Centrafrique: »Ils nous mettent mal à l’aise »
L’avenue « Combattant » est la grande artère qui relie l’aéroport au centre-ville de Bangui. Pierre Terdjman la sillonne, son appareil de photo en main, comme il le fait depuis plusieurs semaines à Bangui et en Centrafrique. Sa voiture s’arrête à proximité d’une épicerie en gros et détail. La situation est déjà tendue. Une cinquantaine de pillards fracturent les grandes portes, vident les rayons, emportent les sacs de riz, l’huile, le sucre. Des chrétiens de Bangui. À quelques mètres de là, un véhicule militaire français affecte de s’interposer mais les militaires restent immobiles. « Mon chauffeur m’a dit : Monsieur Pierre, les patrons vont arriver. On devrait se reculer. »
Une minute plus tard, trois hommes surgissent, armés de longues machettes. Des commerçants musulmans. Ils se jettent sur les voleurs. Pierre photographie. Celle-ci par exemple, l’image étonnante d’un commerçant en tenue traditionnelle, son calot blanc sur la tête, son corps épais et vieilli tétanisé, suspendu à un mètre du sol, son bras prêt à frapper, la machette brandie à bout portant de l’autre. Et le pillard, détalant de toutes ses jambes, encore blanchi de la farine qu’il vient de voler.
Et tout autour, le saccage, les courses-poursuites, les matraques et les machettes, les marchandises renversées dans un nuage de fine poussière blanche. Une scène de pillage ordinaire. Un moment figé, une petite seconde suspendue, que l’œil humain n’a même pas le temps de retenir. Une image de ce conflit entre frères ennemis à Bangui, chrétiens et musulmans, pillards et notables, milices de la Séléka contre anti-balaka.
Des mois plus tard, Pierre est à Perpignan, son image illustre le catalogue de « Visa » et une exposition raconte la Centrafrique au Couvent des Minimes. Lui a le visage encore brûlé par le soleil d’Afrique et donne le sentiment qu’il n’est pas encore revenu de ses trois mois et demi de reportage.
Il raconte les débuts, l’ambiance étrange et chaleureuse des débuts, la population ouverte, attachante, leur français coloré, les milices de deux camps qui les accueillent, le facile passage de l’un à l’autre des deux côtés du front. Les dix journalistes blancs n’en reviennent pas : « Après l’hostilité de la Syrie ou de l’Irak, on écarquillait les yeux ».
Puis, les premiers réfugiés arrivent et accusent le camp adverse: « Ils nous mettent mal à l’aise ». Entendez, ils nous pourchassent, nous volent, nous tuent.
Et le photographe va commencer la chronique d’une descente aux enfers. Séléka des musulmans contre chrétiens anti-balaka, une ville à feu et sang, cinq cents morts, la petite morgue débordée, les pillages, les viols, les fuyards qu’on extrait des taxis pour découper les corps à la machette, arracher leurs membres. Les images deviennent rouges, pleines de fumée et de poussière, malsaines.
Comme ces deux hommes complètement nus, debout sur le toit d’un taxi jaune, au milieu d’une foule hystérique, des chrétiens qui célèbrent le départ du président musulman.
Le sang, le gin, la bière, l’herbe qu’on sniffe, rendent les combattants incontrôlables. Les militaires français arrivent pour mettre fin aux seules exactions des musulmans de la Séléka. Et les chrétiens de la milice anti-balaka, épargnés, en profitent pour se ruer sur les quartiers musulmans. Le cauchemar. Et des habitants qui commencent à insulter les Français, soldats ou journalistes, pris dans l’engrenage.
Sagement alignées sur les murs d’un couvent à Perpignan, les images de Pierre Terdjman font le récit de cette marche vers le chaos. Quelques mois auront suffi. Désormais, pour les chrétiens et musulmans de Bangui autrefois frères, est venu le temps de la haine, de la vengeance, de la colère et de la séparation par la religion. D’autant qu’aux frontières, les fanatiques de Boko Haram et d’Al-Qaïda guettent. Un poison.
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