu que
ma jambe gauche. Elle, par contre, elle a perdu sa jambe gauche et sa main
gauche.»

A plus de 50 ans, abîmée, Aminata Sagna, jadis petit bout de femme aussi
énergique qu’une pile Wonder, est presque devenue un paria. Contre son
gré. Incapable de se déplacer sans ses béquilles ou de participer aux
travaux champêtres, elle a vu sa belle motricité mortifiée un soir de
mauvaise fortune. «Mes sœurs et moi étions parties chercher des mangues
aux champs situés juste derrière le village (Darsalam), raconte-t-elle.
C’était la période de la cueillette et j’étais très enthousiaste à
l’idée de pouvoir gagner beaucoup d’argent avec les «bana-bana
(revendeurs)» qui viennent du nord du pays pour tout nous racheter.
Malheureusement…»

Les choses ont très mal tourné. Comme son mari
Bakary, qu’elle épousera bien après son accident, Aminata n’a rien
entendu. Elle a juste senti, en quelques fractions de secondes, marcher
comme sur un ressort. Et puis, elle s’est vue sur une civière, entourée
de personnes avec une douleur atroce. Ensuite, c’est l’ambulance,
l’hôpital de Ziguinchor, la chirurgie… Tout le rituel enduré par les
victimes encore en vie. Aujourd’hui, elle en éprouve
encore le trauma, mais ses meurtrissures sont diluées parmi bien
d’autres souvenirs plus terribles. Dans les difficultés d’un quotidien
dénué de tout. «Je suis une croyante, c’est pourquoi je n’ai pas mis
fin à ma vie. Mais il m’arrive souvent, vu ma situation actuelle, de me
demander pourquoi je ne suis pas restée dans cet accident.»

Abandonnées à elles-mêmes, sans le moindre suivi psychologique, sans la
moindre aide financière du gouvernement, les victimes civiles des mines se
cramponnent le plus souvent à une petite ligne de démarcation entre la
vie et la mort. Elles n’ont jamais été aussi normales pour ne pas
penser à l’irréparable. Jamais assez névrosées pour tirer un trait
sur leur vie, parce que soutenues par des membres de la famille ou les
associations villageoises.

«Mais, Dieu sait que nous vivons des situations
impossibles, rappelle papa Bakary Diedhiou. Depuis mon accident, je ne
travaille plus. Je n’ai même pas de maison. C’est un ami qui m’a
prêté où loger avec mes enfants. D’ailleurs, je dois à la vérité de
vous dire que si nous avons formé une association, c’est pour essayer de
trouver des financements qui nous aideraient à mettre sur pied des projets
pour assurer notre survie. Malheureusement, nous avons écrit plusieurs
fois à l’Etat, mais nous n’avons jamais eu de réponse. Les seules
subventions que nous avons, viennent du Conseil rural de Nyassia et de
quelques bonnes volontés. Sinon, nous sommes là…»

A se battre contre
les démons financiers à la petite semaine. Avec les blessures du passé,
les meurtrissures du présent et surtout les cassures d’un avenir déjà
mutilé.

LIRE LE REPORTAGE DE JEAN PAUL MARI SUR LES MINES EN ANGOLA


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