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Enfants-soldats: Ces gosses qu’on oblige à tuer

publié le 21/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Dans l’Armée du Seigneur, en Sierra Leone et ailleurs, ils sont des centaines de milliers à brandir la machette et la kalachnikov


C’était il y a un an, à Freetown. La guerre venait de s’arrêter. Ou plutôt, elle n’avait pas encore repris. Les rebelles du Front révolutionnaire uni, le RUF, avaient envahi la capitale. Repoussés, ils s’étaient retirés vers l’intérieur du pays en raflant des enfants et en laissant derrière eux un cortège d’horreurs. En ville, on progressait entre des barrages espacés de 500 mètres. Une corde tendue en travers de la route, une chicane d’où émerge un casque bleu nigérian, un policier en loques à casquette blanche ou parfois un civil, un bras tendu, comme pour arrêter un autobus de banlieue… Surtout ne pas les ignorer.

Celui qui passe sans ralentir, sans le geste amical ou le billet qui en fait office, peut se retrouver sur le bas-côté de la route, face au canon d’un fusil ou entouré de machettes. Chaque barrage est une sorte de feu rouge clignotant, une habitude, un rythme, la respiration de Freetown.

Soudain, au barrage du terrain de golf, de grands cris de douleur. Un officier fait tournoyer une longue cravache. A terre, devant lui, deux civils se tordent sous les coups. Ils ont osé ramasser des branches d’arbre sur le green. Interdit. Nouveaux coups, nouvelles plaintes. A 5 mètres de là, un joueur, très concentré, ajuste son club, tente un putt et le réussit. On roule, en longeant les plus belles plages du continent. Bleu turquoise de la mer, sable blanc, douceur de l’air, puissance de l’océan et délicatesse des bougainvilliers, subtil équilibre entre la force de l’Afrique et le charme des Antilles… Ce pays était béni des dieux.

Avec des habitants réputés chaleureux, des diamants en sous-sol et une université où, dans les années 60, on se pressait pour venir faire ses études. Au bout de la ville, le quartier de Kissy : rues crevées, voitures empilées, arbres
tranchés net par les obus et les balles. Les rebelles du RUF ont réussi à détruire le quartier le plus pauvre de Freetown.

C’est ici que le révérend Richard Cole a fondé la Nahamiah School, école devenue orphelinat et centre de rééducation pour enfants brisés par la guerre. Une soixantaine de gosses dorment à même le sol, en attendant qu’on leur trouve des lits et des pupitres : les rebelles ont tout pillé, les poulaillers et les cahiers. Sulieman Kamara a 12 ans, il en paraît 10, marche pieds nus, en chemise et pantalon usés, et n’a pas un regard pour le soda qu’on lui tend. Un ancien enfant-soldat, lui ? Plutôt un bébé, une petite chose lovée dans un fauteuil trop grand pour lui. Sauf quand il se met à raconter. Il avait 7 ans…

Les cauchemars de Sulieman

Il vivait à Sigbewémé, au sein d’une grande famille : un père vieillissant, une mère fragile et toujours malade qu’il adorait ; des grands-parents et deux autres épouses, d’une autre tribu, qu’on soupçonnait d’empoisonner la mère de Sulieman. Un matin, les rebelles sont entrés dans le village. Le père malade se traînait : « Tu es vieux, tu dois mourir », a dit un combattant. Sulieman l’a vu s’écrouler, exécuté d’une rafale. Sa mère s’est jetée en hurlant sur le corps de son mari : « Pourquoi ? » En guise de réponse, les rebelles l’ont abattue elle aussi. Puis ils ont emmené l’enfant : « Ne regrette rien, a prévenu l’un d’eux. Ni ton village ni ta famille. Rien… Tu m’entends ? »

Dans la brousse, ils sont deux cents gamins, utilisés à couper du bois, à faire la cuisine ou à porter des armes et des munitions trop lourdes, « surtout la mitrailleuse, qui écrase l’épaule ou tire trop fort au bout du bras ». Quand un gamin, trop fatigué, s’écroule, les rebelles le battent à coups de ceinturon et de crosse. Il faut marcher, en avalant l’équivalent de deux cuillères et demie de riz et une demi-cuillère de manioc par jour.

Pendant deux semaines, on les entraîne, au fusil de chasse, au fusil d’assaut et à la mitrailleuse : « Je sais toujours démonter une kalachnikov les yeux fermés », dit Sulieman. On doute. Mais il mime l’opération avec des gestes sûrs, sans erreur. « Ces gosses-là ne mentent pas, monsieur », dit doucement un infirmier.

Quelques semaines plus tard, le groupe de rebelles attaque le village des grands-parents de Sulieman, qui découvre, fou de rage, que sa mère n’est toujours pas enterrée décemment. C’était un vendredi. L’enfant-soldat surprend son grand-père agenouillé en prière : « Tu ne vas pas me tuer, mon fils ? – Ne m’appelle pas mon fils ! », répond Sulieman, qui l’abat de plusieurs balles dans le dos. Il retrouve sa grand-mère, « l’empoisonneuse », dans la chambre voisine et lâche de longues rafales. A la sortie, son chef, surnommé « Killer » – parce qu’il sait égorger ou traîner les prisonniers derrière son véhicule jusqu’à ce qu’ils soient déchiquetés – le félicite.

Désormais, Sulieman est moins battu et participe à la construction de ces petites cases où l’on exécute les prisonniers, les casques bleus nigérians ou les Kamajos, ces groupes de chasseurs traditionnels devenus milices gouvernementales. C’est contre eux qu’on se bat le plus souvent. Au début, Sulieman en avait très peur, parce qu’« ils ont des abeilles dans le nez qu’ils envoient sur nous pendant l’attaque. Ils ont des pouvoirs extraordinaires et peuvent nous sentir, cachés dans un village. Ils ne volent jamais rien mais ne pensent qu’à nous tuer, tous, surtout les enfants-soldats ».

Le chef du RUF met au point une stratégie pour investir les régions difficiles : quatre
Land Rover bourrées d’enfants-soldats déguisés en Kamajos s’avancent à l’entrée du village. « Les habitants nous applaudissaient, nous remettaient des prisonniers rebelles à abattre et qu’on cachait aussitôt. Pendant ce temps, les “grands” venaient à pied par la brousse, attrapaient un ou deux villageois, leur coupaient une main à la machette et les renvoyaient avec un message sur la poitrine : “On arrive demain” ! »

La politique de la terreur.

Les rebelles ont désigné un bourreau, Mohamed Foday, un gosse de 11 ans, surnommé « Coupe-Mains ». La pratique des mutilations a été importée du Liberia voisin, mais les rebelles ont lancé les amputations massives lors de la campagne électorale de 1995. « Le futur est entre vos mains », assurait le slogan du futur président ; « Maintenant, va voter si tu le peux ! », disaient les rebelles. Trois ans plus tard, avec l’arrivée à Freetown d’une colonne de centaines d’amputés, au poignet ou au coude, on découvre le choix proposé aux victimes : « manches courtes » ou « manches longues ». L’année dernière, les rebelles innovent encore en faisant tirer au sort des bouts de papiers, « une main », « un pied », « les deux mains »… Sinistre loterie qui fera des milliers d’invalides, du bébé au vieillard.

Dans le groupe de Sulieman, les mains coupées sont aspergées d’un produit chimique pour éviter la décomposition. Dans un sac, l’enfant en a compté jusqu’à soixante. « On les montrait aux villageois : “Voilà ce qui t’arrivera si tu ne nous aides pas !” » Avant les combats, le chef distribuait beaucoup de ganja à fumer : « Avec ça, vos yeux seront aveugles. Et vous ne regretterez pas vos crimes ! » A l’entrée du village, il hurle : « Kamajos, en avant ! » Et on fusille tous ceux, sympathisants du gouvernement qui s’avancent, trompés. On brûle les maisons et on massacre, beaucoup. Tout le monde tue. Même Sulieman. Combien ?

Il se recroqueville sur sa chaise, compte sur ses doigts, fronce les sourcils, vérifie son résultat et confirme : « Un peu plus de trente personnes, dans deux villages différents. Eux, c’est sûr. Après, je ne sais plus… »

Un jour, les rebelles attrapent une commerçante que le chef veut emmener. Mais la femme se débat, hurle, dit qu’elle s’échappera et alertera les casques bleus. Killer fait appeler Coupe-Mains, qui lui tranche un bras. Puis on demande à Sulieman d’aider à couper les deux jambes de la femme : « Pas facile. On a utilisé des sécateurs pour couper les muscles puis une hache pour briser l’os. » Sulieman mime l’opération : « Comme ça… » La commerçante mutilée rampe sur le sol, implore : le chef l’achève.

Sur sa chaise, l’ancien combattant se tripote le nez, devient soudain absent et dit qu’il a passé deux ans dans son groupe et perdu beaucoup de copains de son âge. Un jour, il est redevenu gamin sans uniforme, s’est infiltré dans un village près de Makeni, a revu sa tante, passé un barrage de casques bleus et pris la première voiture pour Freetown. A son arrivée ici, il se réveillait toutes les nuits en criant que les fantômes de ses victimes attrapaient son bras pour l’emmener dans le monde de l’ombre. Le révérend a beaucoup prié avec lui, pour lui, et le gosse se sent mieux. Il n’a peur que d’une chose : que les rebelles reviennent pour le reprendre.

La longue marche de Sylvester

Sylvester Carpindi a 15 ans, et c’est un garçon solide. Sinon, il n’aurait pas survécu à cinq mois de marche forcée dans la brousse. Il allait à l’école de Njaima Nimekoroh, district de Kono, à 400 kilomètres de Freetown, et sa mère, commerçante, faisait de fréquents aller et retour vers la capitale. Elle était absente pendant le coup d’Etat quand les rebelles sont venus voler la tôle du toit de la maison. Sylvester a récupéré une bâche de l’UNHCR, a attendu sa mère bloquée par les fortes pluies puis, quand la guerre a coupé la route, il s’est résolu à quitter l’école pour travailler dans un garage.

Une fois Freetown dévastée, les rebelles, battus par les casques bleus de l’Ecomog, se sont repliés vers la région des diamants de Kono. « En arrivant, ils ont promis de faire chez nous ce qu’ils n’avaient pas pu faire longtemps dans la capitale : violer, piller, tuer », dit Sylvester. Il se cache dans un faux plafond pourri, qui s’écroule, le livrant aux mains des rebelles. La population terrorisée fuit dans la brousse, meurt de faim et manque de sel. Les rebelles se déguisent en marchands, les attirent, les capturent. Commence alors une longue marche pendant laquelle Sylvester doit porter d’énormes sacs de riz. Surtout ne pas montrer son épuisement : « Un petit porteur s’est effondré devant moi. Il n’en pouvait plus. Un rebelle lui a planté sa baïonnette dans le ventre : “Cela fait mal ? Dis-moi !” Il riait. »

A la pause, les combattants mettent les femmes à nu pour faire la cuisine. Ceux, parmi les gosses, qui détournent le regard sont battus. Puis les hommes violent les femmes en public. Après, ils retirent de la marmite un poulet encore cru et à peine plumé : « Ils nous ont forcés à manger ça. J’ai vomi. » On repart, toujours sous les ordres de « l’Honorable Commandant 5-5-5 », du nom d’une marque de cigarettes. Il n’a qu’un slogan : « N’épargnez aucun être vivant ! » Un jour, en tête de colonne, les gosses croisent un chasseur Kamajo qui ne comprend pas leurs signes discrets d’avertissement. Les rebelles le prennent et le découpent vivant : mains, bras, jambes, tête.

Désormais, ils mutilent tous ceux qu’ils rencontrent. La main sur un tronc d’arbre, un coup de machette : « J’étais chargé de serrer la corde autour du membre pour arrêter l’hémorragie. » On marche quinze heures d’affilée dans la brousse en portant les jerricans d’essence utilisés pour brûler les maisons. Le soir, les porteurs, quarante-deux femmes et vingt-huit jeunes, dorment entassés dans la même case.

Un matin, une femme veut prendre un sac un peu moins lourd que le sien ; les rebelles la tuent sur-le-champ. Ainsi qu’un enfant porteur épuisé qui réclame la mort. Au passage d’un village en flammes, un clou saute d’une planche et blesse au cou une femme du groupe. Comme les munitions se font rares, le chef l’égorge avec sa baïonnette. Près de Koidu, on croise une femme enceinte, très grosse. « Garçon ou fille ? », lui demandent les rebelles. « Ils ont parié 500 dollars sur le sexe de l’enfant, ont éventré la femme pour vérifier puis ont fait cuire la chair en boulettes et l’ont mangée. A cette époque, on crevait de faim. Alors les rebelles tuaient des gens, faisaient fumer la viande, la découpaient en morceaux et la stockaient. Nous, on portait les sacs sur nos épaules. »

Scènes fréquentes. D’ailleurs le chef et certains rebelles utilisent des crânes comme calebasses, pour boire. Après cinq mois, Sylvester a de plus en plus de mal à marcher. Quand les Kamajos attaquent la colonne, l’Honorable Commandant 5-5-5 distribue aux porteurs des fusils sans balles : « J’ai jeté l’arme, dit Sylvester, et j’ai couru longtemps à travers la brousse. Très longtemps. »

Mohamed, le rebelle devenu Kamajo

(voir le reportage photo sur les Kamajos)

Quand Mohamed Camara rejoint le dortoir de l’école, le soir, il faut toujours quelqu’un pour l’accompagner. A 15 ans, c’est encore un garçon frêle et doux, aux yeux tristes, un peu timide, et qui est terrorisé par ce « grand monsieur » qui le poursuit toutes les nuits avec un immense couteau. Peut-être parce que Mohamed a été capturé à 12 ans, au saut du lit, par les rebelles qui venaient d’égorger son père. Mohamed a juste eu le temps de crier à sa mère : « Maman, sauve-toi ! », avant d’être emporté.

Dans la brousse, trois cents jeunes de 9 à 17 ans reçoivent un entraînement sophistiqué. Le matin, on court, on fait des pompes, on rampe ; à midi, cours d’assemblage de l’AK-58, dernière version de la kalachnikov, et pratique intensive du tir : « Nous, on visait des cibles. Les adultes, eux, s’entraînaient à tirer sur nous, à 40 mètres, avec des balles en plastique. Quand ils nous touchaient, le corps nous brûlait longtemps. » Six mois plus tard, le chef ordonne la prise d’un village. Mohamed a peur. On lui fait une injection : « Ma tête a commencé à tourner, je me suis évanoui. Au réveil, je n’avais plus de douleurs, j’étais excité, j’étais le plus fort ! »

A 1 heure du matin, le commando marche sur Njala Konborya, près de Kono. A 6 heures, les plus petits se cachent dans les herbes autour du village ou s’allongent, invisibles, dans les sillons des champs labourés, à bout portant des premiers postes de l’Ecomog et des Kamajos. D’autres gamins en civil sont déjà infiltrés entre les maisons. Quand le gros de la troupe rebelle attaque, tous les enfants ouvrent aussitôt le feu, et les soldats, décimés par ce feu croisé, doivent faire retraite. On brûle les maisons et on partage la population en deux : ceux qui peuvent travailler deviendront esclaves ou porteurs ; les autres, inutiles, sont exécutés à la machette.

Sonné par les combats, Mohamed se retrouve couché dans un marais. Une faim anormale le dévore, il rampe vers une maison, avale ce qu’il trouve et tombe dans un profond sommeil : « En me réveillant, j’ai regardé mes mains pleines de sang et j’ai compris que j’avais tué beaucoup de civils. » On l’appelle, il rejoint les autres. Mais en pleine nuit il marche vers les toilettes, les dépasse, retrouve un copain et tous deux se mettent à courir comme des fous : « On ne voulait pas dormir sur la route de peur de se faire rattraper. Alors on a couru et marché 70 kilomètres en quatorze heures… Jusqu’à la ville de Bo ! »

Mohamed est recueilli par la milice Kamajo : « Chez eux, il y avait beaucoup d’enfants-soldats plus jeunes que moi, de 7, 8 ou 9 ans. Ils sont appréciés, ne connaissent pas la peur, ne courent pas très vite, ne peuvent pas s’enfuir et, s’ils sont coincés, tirent jusqu’à la dernière balle. » Mohamed est un combattant bien entraîné et il ne pense qu’à retrouver sa mère. Les Kamajos l’initient en lui enduisant tout le corps d’une potion magique de couleur sombre qui protège des balles et des obus. A condition de respecter les règles : ne pas voler, ne pas violer, ne jamais abandonner le combat !

Mohamed ne tremble plus, il ouvre la route en éclaireur jusqu’au premier barrage de rebelles, donne le mot de passe : « RUF ? – Suspect ! » Il passe, dort au village ennemi, repère les postes de défense, les sentinelles et revient au matin informer les Kamajos planqués dans la forêt qui attaquent et écrasent leurs adversaires. « On ne faisait pas de prisonniers. Jamais. Les Kamajos déshabillaient les survivants, leur coupaient une oreille ou le sexe et les forçaient à les manger. Avant de les exécuter. »

Les Kamajos, chasseurs traditionnels, croient qu’il faut manger le foie du vaincu pour s’en attribuer la force. Soudain, Mohamed se trouble. « As-tu mangé le foie de tes ennemis ? » Il baisse les yeux : « Oui… quelquefois. » Un jour, on lui a demandé d’égorger deux prisonniers, agenouillés, tête basse, pieds et mains attachés. Il les a décapités à coups de machette : « Comme ils avaient tué mon père au village. »

Le gamin perdu est resté deux ans avec ses frères chasseurs. Toujours dans l’espoir d’une offensive vers le village où sa mère devait l’attendre. Quand les rebelles ont repris Koidu et pourchassé les Kamajos en déroute, son rêve s’est envolé, il a couru entre les villages en flammes et rejoint Makeni. Désarmé par les soldats de l’Ecomog, il est monté dans un camion pour Freetown, a tourné longtemps en rond dans la capitale, s’est fait finalement arrêter par les policiers qui l’ont conduit ici.

Désormais, Mohamed répugne à parler de sa vie dans la brousse, apprend un peu de menuiserie et, quand il croise le révérend, accroche timidement sa chemise et ne lui parle que d’une chose, toujours la même : l’histoire d’un enfant qui voudrait revoir sa mère. P.-S. Mai 2000 : la guerre a repris en Sierra Leone. Les factions ont besoin de troupes fraîches et aguerries et raflent les enfants-soldats. Que vont devenir Sulieman, Sylvester et Mohamed ? Civils mutilés, soldats morts au combat ou impitoyables chefs de guerre ?

JEAN-PAUL MARI

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Un entretien avec le secrétaire général
adjoint des Nations unies


Enfants-soldats : cessons
d’aider ceux qui les arment !

Le Nouvel Observateur. – Il y a cinq ans à peine, vous parliez de 250
000 enfants-soldats, c’est-à-dire des gosses ou des adolescents
armés, en tenue de combat, qui font la guerre, tuent ou sont tués.
Aujourd’hui, vous estimez leur nombre à 300 000. Pourquoi cette
explosion ?

Olara Otunnu. – Parce que les guerres sont de plus en plus des
guerres civiles. On en compte aujourd’hui une bonne trentaine dont
certaines durent depuis très longtemps : quinze ans de guerre au Sri
Lanka, vingt ans en Afghanistan, vingt-cinq ans en Angola, plus de
trente années de combats en Colombie. Quant au Soudan, la guerre
civile y a éclaté en 1957, s’est arrêtée en 1973, a repris en 1983 et
dure toujours… Ces guerres, parfois oubliées, sont toujours
sanglantes, et interminables ! Elles opposent souvent plusieurs
formations militaires : armée, guérilla, rebelles, milices. Des ethnies,
des religions, des régions s’affrontent. Comme aucun camp ne
parvient à tout contrôler, tout s’effondre. Notamment l’économie du
pays.

Au début, les leaders essaient de mobiliser la population au nom de
la défense de la communauté, de la nation, voire de la démocratie.
Les adultes accourent, engagent le combat, puis, avec le temps, ils
sont tués ou se retirent, politiquement déçus. Il devient urgent de
renouveler les troupes, de resserrer les rangs : on fait alors appel aux
enfants. Parfois, les raisons sont plus cyniques. Pour un chef de
guerre, un gosse est un  » outil  » plus malléable, il ne se rend pas
bien compte de ses actes, il est facile à manipuler, à façonner, on
peut lui faire faire ce que l’on veut. Les pires violences, les plus
grandes atrocités – en Sierra Leone, au Rwanda, au Sri Lanka – sont
celles commises par des gamins. Très vite, ils deviennent des
instruments parfaits qui ne posent plus de questions et font ce que
leur chef dit. Pour mieux s’assurer de la population, on ordonne aux
gosses de terroriser, de torturer ou de massacrer leur propre famille
dans le village où ils ont grandi. Ensuite, les enfants, coupables et
salis, maudits par leurs parents et exclus de leur communauté,
deviennent des parias, condamnés à rester avec leur groupe
politique.

N. O. – Sur le terrain, on croise aussi des adolescents qui ont choisi
d’aller se battre…

O. Otunnu. – C’est vrai. Certains répondent à un appel idéologique,
au nom d’un combat pour l’hégémonie d’un groupe ou d’une religion,
comme en Iran ou au Moyen-Orient, par exemple, mais la plupart
sont recrutés de force et n’ont absolument pas le choix. Dans un
pays qui s’est effondré, avec des écoles en ruine, l’absence de
travail, une famille disparue, il ne reste que l’alternative du combat au
sein d’une unité, avec un uniforme pour se vêtir, de quoi manger, un
bout de pouvoir au bout d’une kalachnikov… Cela peut être attirant
pour un enfant en perdition. Les chefs de guerre le savent bien, qui
font parfois massacrer des familles entières et puis viennent dire aux
gosses survivants :  » Voilà ce que « les autres » ont fait à votre famille !
Regardez ! Vous n’avez plus le choix. Venez avec nous.  »

En Amérique latine, en Colombie, au Salvador, au Guatemala, là où
les conflits ont pour base un clivage socio-économique, c’est un
moyen souvent utilisé par les milices paramilitaires ou par la guérilla.
Du coup, il est toujours difficile de savoir qui a réellement massacré
telle ou telle famille. Une fois recrutés, les enfants deviennent des
éléments essentiels dans la guerre, ils savent vite se battre, tuer,
servent aux cuisines, sont violés et utilisés comme esclaves
sexuels, portent les messages, s’infiltrent, jouent les agents de
renseignement ou égorgent une sentinelle. Les enfants, et surtout les
jeunes filles, sont les  » instruments  » préférés des organisateurs de
 » commandos suicides « . Qui se méfierait d’une gamine qui
s’approche en souriant d’un barrage ou d’un poste ? Qui peut
imaginer que sous sa chemise rose il y a une ceinture bourrée
d’explosifs ?

N. O. – Le phénomène est-il limité à certaines régions, aux guerres
du tiers-monde ? Aux zones décrétées sauvages !

O. Otunnu. – Oh, non ! Le phénomène se produit inéluctablement là
où les conditions sont réunies, quel que soit le pays. La guerre au
Kosovo a duré un an et demi à peine, et on a relevé pas mal
d’exemples d’enfants-soldats dans les rangs de l’UCK. Alors
imaginez si le conflit s’était éternisé ! Le Kosovo est pourtant un
conflit  » moderne « , situé en Europe. La guerre de 14-18 a été
farouche, avec une jeunesse qu’on a sacrifiée, mais c’était une
guerre de soldat à soldat, avec peu de victimes civiles, 5% tout au
plus. La Seconde Guerre mondiale a été terrible, surtout vers la fin, à
l’époque des grands bombardements : 45% des victimes étaient des
civils, blessés, tués, déplacés. Aujourd’hui, ce sont des  » guerres à
l’envers « , soldats contre civils, des guerres modernes qui touchent
et emportent femmes et enfants.

L’effondrement de toute base organisée, de toute structure judiciaire
provoque un chaos social et politique qui peut durer des décennies
entières. Un chaos où plus personne ne se donne la peine de
respecter les règles internationales de la guerre – Convention de
Genève, Convention de Protection des Droits de l’Enfant. On oublie
tout, dans ces sociétés en morceaux, même la tradition locale de la
guerre, ses règles, ses tabous, ses lieux saints. Restent des enfants
et leurs fusils, dotés du pouvoir des armes qu’ils font subir à leurs
parents, à leurs professeurs, à leurs anciens maîtres. Toute guerre
qui dure bouleverse les normes et engendre une régression. Elle
s’attaque non seulement aux structures de l’économie mais aussi
aux structures de la société. A son âme. Une fois le conflit terminé, il
est très difficile de reconstruire cela.

N. O. – Quel âge ont la majorité des enfants- soldats ? Entre 15 et 18
ans ? Moins ?

O. Otunnu. – Il est très difficile de faire la différence entre des enfants
de plus ou de moins de 15 ans. Surtout dans des régions rurales
déchirées où on a oublié sa date de naissance et perdu tous les
documents. Voilà pourquoi nous nous battons pour que l’âge de
recrutement soit partout porté de 15 à 18 ans. La plupart des
enfants-soldats ont entre 12 et 16 ans. A 10 ans, ils entrent dans le
monde de la guerre ; à 16 ans, ce sont des vétérans, parfois
couturés de cicatrices. Une chose est certaine : plus de la moitié
des enfants-soldats ont moins de 15 ans et ils disposent d’armes
très maniables, de plus en plus légères. Comme si la guerre était
désormais faite pour eux.

N. O. – Aujourd’hui, dans certains pays, un enfant de 15 ans a le
droit d’être recruté. Des jeunes Occidentaux de 17 ans sont morts au
combat pendant les guerres des Malouines et du Golfe. Vous
insistez pour que la communauté internationale relève ce seuil
jusqu’à 18 ans, mais certains pays, dont les Etats-Unis, s’y
opposent. Où en êtes-vous ?

O. Otunnu. – La bagarre sur le seuil d’âge a duré six ans et elle a été
farouche ! Mais elle est pratiquement terminée. On s’est appuyé sur
la Convention de Protection des Droits de l’Enfant, qui dit clairement
qu’un enfant est quelqu’un de moins de 18 ans. Les Etats-Unis ont
fini par signer cette convention mais ne l’ont pas ratifiée, au nom de
leur souveraineté nationale et de leur conception des droits de la
famille. Ils trouvent le texte  » too intrusive « , trop contraignant, et il y
a encore des bagarres juridiques entre l’Etat fédéral et le reste du
pays. Mais aujourd’hui nous avons abouti à un consensus : pas de
conscription obligatoire, pas de recrutement dans les groupes armés
et pas de combat avant 18 ans. Le volontariat reste ouvert aux
adolescents de 16 ans – la Grande-Bretagne y tient, comme Cuba, la
Corée et Singapour -, mais beaucoup de pays ont déjà inscrit dans la
pratique la limite des 18 ans. Ce texte de consensus doit être
présenté à l’assemblée générale des Nations unies, adopté à
l’automne et signé puis ratifié par chaque Etat. Je pense que le
protocole sera en vigueur en 2001.

N. O. – Un texte, c’est bien. Mais comment le faire appliquer ?

O. Otunnu. – J’ai beau m’être énormément battu pour la conclusion
de ce protocole, je sais bien que le véritable travail à faire est sur le
terrain. L’idée est que la dynamique que nous avons créée pour
obtenir cet instrument juridique soit réorientée sur le plan politique
pour faire pression sur les groupes armés qui utilisent les enfants. La
Banque mondiale, le Pnud (Programme des Nations unies pour le
Développement) et les organismes bilatéraux doivent prendre en
compte certains facteurs objectifs d’une guerre. Pas d’école, pas de
structures d’accueil, pas de survie économique : les enfants iront se
battre.

Une fois la guerre finie, il faut traiter la crise de la jeunesse. Toujours
pas d’école, des gosses dans les rues, sans travail mais habitués
aux armes : ils repartiront dès les premiers combats. Chez eux ou
ailleurs. Les premiers enfants-soldats en Sierra Leone venaient du
Liberia voisin. Aujourd’hui, la guerre a repris. Les enfants-soldats de
Sierra Leone ont à nouveau… un emploi. Les enfants, victimes de la
guerre et laissés à l’abandon, deviennent vite des  » créateurs de
guerre « . Il faut leur donner une alternative, avant et après la guerre !
Sinon se recrée le cercle vicieux entre économie de guerre,
continuation des hostilités, utilisation des enfants, victimisation des
civils.

Le moteur financier de la guerre est l’exploitation des ressources
naturelles d’un pays – or, pétrole, bois, diamants -, et je fais appel
aux acteurs économiques internationaux pour qu’ils prennent leurs
responsabilités sociales et morales. En Sierra Leone, il y a un lien
direct et clair entre les diamants, celui qui les achète, le bijoutier qui
les taille puis les revend, et la guerre. Et donc l’utilisation des enfants
comme tueurs ou chair à canon. Je ne dis pas qu’il ne faut jamais
acheter ! Je dis qu’il y a des cas où le lien est dominant, évident. Et
qu’il faut prendre ses responsabilités. En Sierra Leone, en Angola, au
Congo démocratique ou ailleurs.

N. O. – Et pour les enfants déjà enrôlés, en armes ?

O. Otunnu. – Il faut faire pression sur les groupes armés pour qu’ils
les relâchent, et promouvoir des structures de terrain – ONU, HCR,
Unicef, ONG – pour les récupérer, les soigner psychiquement, les
éduquer et les réinsérer. Lutter dans les communautés en exil – en
Europe de l’Ouest, Suède, Grande-Bretagne, Suisse, Allemagne -,
afin que les diasporas ne recrutent plus leurs enfants kosovars ou
turcs pour les envoyer se battre dans leur pays.

N. O. – Mais quelle efficacité peut-on avoir sur un groupe
d’extrémistes perdu sur une montagne d’Afghanistan, un plateau de
Colombie ou une forêt en Sierra Leone ?

O. Otunnu. – Il n’y a pas un seul – je dis bien : pas un seul – groupe
armé, guérilla ou milice qui ne dépende largement de l’aide
internationale pour mener son combat. Ils ne fabriquent pas leurs
armes mais dépendent des fournisseurs internationaux et des pays
limitrophes. Ils n’ont pas de devises mais dépendent d’autres Etats
ou de multinationales. Et ils sont tous à la recherche d’une bonne
image dans l’opinion internationale. Nous avons là des moyens
d’action, un véritable levier.

N. O. – A condition de vouloir s’en servir.

O. Otunnu. – Exactement. Les groupes armés qui utilisent nos
enfants comme soldats sont accessibles, croyez-moi. Même sur le
plan moral ! Je suis allé au Kosovo, au Sri Lanka, au Soudan, en
Sierra Leone, en Colombie, au Liberia, au Mozambique, au Rwanda,
au Burundi, et j’ai partout rencontré des responsables de groupes
armés. Parfois ils nient recruter des enfants, parfois ils prétendent
les abriter, leur donner une formation, mais ils refusent d’être tenus
pour des esclavagistes… Bref, ils cherchent à s’excuser, à se
justifier ! Parce qu’il y a bien partout une communauté de valeurs. Où
il est dit et reconnu que la notion d’enfant existe. Et que les enfants
ne doivent pas faire la guerre ! Voilà ce qu’il faut proclamer et réussir
à imposer !

Propos recueillis par JEAN-PAUL MARI
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Opinion

S’indigner ne suffit pas !

Je me souviens de ces gamins qui nous terrifiaient à l’approche d’un barrage du Liban, du Sri-Lanka, de l’ex-Zaïre, d’Iran, de Sierra Leone ou d’ailleurs. Ils étaient, ils sont tous les mêmes, visages de bébé et regards de tueur, habitués au front, tendus, doigt facile sur la détente, souvent drogués aux amphétamines, au chanvre, à l’alcool, à la cocaïne, à tout à la fois. Ils ne jouent pas à la guerre, ils sont la guerre. Petits soldats devenus commandos, ils savent miner, tendre une embuscade, attaquer de nuit et égorger une sentinelle.

Certains commencent à manier les armes à 7 ans ; à 9 ans, ils ont déjà tué de leurs mains une trentaine de personnes ; à 14 ans, ce sont des vétérans, le corps couturé de cicatrices et l’âme en morceaux. Trois cent mille enfants de moins de 18 ans sont utilisés comme soldats ; plus de la moitié ont moins de 15 ans !

Verser une larme ne suffit pas, il faut dire haut et fort que c’est inacceptable, un scandale moderne, une barbarie. Signer des conventions internationales ne suffit pas, il faut les faire appliquer sur le terrain. S’indigner ne suffit pas, il faut qualifier l’utilisation militaire des enfants de crime de guerre et faire juger leurs chefs et les responsables politiques.

S’horrifier de la sauvagerie ne suffit pas, il faut que les bijoutiers et les banquiers d’Europe cessent d’acheter les diamants de la Sierra Leone ou le pétrole de l’Angola quand ils servent à financer les kalachnikovs des gosses de guerre. Et il faut aussi une pression politique pour que les Etats du monde entier, Etats-Unis, Grande-Bretagne, France comprise, renoncent, même si le contexte est différent, à recruter des soldats avant l’âge de 18 ans.
Parce que les enfants-soldats qui tuent, brûlent, pillent, violent, torturent, amputent et massacrent sont d’abord des enfants massacrés.

Jean-Paul Mari

Nouvel Observateur – N°1855
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Lire l’autre partie du dossier – Birmanie,Thaïlande – sur les enfants-soldats

 


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